logo_frustration
U

La guerre, cette industrie de la mort à grande échelle, nous entoure. Elle fait partie de l’actualité, a lieu dans différents pays, à différentes époques, nourrit nos romans nationaux et nos programmes scolaires, mais elle fait aussi partie de notre culture : livres, chansons, films, séries, jeux vidéo… Elle devient parfois un objet extrêmement esthétique, dans lequel on se projette, qu’on peut même trouver beau. Des war romcoms aux warfluenceuses, ce n’est pas tant la guerre en elle-même que la glamourisation du militaire que l’on cherche à nous rendre sympathique, mais bien l’Occident qui mène la guerre au monde. 

Amour, gloire et déshumanisation du monde non-occidental

En 2022 sortait Nos coeurs meurtris sur Netflix, gros carton, le film s’est classé n°1 dans plusieurs pays dans les jours suivant sa sortie, il a battu des records de millions d’heures de visionnage. L’histoire est la suivante : Luke, un soldat engagé dans la guerre en Irak, rencontre Cassie, présentée comme très progressiste (drapeaux Black Lives Matter et LGBTQI+ chez elle), elle est pacifiste et dénonce le gouvernement Étasunien. C’est une histoire de “Enemies to lovers”, autrement dit, ils se détestent, mais ils vont faire semblant de s’aimer et se marier pour toucher l’argent de la mutuelle de l’armée dont ils ont tous les deux besoin, et ils vont s’aimer à la fin pour de vrai.

Leur histoire sera chaotique au départ, Luke et ses potes de l’armée rappelant sans cesse à Cassie à quel point c’est une gauchiste idéaliste hypocrite : en plein dîner, elle est choquée lorsque Armando, un Marine, porte un toast à “tous ces Arabes qu’on va traquer”. Les gars de l’armée rétorquent alors à Cassie : “Mais tu veux quoi? Qu’on leur apprenne les pronoms ?”, ou encore “C’est bien beau tes discours girl’s power, mais nous on va sur le terrain tuer des terroristes, protéger vos droits concrètement et défendre la démocratie”. Ces affirmations ne sont jamais questionnées, approfondies : les soldats des pays Occidentaux débarquent dans des pays africains ou arabes pour défendre la démocratie, point barre, tel est le narratif auquel on doit se tenir.

Les soldats des pays Occidentaux débarquent dans des pays africains ou arabes pour défendre la démocratie, point barre, tel est le narratif auquel on doit se tenir.

Cassie tombera finalement amoureuse de Luke et finira par chanter les louanges des soldats Américains qu’elle appellera des héros (“Je dédie cette chanson à tous les courageux soldats qui servent le pays à l’autre bout du monde”).

Nos coeurs meurtris, c’est typiquement une war romcom : la guerre est un prétexte pour nourrir la trame narrative dramatique d’une histoire d’amour impossible (ils s’aiment, il est en mission, c’est dangereux, elle l’attend, il est blessé au combat, etc.). Au-delà de s’inscrire parfaitement dans les clichés romantiques, les war romcoms véhiculent aussi des stéréotypes de genre très marqués : les hommes, forts et virils, musclés tatoués, qui vont faire la guerre comme des bonhommes, pendant que leurs jolies copines/femmes au physique hyper normé les attendent gentiment à la maison, inquiètes et rêvassantes. D’ailleurs, elles sont en général plutôt idéalistes et anti-guerre à la base, mais finissent vite par se rallier à la cause militariste occidentale par amour. Ce qui montre qu’en fait, elles n’ont pas vraiment de conviction, elles finissent par s’y faire, au patriotisme, à l’idée que leur mec tue des Arabes à l’autre bout du monde pour sauver la “démocratie”.

Au-delà de s’inscrire parfaitement dans les clichés romantiques, les war romcoms véhiculent aussi des stéréotypes de genre très marqués : les hommes, forts et virils, musclés tatoués, qui vont faire la guerre comme des bonhommes, pendant que leurs jolies copines/femmes au physique hyper normé les attendent gentiment à la maison, inquiètes et rêvassantes.

En même temps, pour leur défense, qui n’aurait pas envie de se lier corps et âme à Channing Tatum dans Dear John, une autre war romcom, quand bien même son personnage s’engage volontairement à tuer des Afghans, dans une guerre bien réelle qui a duré vingt ans et a totalement détruit le pays, faisant a minima 160 000 victimes afghanes ? Idem pour Luke dans Nos coeurs meurtris, qui s’engage lui en Irak, dans une guerre qui a duré huit ans et fait selon certaines estimations 600 000 victimes irakiennes, directes et indirectes.

