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Revenu des petits livres rouges et des réunions de concertation, le combattant de l’intérieur sait que l’élite ne se combat pas uniquement dans les idées mais aussi partout où elle impose sa loi, notamment au travail. Dans un monde où les collectifs salariés ont été quasiment anéantis et où partout la rhétorique des possédants règne, il peut rétablir la solidarité là où règne le chacun-pour-soi encouragé par les nouvelles méthodes de management. Là où règne l’opacité sur les budgets et les effectifs, il peut partager les informations pour réellement permettre débat et conflit. Le combattant de l’intérieur n’est pas un professionnel, il choisit de faire ce qui lui semble juste et il n’attend pas d’en avoir le titre. Il pratique donc l’insurrection au quotidien et non celle qui vient. L’indignation en acte et non en opuscule.

 « Triste époque » entend-on. Les politiques ne nous donnent comme perspective que de grappiller un demi-point de croissance à l’horizon 2017. Comment ? En coulant un à un nos droits et nos protections, sans nous demander notre avis parce que la Constitution le leur permet. On est alors tenté de sombrer dans l’abattement général : où chacun tente de sauver sa propre situation, sa propre famille, repêcher des proches ici et là.

Ceux qui ont décidé de devenir des combattants de l’intérieur n’en restent pas là. Dans notre précédent numéro, nous vous présentions la démarche du combattant, comment et pourquoi il devait l’assumer : en acceptant le conflit et en se sentant légitime à gripper l’engrenage. Dans cette deuxième partie de notre manuel nous verrons pourquoi il doit susciter la formation d’un collectif pour enclencher la première étape de son combat : s’allier pour résister.

Changer les choses là où on travaille n’est pas un doux rêve. Il y a eu des tentatives et des succès : depuis l’annonce par la multinationale Unilever de la fermeture de leur usine, les salariés de Fralib, l’entreprise qui produit le thé Éléphant, se sont battus en occupant leur usine et en multipliant les manifestations afin de conserver cette industrie en France. De l’ouvrier de base aux administratifs, tous s’y sont mis. L’argument était simple et indiscutable sur tous les plans : le thé Éléphant est principalement vendu en France, l’affaire est rentable, pourquoi produire ailleurs si ce n’est pour augmenter les dividendes des actionnaires d’Unilever ? Il n’y avait aucune nécessité économique à une telle fermeture, mais seulement une nécessité financière, au profit d’une minorité dont le seul mérite est de posséder des actions Unilever.

La justice de leur côté, les salariés de Fralib ont réaffirmé le droit de celui qui travaille sur celui qui possède. Ils sont allés jusqu’au bout de leur logique, ils ont repris leur usine par le biais d’une coopérative, structure où les travailleurs et les possédants sont les mêmes personnes et où la hiérarchie est établie démocratiquement. Ils ont réussi à montrer que la justice n’est pas une chimère, incompatible avec le travail et la production de biens. Au contraire. Ce qui s’est passé dans cette usine des abords de Marseille est donc très important. Pourquoi ? Parce que cet événement démontre que l’économie peut être gérée complètement différemment et qu’il ne faut pas se contenter d’attendre l’intellectuel messie qui nous en donnera la solution clef en main ou le programme politique qui fera tout pour nous.

Mais savoir que c’est possible ne suffit pas, il faut aussi pouvoir le faire. Et pour cela il faut s’y prendre à plusieurs. Si on dit qu’on est dans une « triste époque », c’est parce que les alliés sont rares et peu fiables quand les ennemis sont forts et très unis. Le nouveau management s’est mis en tête de s’adresser aux « individus ». Les discours politiques et idéologiques au sens large n’ont cessé de répéter au public qu’il pouvait et devait agir seul. On demande donc aux travailleurs de venir discuter chacun de son côté, on réclame des dialogues en tête-à-tête, et surtout on se targue de vouloir résoudre les problèmes « au cas par cas ».

