C’est bientôt la rentrée universitaire et avec elle les reportages plein de bons sentiments sur telle lycéenne “de banlieue” (un terme qui a du sens pour un journaliste parisien mais pas pour grand-monde, c’est comme “province”) qui entre à Sciences Po grâce à sa célèbre Convention d’Education Prioritaire. Une façon de redorer chaque année le blason d’une école qui est associée – à juste titre – à la reproduction sociale et la revendication par les élites de leur supériorité morale et intellectuelle. Ces reportages ne disent pas grand chose de la réalité. Car elle est la suivante : la convention n’est qu’une nouvelle façon pour les enfants de bourgeois d’entrer à Sciences Po, comme le raconte cette enquête inédite sur le web, publiée initialement dans le numéro 14 de Frustration (été 2018).
En 2016, plus de 40 % des élèves admis par la filière « convention d’éducation prioritaire » (CEP) de Sciences Po Paris étaient issus de familles CSP+ – pour catégories socio-professionnelles supérieures – selon une étude parue dans Libération en 2017. « Depuis quelques années, il y a à la fois des lycées qui ne sont pas du tout des lieux de mixité sociale qui ont été conventionnés CEP par Sciences Po, type certains lycées ruraux, qui sont tout ce qu’il y a de plus lambda, avec leur lot de bourgeoisie rurale et des gens aisés qui mettent leurs gamins juste pour le lycée, voire juste pour la terminale, dans des lycées conventionnés CEP », précise Garance*, une apprentie journaliste à Sciences Po de 23 ans, non bénéficiaire de cette convention. Un constat terrible alors que ce dispositif, vieux de 17 ans désormais, s’était donné pour objectif de diversifier les profils sociologiques de cette Grande école française, bien connue de nos élites dirigeantes. Une filière parallèle au Bac qui est à l’origine disponible dans sept lycées conventionnés ZEP (zone d’éducation prioritaire), et désormais dans plus d’une centaine éparpillés dans toute la France.
Et c’est à se demander si ce dispositif, issu de la « discrimination positive », n’est pas équivalent aux pratiques d’entreprises qui font du « green washing » ou du « pink washing », afin de dissimuler leurs pratiques salariales derrière un écologisme superficiel ou la promotion toute théorique des droits des minorités. Avec cette convention, Sciences Po ne pratique-t-il pas le « social washing », cachant la forêt de l’élitisme et de la reproduction sociale derrière l’arbre d’une ouverture affichée aux classes populaires ?
Au début des années 2000, Richard Descoings, directeur de l’école, s’inquiète de l’homogénéisation (ô combien surprenante) de ses étudiants : issus des mêmes beaux quartiers parisiens, de parents CSP+ ou, au minimum, de la petite bourgeoisie intellectuelle[1]. Les premiers bénéficiaires du dispositif étaient censés, de manière certes partielle, bousculer cette homogénéité sociale, ou en tous cas lui faire défaut, sans pour autant remettre en cause l’idée même quasi sanctuarisée de Grande école française. Pour ce faire, le dispositif CEP permet aux étudiants de lycées conventionnés de ne pas passer le concours écrit, jugé très sélectif car nécessitant un capital culturel[2], à la fois exigeant et excluant, en préparant des oraux tout au long de l’année de terminale. « Les étudiants doivent présenter un dossier de presse : une note événementielle et une note critique, de culture générale, au jury du lycée. Et c’est lui qui décidera qui pourra ou non passer les oraux de Sciences Po », explique minutieusement le jeune Nassim Larfa, 22 ans, directeur d’ « Ambition Campus », un programme cherchant à garantir de la « mixité sociale ». « Avant 2013, date de la suppression du concours écrit de culture générale, il n’y avait tout simplement pas d’oral de prévu pour les admissibles au concours. Maintenant, ils ont tous, CEP ou non, un oral commun », prend soin de préciser le jeune homme.
Hakim Hallouche est l’un des premiers bénéficiaires de ce dispositif. Il se souvient d’une année très intense à son lycée de banlieue August Blanqui, « une angoisse généralisée » avec le bac à préparer, en parallèle. « Pour nous, la difficulté, c’est qu’on était la première année. Personne ne connaissait Sciences Po dans ma génération. On se demandait “en quoi sommes-nous intéressants pour Sciences Po ?” », ajoute-t-il, singeant l’air étonné.