Channing Tatum en mission
Channing Tatum en vacances

La glamourisation de la guerre, c’est Channing Tatum dans Dear John, Zac Efron dans The Lucky one, Nicholas Galitzine dans Nos coeurs meurtris, Liam Hemsworth dans Amour et honneur, c’est tous ces beaux gosses, sexy mais aussi romantiques, tout en muscles et en humanité, qui nous lient aux discours de la “guerre obligée”, de la supériorité morale occidentale, qui nous font oublier que leurs personnages participent à détruire des pays entiers et à la déshumanisation des non-Occidentaux. Cette glamourisation passe aussi par tous les films sur la guerre sans forcément d’histoire d’amour, mais dans lesquels les acteurs, représentant les Occidentaux, sont des beaux gosses auxquels on s’attache. 

Voici un petit florilège des films de guerre “BGifiants” : Fury avec Brad Pitt, Inglorious Basterds avec Brad Pitt, American Sniper avec Bradley Cooper, ‘71 avec Jack O’Connell, Invincible avec Jack O’Connell, La chute du faucon noir et sa clique de BG (Orlando Bloom, Josh Harnett, Tom Hardy, Eric Bana), Pearl Harbor avec une partie de la clique (Ben Affleck, Josh Harnett), Du sang et des larmes (Taylor Kitsch, Mark Wahlberg, Eric Bana)…

La glamourisation de la guerre, c’est Channing Tatum dans Dear John, Zac Efron dans The Lucky one, Nicholas Galitzine dans Nos coeurs meurtris, Liam Hemsworth dans Amour et honneur, c’est tous ces beaux gosses, sexy mais aussi romantiques, tout en muscles et en humanité, qui nous lient aux discours de la “guerre obligée”, de la supériorité morale occidentale, qui nous font oublier que leurs personnages participent à détruire des pays entiers et à la déshumanisation des non-Occidentaux.

Au contraire des personnages Occidentaux, les Arabes ou les Africains, quand ils sont présents dans ces films (romcom ou non), n’ont souvent pas de noms, ils sont menteurs, ils se font passer pour des victimes sans en être, ils ne font que monter des embuscades pour tuer des Occidentaux (qui eux sont toujours montrés comme des pacificateurs et des victimes), ils ont des turbans et ils font peur. Ils n’ont pas de familles, pas d’histoires, pas d’émotions, ils sont comme des ombres, ils n’incarnent que la peur, la méchanceté, la violence, et pour les femmes, la soumission.

Luke en Irak, une femme voilée au fond
John en Afghanistan dans Dear John
Décor d’Afghanistan dans Dear John
Familles des soldats dans Du sang et des larmes
 John et Savannah, plus sexy
Jeune Afghan dans le même film

Les Occidentaux au contraire, tout nous ramène à leur humanité : ce sont les personnages principaux, on suit leurs aventures sentimentales, on suit leurs tentatives de reconnexion avec leurs papas qui ne leur a jamais dit “I’m proud of you, son”, on voit leurs femmes, leurs amis, leurs enfants, leurs jolis corps, on les voit tristes, fatigués, leur maison leur manque, on les voit rire, faire des blagues entre boys, on les voit galérer sur le terrain, on les voit blessés et souffrir, et parfois mourir, et tout nous pousse à pleurer. Hollywood sait très bien faire ça, accompagner les scènes difficiles de musique triste, gros plan, voix tremblante, promesse de dire au fils, au père ou à la fiancée que le soldat tombé les a aimés.

Femmes au front mais surtout désirables : bienvenue dans le progrès

La glamourisation du militaire, notamment occidental, passe aussi par une “sexification” des soldates : aux ténèbres musulmanes, aux femmes voilées qui n’ont pas de noms et sur lesquelles on projette tant de haine et de fantasmes, répondent des images d’Israéliennes, de Kurdes ou d’Étasuniennes aux cheveux dans le vent, aux lèvres en cul de poule et au cul bien moulé. Démocratie vs. barbarie. Les femmes sont encore une fois le champ de bataille (sans mauvais jeux de mots) idéologique de l’Occident, qui use de la (soi-disant) liberté de “ses” femmes comme argument d’une conquête militaire nécessaire, d’une supériorité morale, et in fine, comme justification pour détruire des cultures jugées archaïques. 

Je voudrais rappeler ici quelques citations d’illustres personnages, afin de bien comprendre l’ampleur de la déshumanisation des femmes musulmanes : “La culture du viol, c’est une spécialité du Hamas, pas des sociétés occidentales” (Brice Couturier), “Que signifie le port du voile ? Le refus absolu du mélange et le rejet de l’autre. Cette femme proclame dans l’espace public qu’elle n’aura pas de relations sexuelles avec un non-Musulman. C’est violent” (Jean Quatremer), ou encore “Le voile islamique est perçu comme le signe revendiqué et affiché d’un non-partage des femmes, d’un refus du métissage” (Marcel Gauchet). Je vous renvoie, sur la question de la haine anti-Musulmans en général, à l’excellente vidéo de Léo sur le printemps républicain.