Or, ce « cas par cas » est le véritable leitmotiv de l’offensive libérale dans le pays. Les patrons et leur organisation, le MEDEF, l’emploient chaque semaine : nous ne voulons pas mettre fin nationalement aux 35 heures, au SMIC, aux garanties salariales, nous voulons des négociations entreprise par entreprise. Au sein de ces entreprises, c’est le même discours : sur le moment on se dit « O.K., après tout c’est vrai, il faut examiner chaque cas ».

Mais en réalité, ce qu’il se passe quand on met un individu seul face à son chef, c’est qu’il s’écrase. Et le seul avantage que les travailleurs aient sur les possédants, c’est qu’ils étaient, qu’ils sont et qu’ils seront toujours les plus nombreux. Les grèves, quand des combattants de l’intérieur parviennent encore à en faire, sont le moment où les travailleurs font la démonstration de ce fait simple : peut-être que vous possédez les actions de notre entreprise, mais nous, si on s’arrête tous de travailler, vous perdez tout. Donc on va discuter.

Si c’est une « triste époque », c’est parce que même les principaux syndicats ont adopté cette rhétorique, ou la suivent bêtement. L’un des plus puissants, la CFDT, en vient même à condamner des grèves, comme celle d’Air France en septembre. Ces syndicalistes sont devenus des technocrates et préfèrent donc une discussion sage au siège du MEDEF, où ils pourront se targuer, en tant qu’individus-dirigeants, d’avoir sauvé quelques meubles, plutôt que d’apparaître comme les représentants d’un mouvement collectif qui, lui, a de véritables chances de réussir.

C’est donc vraiment une triste époque, parce que ceux qui se battent pour des droits élémentaires à la justice sociale ont perdu la plupart des relais syndicaux et politiques. Comme « la gauche » fait la politique de la droite, que « la gauche de la gauche » est occupée à se rassembler depuis… 2005, ceux qui se battent sont généralement seuls. Mais on ne va pas passer nos journées à pester contre les centrales syndicales qu’il faudrait « gauchiser » ou le PS qui a trahi, et dire que c’était mieux avant. Ce serait absurde, parce qu’avant ça a abouti à ici et maintenant, donc merci avant. À l’heure où nombreux sont ceux qui ont choisi soit la collaboration avec le management libéral, soit la passivité, il faut le reconstruire par en bas, ce collectif, celui qui nous permet de faire face aux chefs pour leur disputer leur pouvoir.

Nous vous proposons donc une recette spéciale triste époque : puisque ni les partis ni les syndicats ne produisent du collectif dans votre entreprise et dans le pays, il est temps d’en créer à nouveau. Pour ça, il faut trouver ses alliés et constituer un groupe qui permettra de lutter pour ses droits, sans attendre que le syndicaliste (ne) le fasse (pas) à votre place et que le parti vote des (non-)lois pour vous défendre. Mais à l’heure où chaque jour les journalistes décrédibilisent le moindre mouvement qui s’oppose au capital et où les restes du mouvement ouvrier paralysent et ringardisent l’action revendicative, trois recommandations peuvent vous permettre de reprendre le flambeau de la lutte sociale.

 

Conseil no 1 : Ayez l’amour de l’humanité

« Je vais vous confier mon secret : j’aime les gens quand d’autres sont fascinés par l’argent »

François Hollande, candidat à présidence de la République, discours au Bourget, 22 janvier 2012

Il y a un préalable indispensable à toute action collective. On dit bien qu’une recette réussie est une recette préparée avec amour. Eh bien c’est pareil pour un combat politique et social. Or, l’allié suprême des chefs de toute obédience, c’est l’expression « les gens sont cons ». Le moment clef pour les dominants de tout secteur, c’est celui où vous choisissez de maudire le parfum, les goûts vestimentaires ou la couleur de peau de votre collègue plutôt que de remettre en cause le dernier ordre injuste que vous avez reçu. Si vous partez du principe que, en vrac, « les gens ne se bougeront pas », « de toute façon les gens sont résignés » ou, un must, « les gens sont des moutons », alors autant s’arrêter tout de suite.