Hakim Hallouche affirme avoir vécu « cinq années merveilleuses à Sciences Po », tellement qu’il y sera finalement vite revenu. Barbe rigoureuse et chemise à carreaux bien repassée, cet ex-bénéficiaire a désormais son propre bureau dans les locaux de Sciences Po, dont la vue donne sur la grande cour de l’école. Depuis la fin de ses études, il a travaillé dans plusieurs ONG ou fondations, car « mon rêve, c’était de pouvoir changer les choses. Et je me suis dit que le mieux, c’était de contribuer à des projets très concrets », avant de revenir à Sciences Po, chargé de « tous les programmes d’innovation sociale » depuis maintenant une dizaine d’années. « C’est une proposition qui m’a été faite par Sciences Po, pour le poste », se remémore-t-il. Très fier de son programme, de sa position actuelle au sein de l’établissement et un brin formaté, il regarde avec une attention toute particulière sa petite fiche « bilan CEP » accrochée sur son mur. Il se met ensuite à énumérer, fièrement, les chiffres qui résument selon lui quinze ans d’existence du dispositif : « 11 000 candidats depuis 2001, 106 lycées partenaires, 158 admis l’année dernière et, au total depuis 2001, 1769 admis. Parmi les 11 000, beaucoup ont eu des mentions au Bac ! »
15 ans après, une superficielle « diversité sociale »
De bons chiffres, certes, mais qui ne masquent cependant pas le constat accablant d’une faible diversification sociale au sein des bénéficiaires pendant toutes ces années. La raison principale est la prise en considération de critères géographiques d’éloignement culturel de Paris. De nombreux lycées ruraux peuplés d’élèves issus de la petite bourgeoisie provinciale au bon capital culturel – enfants de médecins, d’enseignants, etc. – ont donc intégré le dispositif CEP, initialement à destination des moins fortunés. Maxime Martinez, étudiant en journalisme âgé de 22 ans, est quant à lui passé par le dispositif en 2013 au lycée Auguste Blanqui de Saint-Ouen, en banlieue parisienne. Dix ans après Hakim Hallouche, c’était à son tour de tenter la sacro-sainte Sciences Po. Prudent, il relativise les contradictions que rencontre le dispositif : « Certes, tu peux habiter par exemple au fin fond de la Gironde, avec des problèmes d’isolement. Mais il peut aussi s’agir de petite bourgeoisie provinciale dont les parents travaillent à Bordeaux. C’est ça aussi qui a fait l’embourgeoisement des CEP ces derniers temps. Avoir la marque conventionnée Sciences Po, c’est quelque chose de prestigieux, les directeurs de lycée en raffolent, en plus d’attirer des élèves. » Étienne*, 20 ans, incarne selon lui ce qu’il désigne comme un « effet pervers ». Issu d’une « classe moyenne sans difficultés financières, de parents cultivés », il raconte, non sans une certaine franchise, que son lycée conventionné Georges Brassens à Neufchâtel-en-Bray en Normandie « n’était pas mon lycée de secteur car, à l’origine, j’étais dans un lycée privé, et la convention nous a attirés moi et ma famille ». « Il y a déjà un biais de sélection dans l’atelier car ce ne sont pas les plus pauvres forcément qui sont sélectionnés. On était six ou sept dans ce cas, et deux sur trois des admis à Sciences Po étaient issus de famille de parents profs par exemple », complète t-il, amer. Étienne ne rentrera finalement pas à Sciences Po avec l’aide de la convention, mais à la prestigieuse ENS et à l’élitiste et très libérale HEC, après avoir effectué une Khâgne BL (classe préparatoire aux grandes écoles lettres et sciences sociales). Un parcours classique, en somme.
Nassim Larfa se veut encore plus rassurant, jusqu’à positiver une situation quasi-ironique : « Au moins, ces personnes peuvent porter certains problèmes sociaux constatés dans ces lycées à Sciences Po, quel que soit leur milieux d’origine. Ils ont, en théorie, fait toute leur scolarité en ZEP ». Christelle Lebreton, 33 ans, bénéficiaire du dispositif la même année qu’Hakim Hallouche, y voit une certaine « rançon de la gloire », mais reste malgré tout très mesurée, « cela veut dire que ça fonctionne, tant mieux d’un côté. Si les élèves ont une chance, qu’ils la prennent, c’est normal. Il ne faut juste pas dévoyer ce système. Car c’est une vraie chance pour des élèves qui ont des barrières psychologiques, sociales, familiales. C’est une chance, il ne faut pas oublier pourquoi on l’a créée. Il faut garder l’essence militante du dispositif. Il faut aller chercher ces jeunes avec ce dispositif. »
Elle propose de passer l’information par des « associations », elle qui a travaillé « dans la politique de la ville pendant sept ans. Maintenant que le dispositif fonctionne et qu’on le sait, ajoute t-elle, sereine, il faut passer à l’étape supérieure ». Le désormais employé de Sciences Po Hakim Hallouche, en ardent défenseur de son programme, relativise, lui aussi, ce chiffre de 40 % d’étudiants issus de familles CSP+, car « quand vous regardez, ce sont des CSP, une catégorie obsolète pensée dans les années 1950 avec un état du marché du travail particulier. Vous pouvez être enfant de prof avec un solide capital culturel mais être boursier. Vous avez la catégorie artisan, dans laquelle sont comptabilisés des chauffeurs de taxi », avant de poursuivre, sûr de lui, « d’une certaine manière, on contribue à la mixité sociale dans ces lycées. On est dans un partenariat, avec les lycées, et aucun n’a souhaité sortir du dispositif ».
