Une éducatrice spécialisée nous raconte son expérience à la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) en période épidémique.
Ce témoignage pour faire part de mes dernières frustrations, vécues dans le cadre de mon travail en cette période de crise sanitaire. Comme le souligne très justement Jane M. dans son témoignage sur le travail social en période de confinement, « on entend peu de travailleurs sociaux de terrain, alors qu’ils sont les témoins directs des injustices sociales quotidiennes ». Et parce que mon administration refuse d’entendre « ces agents », en rendre compte ici me permettra peut être de retrouver un peu de dignité.
Educatrice de formation, je travaille pour la Protection Judiciaire de la Jeunesse depuis quelques années, en intervenant auprès d’enfants, adolescents et jeunes majeurs, ayant pour la plupart entre 13 et 21 ans. Cette administration du ministère de la justice a le devoir de veiller sur eux, et à leur « bonne évolution ». Eviter la « récidive » aux mineurs et jeunes majeurs qui lui sont confiés fait partie de ses missions, les protéger c’est son devoir, ce qui fonde son existence depuis l’ordonnance du 2 février 1945.
Ça remonte à loin, aux bagnes d’enfants et à la mutinerie de Belle-Ile, à tous ces enfants qui se sont révoltés et à ceux, artistes et journalistes qui ont contribué à défendre leur cause. A cette époque, la société n’avait plus peur de sa jeunesse, et aujourd’hui encore la justice reconnait que ces adolescents, malgré leur majorité et malgré leurs délits ont toujours besoin d’être protégés.
Elle reste malgré cela dépendante des orientations politiques des gouvernements qui se succèdent, chacun ayant à cœur de marquer son passage par toujours plus de répressions à l’égard des mineurs. Aussi, si la délinquance des mineurs n’a pas augmenté depuis 15 ans, les réponses pénales ne cessent de se durcir et l’enfermement de ces adolescents augmente de façon considérable. A ceux qui par le passé étaient incarcérés en « quartiers mineurs », s’ajoute aujourd’hui tous ceux détenus en Etablissements Pénitentiaires pour Mineurs (9 EPM en France pouvant accueillir jusqu’à 60 mineurs) ainsi que ceux placés en Centres Educatifs Fermés (51 CEF actuellement pouvant accueillir jusqu’à 12 mineurs pour une durée de 6 mois). Le projet de loi de programmation et de réforme pour la justice prévoit la création de 20 nouveaux centres éducatifs fermés d’ici 2022, au détriment des lieux d’accueil et d’hébergement. Au détriment également des services d’insertion. Quand aux services de milieu ouvert, dont la mission première est d’assurer un accompagnement éducatif souple, au plus près des besoins de chaque jeune, ils sont de plus en plus accaparés par la mise en œuvre de mesures de contrôle et de probation (Contrôle Judiciaire/Travail d’Intérêt Générale /Sursis avec Mise à l’Epreuve). Les éducateurs PJJ se transforment alors lentement mais sûrement en contrôleurs judiciaires.
Après les annonces du gouvernement en mars dernier, les services de milieu ouvert et les services d’insertion ont été fermés, contrairement aux services d’hébergement, de détention, et aux centres éducatifs fermés. Dans ce contexte de crise sanitaire, la PJJ a choisi de réduire le nombre de jeunes placés dans ses foyers collectifs, en privilégiant leur retour en famille, ou leur placement en famille d’accueil. En ce qui concerne ses lieux de privation de liberté (Centres Educatifs Fermés, Etablissements Pénitentiaires pour Mineurs, Quartiers Mineurs), ils sont quant à eux restés ouverts, et contrairement aux recommandations de l’ONU, très peu de jeunes détenus ou placés dans ces centres fermés ont à ma connaissance pu bénéficier d’aménagement de peine, ou de main levée de placement. Dans ce contexte où la protection de la population fait l’objet de nombreux débats, la PJJ concentre ses interventions sur le volet pénal et sécuritaire.
Certains « jeunes majeurs » que j’accompagne se sont retrouvés dès le début du confinement en rupture avec leur famille, et mis à la porte de chez eux. J’ai sollicité ma hiérarchie afin qu’ils puissent bénéficier d’un placement au sein d’un foyer PJJ puisqu’elle a toujours une mesure éducative pour eux. Malgré cela, et malgré le fait que les collectifs de jeunes au sein de ses établissements aient été fortement réduits, ma demande a été refusée au motif de leur majorité passée. Exemple de plus de l’hypocrisie sociale, relayée par le ministère de la justice, qui accorde une mesure de protection judiciaire jusqu’aux 21 ans de ces jeunes, tout en leur refusant l’accès à certains de ses services, en l’occurrence ici à ses places d’hébergement.
A ce contexte sanitaire morbide et anxiogène, s’ajoute alors des sentiments d’abandon et de solitude, les fragilisant davantage encore. Au final, et parce que le confinement limite les déplacements, ils seront verbalisés à plusieurs reprises, jusqu’à leur placement en garde en vue pour récidive de non respect du confinement. Double peine une fois encore, pour ces jeunes en proie à un sentiment d’injustice croissant.
Est-ce vraiment un hasard que ces contrôles et ces réponses pénales arrivent au moment où le « déconfinement » vient d’être annoncé sous couvert de réduire les « inégalités » scolaires et sociales ? Est-ce un hasard que les médias nous martèlent au même moment que « les banlieues brûlent » ? Est-ce pour illustrer que les institutions sociales (écoles, justice, et associations) ne remplissent plus leurs missions de service public? Qu’attend-on réellement de ces institutions si on ne leur donne pas les moyens d’agir, sinon de mettre en exergue l’urgence de la reprise économique, tout en accentuant les sentiments d’injustice et de révoltes auprès des plus exposés sur le plan social ?
Une éducatrice spécialisée
« Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus
L’injustice passera-t-elle pour justice ?
Nos défaites, voyez-vous,
Ne prouvent rien, sinon
Que nous sommes trop peu nombreux
À lutter contre l’infamie,
Et nous attendons de ceux qui regardent
Qu’ils éprouvent au moins quelque honte. »
Bertolt Brecht, extrait de « Nos défaites ne prouvent rien »