Pourquoi ? Parce que vous allez devenir ce syndicaliste, ce militant, celui que vous avez croisé plusieurs fois depuis le lycée et qui vous prend de haut pour vous dire « je t’explique la vie camarade », et finalement fait tout à votre place parce que lui il a une conscience politique et qu’il a lu des livres de Marx et vous non. Ce militant-là, ce syndicaliste-là, celui qui continue de se gargariser d’être dans le camp des gentils, chaque année à la Fête de l’Huma en écoutant Cali, celui-là est tout aussi responsable de notre « triste époque » parce qu’avec son attitude condescendante et méprisante, il a fini par faire passer tous les défenseurs de la justice pour des gros relous.

Penser que « les gens sont cons » peut freiner l’action (s’ils sont cons, pourquoi se donner du mal pour eux ?) ou bien la rendre arrogante et méprisante, donc repoussante. Il faut donc combattre ce préjugé absurde partout autour de vous si vous souhaitez mettre du collectif là où il n’y a que la division qui permet aux chefs de régner. Malheureusement, l’idée reçue selon laquelle « les gens sont cons » est partout : les intellos de tout poil et les journalistes de tout crin passent leur temps à nous donner une image déplorable de nos semblables. De la fascination télévisuelle pour Nabilla et ses sorties, qui flattent ceux qui se moquent d’elle, au dernier bouquin du linguiste et essayiste Alain Bentolila, Comment sommes-nous devenus aussi cons ? : le pékin moyen est décrit comme consumériste, étroit d’esprit et complètement moutonnier. Pour éviter que cette pensée vaine et fausse prenne pied dans votre entourage, il y a quelques énoncés types qu’il faut traquer et auxquels il faut savoir répondre du tac au tac pour les désamorcer.

« Les gens sont plus intéressés par leur smartphone et leurs fringues que par les autres ». Si on s’observe soi-même plutôt que de juger hâtivement autrui, on se rend compte que nous aussi on est un terrible consumériste, tout simplement parce qu’on n’a pas vraiment le choix. Votre vieux téléphone portable qui vous convenait très bien se casse ou se décharge sans cesse – ce qui est prévu dans sa conception, évidemment –, votre opérateur vous en propose d’autres, tout neufs, tout futiles, tout « consuméristes », mais vous n’avez pas le choix. La folie consumériste n’est pas quelque chose de voulu, et même les hystériques des nouvelles technologies, qui attendent le nouvel iPhone avec le flegme d’un gamin de 6 ans la veille de Noël, ou les fanatiques des soldes d’hiver peuvent avoir une conscience politique. Mais comme la demande est largement créée, imposée et donc subie, alors pourquoi déduire de ça une quelconque connerie ambiante ?

« Les gens ne lisent plus les journaux, ils ne lisent pas de livres, l’inculture règne ». Pour démonter cet argument, il vous suffit de trouver quelqu’un de très cultivé mais de très con, voir raciste, machiste, antisémite… Regardez Jean-Marie Lepen, on dit qu’il est super cultivé ! La culture ne fait pas l’intelligence et la culture fait encore moins la bienveillance ou le sens de la solidarité. On peut avoir lu Germinal et approuver l’usage illimité de la matraque dans des manifestations ouvrières. On peut avoir lu Madame Bovary et frapper sa femme, oui oui. La sensibilité à la justice ou à la solidarité ne dépend en RIEN du niveau de culture. Donc pour se révolter, lire de la grande littérature ou de la grande théorie ou ne pas en lire ne change rien.