Or, parmi ces lycées, certains ne mériteraient cependant pas d’être sponsorisés « CEP ». C’est d’ailleurs l’avis de Tamara Bouhl, étudiante à Sciences Po : « J’étais au lycée Jean-Victor Poncelet, l’un des tous premiers conventionnés, à Saint-Avold, près de Metz. Il y a quinze ans, on pouvait dire que c’était un peu craignos. Mais aujourd’hui, ça n’a rien à voir avec un lycée de banlieue parisienne. Je n’ai jamais eu de prof absent tout un semestre par exemple », raconte-t-elle, avant d’ajouter venir d’une « classe moyenne qui n’a franchement pas à se plaindre… »
Les conventions, des marqueurs sociaux parfois excluants
Afin de remédier au problème d’homogénéisation sociale dans les CEP, Sciences Po a mis en place une clause qui stipule que ne « peuvent disposer de la CEP que des élèves scolarisés depuis la seconde », tempère Hakim Hallouche. Maxime Martinez, de son côté, reste aujourd’hui très actif afin d’aider les futurs volontaires : « J’ai mis en place, avec les équipes de l’atelier et les lycéens qui ont été admis les années suivantes, un système d’entraide entre les anciens CEP admis et les lycéens qui tentent cette aventure chaque année. Donc on vient les aider le mercredi après-midi à l’atelier, on corrige leurs dossiers, on leur fait passer des oraux, etc. », explique-t-il, avant d’ajouter, enthousiaste, que « les ateliers créent du collectif, de l’émulation entre les lycéens qui se révèlent parfois dans l’année. ». Une émulation collective, il en faut. Car ils sont nombreux à ne pas se sentir légitimes, que ce « n’est pas pour eux », regrette Nassim Larfa. « Il y a beaucoup d’autocensure chez certains, (qui disent) “je n’ai pas le potentiel”, ainsi de suite. »
Un sentiment que confirme Hakim Hallouche, se remémorant une première année « très dure », en tant qu’étudiant. Le stade de la L1 n’est en effet pas des plus aisés à passer et est vécu par beaucoup comme un véritable « choc culturel ». Un long temps d’adaptation est ainsi souvent nécessaire face à un environnement social nouveau, pour ne pas dire déroutant, et l’impératif de rattraper un retard abyssal en termes de culture générale. Par conséquent, il est assez courant que des personnes issues de ce dispositif et de milieux sociaux peu privilégiés redoublent leur première année à Sciences Po. « La première année était un choc pour moi. On était un lycée plutôt bon, mais il y avait plein de choses qui nous manquaient, notamment en matière de culture générale. Des habitudes culturelles très différentes, aussi », se remémore Christelle Lebreton, avant d’ajouter, sourire aux lèvres : « de temps en temps, il y avait des sujets abordés dont je n’avais jamais entendu parler. C’était une autre façon de vivre, j’avais une vie de banlieusarde. Dans ma cité, je n’allais pas boire de café. Les premières fois où j’ai entendu dire que des gens allaient à Amsterdam, j’ai eu un petit temps pour réaliser le fait d’organiser des week-ends de ce type ».