Les femmes sont encore une fois le champ de bataille (sans mauvais jeux de mots) idéologique de l’Occident, qui use de la (soi-disant) liberté de “ses” femmes comme argument d’une conquête militaire nécessaire, d’une supériorité morale, et in fine, comme justification pour détruire des cultures jugées archaïques.

Les warfluencers et particulièrement les femmes font donc un carton sur les réseaux sociaux, et pour cause, elles rassemblent tout ce qui fait cliquer la GenZ et au-delà : filtres “tâches de rousseur”, routine makeup, oreilles de chat, grosse mitraillette, poses sexy…

Loin de moi l’idée de faire du slut-shaming, bien entendu on a le droit d’être sexy en toute circonstance, sans que ce soit commenté. Et je ne voudrais surtout pas contribuer à renforcer une misogynie déjà bien existante dans notre joli monde, mais je trouve fascinant de voir à quel point même la guerre, cette industrie de la mort au service des intérêts dominants, parvient à capitaliser sur des normes esthétiques féminines archi stéréotypées pour se faire passer pour sympathique, voire désirable.

Tuto “make up de guerre” de Haylujan
Photo de Bailey Crespo

Il s’agit même d’une véritable stratégie militaire et politique, de type “choc des civilisations”. La politologue Myriam Benraad, interrogée en 2015 par le journal Suisse Le matin, expliquait ceci très clairement en parlant des combattantes Kurdes : la mise en avant sur les réseaux sociaux des combattantes Peshmerga contre l’Etat Islamique, filiformes, avec du rouge à lèvres, jamais montrées dans des scènes de violence, sert d’une part à mettre en avant les attributs de la “féminité” contre des sociétés qui les cachent, donc à se penser comme rempart progressiste contre la barbarie. D’autre part, elle sert à “renforcer son capital sympathie auprès des Occidentaux”. Ces stratégies font partie de ce que Sara Farris nomme le fémonationalisme, autrement dit le fait de mobiliser la cause des femmes pour justifier une domination morale, politique, militaire sur les pays non-occidentaux désignés comme anti progressistes.
Les warfluenceuses, qui cumulent des millions de vue, parviennent à diffuser des normes de beauté et à revendiquer un certain mode de vie, une certaine liberté,  à “vendre du rêve” éthique et esthétique, à coup de #militarycurves, tout en étant farouchement pro-guerre.

Les poses et les tenues de ces soldates occidentales ne sont pas sans rappeler celles d’une Lara Croft ou d’une Camille White dans Street Fighter. Elles dénotent une recherche de forte esthétisation du militaire (armes, combats, personnages), présente par ailleurs dans de nombreux jeux vidéos, ces derniers étant utilisés depuis des années – tout comme les films – par l’armée américaine pour influencer en vue de recruter dans ses rangs.

Une soldate de l’IDF (Israeli Defense Force, l’armée israélienne), Natalia
Lara Croft dans Tomb Raider
Cammy White dans Street Fighter
Une soldate de l’IDF (Orin Julie)

En bref, l’Occident et ses productions culturelles esthétisant la guerre parviennent toujours à cibler un public : soit en activant le levier romance à travers des comédies à l’eau de rose, ou le levier désir via les Tiktokeuses sexy ; soit par les modèles d’identification qu’il fournit aux femmes avec des images de femmes puissantes et indépendantes, et aux hommes à travers des récits de combattants forts, loyaux, admirés.

En 2024, après plus d’un an de génocide en Palestine commis par le gouvernement israélien et son armée, plusieurs dizaines de milliers, voire centaines de milliers de victimes d’après certaines estimations, des bombardements israéliens au Liban causant des milliers de victimes civiles, dans un monde où se poursuit la guerre en Ukraine, en Ethiopie, au Soudan, en Syrie… il serait temps d’en être dégoûté, de la guerre


JULIETTE COLLET

Photo de couverture : Eva Rinaldi, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons


Si vous avez aimé cet article, si vous pensez que notre façon d’écrire et le point de vue que nous apportons dans le débat public mérite d’exister, aidez-nous. Nous avons atteint plusieurs limites de notre modèle économique et nous risquons de ne plus pouvoir continuer sans un coup de pouce de nos lectrices et lecteurs.


À LIRE AUSSI :