« Les gens ne bougent pas, il ne se passe rien alors que la situation est révoltante ». Réponse simple : « Et toi tu fais quoi ? ». Généralement, votre interlocuteur aura du mal à se justifier, ou alors par le raisonnement absurde suivant : « si je ne fais rien, c’est parce que je sais que de toute façon, les autres ne feront rien ». Oups, mais les gens ne feront rien s’ils pensent que tu ne feras rien… Donc il va falloir que quelqu’un se lance. Ensuite, pour expliquer l’apathie générale, il suffit de se demander sérieusement : que faire ? Mieux voter ? S’engager au PS et demander à Valls de changer de politique ? Déclencher une émeute ? Poser une bombe, alors qu’on ne sait pas encore qui cibler et si ça servira à quelque chose ? Si les gens ne font rien, c’est parce que pour l’instant, les possibilités d’action sont rares et coûteuses. Pour arriver à vraiment influencer un parti, il faut s’y impliquer à fond et faire quelques crasses pour arriver dans les hautes sphères ; pour faire de l’action clandestine il faut être prêt à détruire son quotidien et risquer la virginité de son casier judiciaire. Pas impossible, mais il faut avoir les idées claires et les convictions solides, ce qui n’est pas si facile. Le coût d’entrer en action est déjà moins fort sur votre lieu de travail. Et il faut bien commencer quelque part.

 

Conseil no 2 : Méfiez-vous des instances officielles

« Regardez les entreprises qui s’en sortent, comme Renault qui embauche à nouveau, Orange ou Fleury Michon, elles pratiquent toutes ce dialogue social. Le dialogue est-il considéré comme un atout ou comme une épine dans le pied ? […] Nous voulons que tous les salariés aient une représentation collective, que les procédures de consultation soient plus efficaces pour améliorer le dialogue et que le parcours des militants soit valorisé »

Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, dans une interview au magazine Paris Match, 1er octobre 2014

Depuis les origines du capitalisme, des ouvriers se sont battus afin qu’il soit garanti aux travailleurs qu’ils puissent s’organiser. C’est important de savoir ce dont on dispose pour créer du collectif et du conflit dans une entreprise, tant qu’on en dispose. Or, non seulement ça change beaucoup selon votre statut hiérarchique et la taille de l’entreprise où vous vous trouvez, mais en plus les conditions concrètes de cette liberté d’agir dépendent du bon vouloir de votre employeur, sans jamais permettre autre chose que des simulacres de contre-pouvoir. Il faut donc commencer par ne pas trop s’illusionner sur les conditions permises par la loi pour négocier et revendiquer.

Liberté d’expression. Pour pouvoir fédérer un collectif, encore faut-il pouvoir parler. Or, si la loi vous autorise à dire ce que vous voulez à vos collègues hors du lieu de travail, elle fixe des bornes étroites à la liberté d’expression à l’intérieur de l’entreprise.

Certes, le code du travail vous garantit un « droit d’expression » sur le lieu du travail, mais sa concrétisation doit être négociée avec l’employeur. Donc dans des cadres bien définis et en présence de l’employeur. L’hypocrisie des dominants leur fait souvent dire « mais vous voyez, s’il y a un problème, il suffit que vous veniez me voir », comme si l’inégalité de vos positions respectives allait vous permettre de dire quoi que ce soit de vraiment critique.

Ensuite, ce que vous échangez avec vos collègues ne doit pas, selon le droit du travail, viser à déstabiliser l’entreprise. En voilà une clause largement interprétable, avec le débat de savoir par exemple si préparer une grève est un acte de sabotage envers votre entreprise… Mieux vaut donc prendre des précautions lorsqu’on parle, car le droit n’est clairement pas favorable aux salariés. Pire encore, si vous êtes cadre, attention au droit de réserve figurant sur votre contrat. On peut vous licencier si on estime que vous en dites trop. Donc soyez prudent et sécuriser vos communications. Concrètement, ça peut passer par ne pas parler à voix haute à la cantine, ou utiliser une adresse email anonyme et sécurisée plutôt que votre boîte officielle.