Le fait d’être étiqueté « CEP » peut être un marqueur social fort et discriminant à Sciences Po. « Je pense qu’il y a moins de débats sur le CEP et sa légitimité aujourd’hui. J’ai moins de contacts, mais je suis revenu pour les dix ans. On garde aujourd’hui la même idée, militante, qui est de faire bouger les choses, comme avec Richard Descoings, à l’époque. C’est devenu plus acquis aujourd’hui, c’est rentré dans les mœurs. Il y a moins de suspicions sur ces jeunes », se rassure Christelle Lebreton. Or, selon l’étudiante en journalisme Garance*, encore aujourd’hui, « tu peux entendre des trucs comme “ah machin ? C’est un CEP”, sous-entendu il n’a pas passé le concours ». « Personnellement, je n’ai pas ressenti de discrimination sur le fait d’être passé par le CEP. Je suis moins typé, ça joue aussi. Mes amis maghrébins me disent que certains ont entendu qu’ils ne méritaient pas d’être ici, la première année, et n’avaient pas leur place. Même s’il faut préciser que ce genre de propos tenus est très loin d’être général à l’IEP », relativise cependant Maxime Martinez.
Des remarques, en 2001, Christelle Lebreton en a connu plus d’une : « Toute la première année, on a entendu que nous n’étions pas légitimes, toute la deuxième année et même un peu après ! », ironise-t-elle. « Ça avait créé un débat de fond à Sciences Po, ce dispositif. On entendait un peu partout de différentes manières. “C’est bien, même si c’est pas le concours”, un petit côté condescendant sympathique ou sinon, de manière plus radicale “vous n’avez rien à faire là, de toute façon, vous tiendrez pas les cinq ans” ». « On a eu plusieurs majors de promo en première année, et ça a tout de suite calmé beaucoup de personnes », se souvient Hakim Hallouche.
Aux classes populaires de s’adapter pour légitimer Sciences Po
Qu’en est-il de ces lycéens, pourtant boursiers et qui souhaiteraient bénéficier de ce dispositif, mais qui ne sont malheureusement pas scolarisés dans un lycée conventionné ? « On a soulevé cette question, qui est une forme d’inégalité entre lycéens. Mais Sciences Po ne peut pas conventionner tous les lycées de ZEP de France, il y a des capacités de gestion limitées. En parallèle, nous souhaitons lancer “Premier Campus” : on choisit des élèves boursiers et on leur permet d’avoir une formation bilingue dès la seconde, de prise de note, de vocabulaire, etc., pour qu’ils disposent du même bagage intellectuel. Pour l’instant, on est à douze lycées, pas forcément CEP. Il s’agit d’une expérimentation sur six ans, et ce n’est que le début. » Pour le moment, les débuts semblent en effet timides : seulement 50 lycéens sélectionnés dans des lycées partenaires exclusivement en île de France, sur trois ans[3]. Fort heureusement, les recalés pourront tenter leur chance à l’École nationale d’administration (ENA) version banlieue grâce à l’ « académie des leaders » – à ne pas confondre avec le « klub des loosers », groupe de hip-hop –, annoncée fin avril par l’ancien ministre Jean-Louis Borloo, auteur du dernier « Plan banlieue ».
Or, le problème ne serait-il pas plutôt d’ordre structurel, de Grandes écoles françaises intrinsèquement inégalitaires et parisianistes, de tradition jacobine et dont le socle repose, pour l’essentiel, sur de la reproduction sociale ? Ces rares dispositifs satellitaires, très accessoires, renforceraient paradoxalement et indirectement la prétendue légitimité de ces institutions bourgeoises, comme si c’était aux enfants des milieux populaires de faire plus d’efforts afin de rejoindre et de s’adapter à une élite souvent fantasmée et adulée. Par conséquent, ce type de convention favorise indirectement l’exclusion et l’auto-émancipation de ces écoles dans des forteresses définitivement coupées d’un monde universitaire en perdition, en particulier depuis la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (dite loi LRU ou loi Pécresse).
Dans une « société du concours[7] » où la sélection universitaire via « Parcoursup » commence à s’imposer dans les esprits comme la meilleure alternative, face à un tirage au sort jugé légitimement injuste, la perspective d’une réflexion plus globale du système académique semble s’éloigner un peu plus. En parallèle, un « oral de la maturité » – comprendre par là de sélection naturelle –, très « Grand O » de Sciences Po l’auteur du rapport étant l’ancien directeur de l’Institut d’études politiques de Lille, Pierre Mathiot, s’imposera désormais comme un passage obligé de fin d’année de terminale, avec comme conséquence de sanctionner et d’enfoncer un peu plus les enfants issus des milieux populaires bénéficiant d’un fragile capital culturel et linguistique. Peut-être qu’un jour, qui sait, les lycées conventionnés renforceront ou créeront des filières spécialisées type CEP afin d’aider les enfants de milieux populaires à passer le Grand Oral de fin d’année de terminale, et la boucle sera ainsi bouclée.
Selim Derkaoui
Pourquoi il faut supprimer les grandes écoles
La réforme de l’université vise, selon ses défenseurs, à mettre fin à une situation hypocrite : On ouvre large les portes d’une institution qui n’a pas les moyens de cet accueil, et il en résulte une sélection par l’échec du fait des mauvaises conditions d’enseignement. La mise en oeuvre de la sélection serait en effet la seule solution s’il était impossible de trouver des sources de financement de la démocratisation des études supérieures. Or, de l’argent il y en a, dans les caisses des grandes écoles !
L’Etat dépense en moyenne 10.576 euros pour un étudiant à l’université et 15.052 euros pour un étudiant de classes préparatoires aux grandes écoles, où l’accès est très sélectif. Bons lycées et bons dossiers étant les seuls critères, elles sont composées de 49,5% d’enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures, catégorie qui représente un dixième de la population, et 16,5% d’enfants d’ouvriers et d’employés, selon l’Observatoire des inégalités, ces deux catégories socioprofessionnelles regroupant près de la moitié des Français. Les lycéens les mieux nés sont donc choyés, encadrés, protégés, et les autres livrés à des universités où l’anonymat, le sureffectif et le manque d’entretien règnent. Le mépris, voilà ce qu’on ressent quand on entre à l’université. Tandis que vos pairs enfants de bourgeois sont choyés par la société qui leur offre des classes préparatoires où on leur explique dès leur 18 ans qu’ils sont l’élite de la Nation, vous êtes parqués dans d’immenses amphithéâtres en alternance avec des “travaux dirigés” où les effectifs peuvent être tout aussi pléthoriques. Une grande partie de vos enseignants sont des doctorants qui galèrent sur leur thèse et enchaînent des CDD d’un an ou des vacations (souvent payées une fois tous les 6 mois) et l’administration n’a ni les moyens ni l’envie de se mêler de votre intégration sociale, là où grandes écoles rivalisent d’imagination pour former une élite soudée et solidaire.
Sous couvert de former une “élite” compétente et juste, capable de former les dirigeants économiques et politiques du pays, les grandes écoles ont été pensées, dès leur origine, comme un canal de domination sociale. Fondateur de l’Ecole Libre des sciences politiques, devenu depuis Science Po, Emile Boutmy, au moment même où la Commune de Paris naissante donnait des sueurs froides aux classes dominantes, donna une justification fort éclairante sur l’existence de grandes écoles : “Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie.” (Quelques idées sur la création d’une faculté libre d’enseignement supérieur, février 1871)
Hormis donc du point de vue de la bourgeoisie, rien ne justifie, en terme moral, l’existence de cette éducation à deux vitesses : les enfants de riches sont choyés, encadrés, parfois même payés pour étudier – c’est le cas des étudiants de l’Ecole Normale Supérieure par exemple, qui touchent un salaire – dispositif créé à l’origine pour permettre à des pauvres d’y étudier, mais qui bénéficient en réalité à la majorité d’enfants de cadres – 53% – qui la composent, alors que les enfants d’ouvriers y sont largement sous-représentés : 2,7%. Les enfants de classes populaires et de classes moyennes sont livrés à eux-même et très peu valorisés dans des années pourtant décisives pour leur avenir.
Un seul système, qui donne sa chance à toutes et tous, qui ne donne pas plus à ceux qui ont déjà tout et moins à ceux qui en auraient le plus besoin, voilà ce qu’on pourrait imaginer comme alternative à la sélection. Cela ne signifie pas que tout le monde aurait accès à tout, mais que cet accès serait déterminé par le travail, le talent et la passion, et non par son origine sociale. Cela implique des pédagogies adaptées, un droit à l’échec et à la progression, ainsi qu’un encadrement qui permettrait de réduire le gouffre immense entre lycée et fac, actuellement responsable du taux d’échec. La fusion entre les universités et les grandes écoles serait une solution viable, qui impliquerait certes de contrer les intérêts reproductifs de la bourgeoisie, maintenu artificiellement par le culte d’une méritocratie qui ne doit finalement rien au mérite. Cette réforme-là est essentielle à la valeur d’égalité, sans cesse bafouée, en particulier dans notre système éducatif.
Nicolas Framont
* Les prénoms et noms ont été modifiés.
[1] Une reproduction sociale des « élites » que dénonçait déjà, en 1970, Pierre Bourdieu, dans son célèbre ouvrage La Reproduction.
[2] Malgré la tardive suppression du concours de culture générale, en 2013.
[3] Voir le dossier de présentation sur le site Internet de Sciences Po