Il est étonnant de constater que dans le lieu où l’on passe souvent plus de 35h par semaine et pour lequel nous mobilisons une partie significative de notre énergie, nous disposons de droits bien réduits. Et pourtant aucun militant des « droits-de-l’homme » pour s’intéresser au fait que notre liberté d’expression est limitée chaque jour dans le petit royaume qu’est une entreprise privée ou publique.

Représentation et relais syndicaux. Pour exercer ce droit d’expression (droit à dire « on n’est pas content »), la loi a tout de même prévu des instances de représentations. Ces instances n’existent cependant pas dans toutes les entreprises. Cela dépend de leur effectif salarié. C’est d’ailleurs pour ça qu’il est préférable pour une grande entreprise de multiplier filiales et sous-traitants plutôt que de mettre tous ses œufs dans le même panier : plus vous êtes gros, plus vous devez donner de garanties syndicales à vos salariés.

Par exemple, au-delà de 50 salariés, une entreprise doit constituer un comité d’entreprise qu’elle subventionne en partie. Elle doit fournir aussi un local syndical ou tout autre lieu où les salariés peuvent exercer leur droit d’expression. Ce droit est donc techniquement impossible si vous travaillez pour une entreprise de moins de 50 salariés. À partir de 25 salariés, l’entreprise doit fournir un réfectoire, ce lieu informel mais éminemment stratégique pour fomenter des troubles. Ce sont ces seuils que le patronat veut en ce moment relever. Soit disant, ils embaucheraient en contrepartie plus, s’ils pouvaient éviter d’avoir à fournir un local syndical et un réfectoire. D’où le petit chantage, dans une période où le chômage est l’ennemi numéro 1 (cf. notre Jeudi de la Rage : Les Gardiens de la Galaxie).

Le management à la cool. Encore une fausse bonne idée. Convivialité oblige, certaines petites structures pratiquent le mélange salariés-« petits chefs »-patrons dans le cadre détendu et à la bonne franquette d’un bar ou d’un restaurant. Depuis toujours, c’est la bonne méthode des chefs pour se mettre les syndicalistes dans la poche. Pas tant parce qu’ils sont faibles au point de céder au charme de la moindre bouteille de vin offerte, mais parce que de retour au boulot, ils seront soupçonnés par leur pairs et une rupture affective se sera produite : ils seront passés « de l’autre côté ». Ce procédé existe toujours et vise à atténuer la conflictualité. Le bar ou le resto permet de se parler d’individu à individu, pas comme une réunion formelle où chacun est dans son rôle et à sa place. Difficile de dire non sans avoir l’air d’un sacré chieur. Et pourtant, c’est la solution la plus sage. La pseudo égalité que l’alcool et l’atmosphère sans chichi installe entre vous et vos supérieurs ne favorisera qu’eux. Ce n’est pas yeux dans les yeux et bière à la main que vous pouvez dire à vos chefs leurs quatre vérités. Eux, au contraire s’en trouveront renforcés. Après tout, on est tous pareil finalement. Eh bien non et même si ça ne semble « pas sympa » de vouloir éviter ce genre de rapprochement, c’est pourtant mieux pour vous et vos égaux que vous ne tombiez pas dans le piège d’une fausse convivialité.

 

Conseil no 3 : Formez un collectif qui roule

« Les patrons ne doivent pas seulement faire preuve d’intelligence rationnelle et logique. Ils doivent aussi utiliser leur intelligence émotionnelle. Ils doivent recréer de l’envie en associant performance et plaisir. Ils doivent démontrer à leurs équipes qu’ils éprouvent du plaisir à travailler avec elles. Les salariés n’abandonnent pas leurs émotions à la porte de l’entreprise et ils ont besoin que celles-ci soient prises en compte. »

Olivier Bas, « Découvreur de talent », conseille les patrons français dans Le Figaro du 22 avril 2014

Une fois que vous avez réussi à faire taire autour de vous les préjugés résultant de plusieurs décennies de discours libéraux et de résignation politique, et que vous avez pris garde à ne pas tomber dans les pièges institutionnels visant à encadrer les revendications, vous pouvez constituer un groupe qui partage un certain nombre de critiques.

Comment s’y prendre concrètement ? On serait bien mal avisé de donner une recette miracle, car le type de sociabilité que vous allez pouvoir mettre en place dépend complètement du type de structure dans laquelle vous évoluez. Proposer une union sans raison peut-être difficile. Il est sans doute plus efficace de se saisir d’une occasion pour susciter la constitution de votre groupe. Une injustice, un abus de la part de la direction, un projet qui vous menace tous. C’est dès ce moment-là qu’il faut entreprendre de partager vos critiques et de vous garder des plans de concertation. Fédérer un collectif est une chose, le conserver en est une autre, car il risque à tout moment de se refermer ou de se dégonfler. Heureusement, forts des expériences foireuses du passé, il est possible de dresser un petit panorama des principaux dangers qui pèsent sur un collectif de quelque forme que ce soit et qui, si l’on n’y prend garde, peuvent mener à son éclatement.

À ne pas reproduire : la bureaucratisation. La définition de ce mot bien laid, c’est le processus par lequel la multiplication des fonctions administratives et techniques d’un groupe conduit une partie de celui-ci à former un corps autonome, avec sa logique propre. Ce corps se retrouve alors détaché des aspirations et des buts du reste du groupe. En gros, c’est ce qui fait que la direction de la CGT ou de la CFDT fait tout un tas de chose qui semblent absurdes au travailleur de base mais qui, pour les grands chefs, ont un sens. L’ensemble des combines internes, au niveau national, dans les négociations « entre partenaires sociaux » (cf. Notre article Arnaque aux partenaires sociaux), qui les conduisent à adopter une attitude excessivement timorée, par exemple, résulte du fait qu’ils se sont coupés de « la base » depuis longtemps. Ce que nous appelons bureaucratisation, c’est ce qu’eux appellent la « sagesse du pouvoir ». Mais nulle sagesse là-dedans : quand vous arrivez dans les hautes sphères d’une organisation et que vous adoptez par « sagesse » des principes opposés au sien, vous n’êtes qu’un traître.

Malheureusement, il n’y a pas que les grandes structures qui se bureaucratisent. Une organisation mal conçue au départ peut tomber dans ce genre de dérive. Exemple : vous nommez un trésorier de votre collectif si vos actions nécessitent de l’argent, pour imprimer des tracts, entretenir le local, pour des déplacements, etc. Il le reste pendant des années et, à la fin, il risque de devenir davantage trésorier que membre de votre organisation. Avec le secrétaire, si vous avez nommé un secrétaire, au bout d’un moment, ils vont tous les deux venir faire des leçons d’expertise et s’autoriser des décisions contraires aux buts de votre collectif qui ne pourra plus reprendre la main sur les tâches qu’ils ont accaparées.

La plupart des syndicats a évolué de cette manière, c’est pourquoi il faut vous en méfier et faire attention aux structures de représentations proposées par votre entreprise : elles sont souvent pré-bureaucratisées. C’est-à-dire qu’on y trouvera une hiérarchie en miniature imposée dans les statuts. Une hiérarchie faite de présidents, trésoriers et secrétaires, comme si celle de l’entreprise ne suffisait pas. On vous demandera d’élire un petit chef, comme si on n’en avait pas déjà assez au travail. Un collectif qui entre dans ce moule s’en trouvera donc modifié, car les dirigeants de l’entreprise y ont intérêt. Combien de cadres dirigeants viennent flatter et brosser dans le sens du poil le délégué du personnel ? « Ce qui est bien avec vous machin, c’est qu’on peut discuter sans s’énerver ». « Vous êtes quelqu’un de fiable bidule, ça fait plaisir, on sent que vous avez à cœur la réussite de la boîte ». Ils brossent, ils brossent, ils brossent, à la limite ils arrosent, et à la fin on obtient la CFDT.

À éviter : le sectarisme. Ce mot est utilisé à toutes les sauces par les journalistes et les politiques pour dénoncer les gens qui ont des convictions un peu fermes alors qu’eux n’en ont aucune, à part le statu quo. En fait, ce terme recouvre une réalité fort différente : être sectaire, ce n’est pas avoir des idées claires, c’est vouloir imposer ses valeurs et son style au groupe dont on fait partie. Rejeter ceux qui sont trop différents. Question style, un combattant de l’intérieur n’est pas obligé d’arborer badges, foulards et autres signes de reconnaissances. Son droit d’expression étant limité, il peut vivre caché que ça ne serait pas un problème, au contraire. D’autant plus qu’un combattant identifié et haut en couleur devient vite le « gauchiste de service ».

Or, rien de plus inoffensif qu’un gauchiste de service. Si vous avez la gouaille de Besancenot et cinq badges Lénine sur votre poitrine, tout ce que vous direz sera rapporté à votre idéologie et d’autant mieux méprisé. Vos propos seront décomptés du temps de parole du folklore de 68 et on passera à autre chose. C’est tout à fait différent si vous êtes plus basique et que vous ne comptez pas sur vos fringues pour témoigner de vos convictions. Ce sont les actes qui comptent, pas le style. C’est pourquoi rejeter ceux qui ne font pas assez « combattants » est une énorme erreur. Tout comme rejeter les modes d’argumentation ou de critiques qui ne s’inspirent pas du même système de valeur que le vôtre. Y a-t-il des limites à ça ? Oui, les néo-fascistes qui, sur un mode social, veulent faire de l’identitaire [voir notre n°1 « Mainmise sur la dissidence »]. Mais pour tous les autres, les portes du collectif doivent rester ouvertes.

À fuir : la réunionite et l’ennui. L’individualisme et la division des salariés savent se vendre : « des solutions adaptées à chacun » vous dit votre banque. « L’emploi de demain c’est vous », dit la boîte d’intérim qui va vous dégoter votre 5ème CDD. Le camp de l’ordre établi compte des dizaines de communicants pour faire apparaître les inégalités stimulantes et l’exploitation épanouissante. Devant de tels adversaires, certains combattants choisissent la démarche inverse : « la lutte c’est crado et c’est barbant, si tu voulais t’amuser, fallait aller à Disneyland ».

D’autres rivalisent de savoir-faire pour produire l’action collective la plus ennuyeuse, en multipliant des réunions qui durent des heures entières dans une ambiance de merde et avec un ordre du jour chaotique. Doit-on vendre le collectif de la même manière que les publicitaires vendent l’individualisme ? Bien sûr que non. En revanche on peut faire un effort pour que ça donne envie et que ça soit agréable et de se battre ensemble. On peut par exemple s’imposer de faire des réunions courtes, ou chacun peut s’exprimer sans que ce soit le bazar. On peut faire en sorte que faire partie d’un collectif nous grandisse plutôt que nous fatigue. Il y a une force à agir en collectif, mais il peut y avoir aussi une certaine satisfaction personnelle. C’est à cette satisfaction que le combattant de l’intérieur doit être attentif, s’il ne veut pas voir son collectif se réduire comme une peau de chagrin, monopolisé par ceux qui pensent que l’ennui est une vertu parce que le vrai engagement ne serait qu’affaire de sacrifice et d’abnégation. Ils se trompent.

Au contraire, combattre de l’intérieur est une façon de repousser l’arbitraire qui pèse sur nous et de faire l’expérience de la solidarité plutôt que de subir, seul ou en famille, les injustices et la souffrance sociale. C’est pourquoi toute lutte devrait être une éclaircie dans la grisaille de notre triste époque.