“Il y a milliardaire et milliardaire (…) Je suis milliardaire parce que j’ai beaucoup travaillé : j’ai commencé à être pion quand j’avais 19 ans” “donc tous les pions de 19 ans qui nous regardent ce soir peuvent se dire dans 63 ans ils seront multimilliardaire ?” “Bah peut-être, j’espère pour eux !”. Cet échange est un extrait de l’émission Complément d’enquête, sur France 2, dont Marc Ladreit de Lacharrière, figure éminente de la grande bourgeoisie française, est l’invité. C’est lui qui évoque ses débuts comme pion et la possibilité, pour les pions actuels, de rêver à un avenir richissime comme le sien.
Cet extrait pourrait nous faire bondir si ce n’était pas une habitude à la télévision française : un homme richissime – 28e fortune de France en 2022 – vient nous raconter qu’il vient des bas-fonds alors qu’un tour rapide sur google vient nous informer qu’il est issu, comme son nom le laissait penser, d’une très vieille famille de l’aristocratie. Il a grandi dans le château de la famille, qui comptait avant lui au moins deux personnages illustres : un directeur de cabinet de Pierre-Mendès France, auparavant haut fonctionnaire en Indochine, René Ladreit de Lacharrière, et un diplomate vice-président de la Cour internationale de justice, Guy Ladreit de Lacharrière.
Bref, Marc n’était pas un pion de 19 ans comme les autres. Sa carrière classique de jeune bourgeois – lycée parisien sélectif, ENA… l’a mené à être cadre dirigeant du groupe Suez après avoir grenouillé dans la haute fonction publique. C’est par ses relations familiales (un cousin héritier d’une grande maison d’édition) qu’il se lance dans l’investissement, puis dans la finance. On trouve Marc Ladreit de Lacharrière dans tous les faux plans du capitalisme des années 90-2000, à commencer par la notation financière, via l’agence Fitch, tandis que sa holding Fimalac investit un peu partout, faisant de lui un personnage incontournable de la bourgeoisie française. Cette double casquette lui permet de mettre la pression avec son agence Fitch pour pousser les entreprises dont il détient des actions (l’Oréal, Casino, Renault, etc.) à mettre en œuvre des plans de licenciements, sous peine de voire la notation de Fitch être dégradée et donc subir la hausse des remboursements d’emprunts que la dégradation de la note entraîne. Ce n’est donc pas pour rien qu’il devient administrateur du club du Siècle, cercle très sélectif où la bourgeoisie parisienne organise des rencontres entre grandes figures politiques, médiatiques et économiques.
Comme tout capitaliste qui se respecte, Ladreit de Lacharrière ne paye pas ses impôts. En 2016, le journal Les Jours révélait qu’une bonne partie des actifs de Fimalac était logés au Luxembourg, pour éviter le fisc français. Ce que Complément d’enquête revèle aujourd’hui, c’est que le mécénat culturel de Marc Ladreit de Lacharrière comme celui de ses homologues est, loin d’un geste désintéressé, une méthode d’optimisation fiscale ultra efficace et très coûteuse pour nous autres.
Marc est un bourgeois décidément comme les autres, car plutôt que d’assumer que comme tous ses homologues, sa fortune est liée à son héritage et à nos impôts, il s’invente une origine modeste et une réussite à la seule force de son poignet. Naturellement, il invisibilise l’origine principale de sa fortune en déclarant simplement “j’ai beaucoup travaillé”.
Marc Ladreit De Lacharrière est loin d’être le premier bourgeois à refaire son histoire pour installer du mérite là où il n’en a guère. Récemment, dans un post Linkedin lénifiant dont ce réseau social a le secret, Margaux Mulliez, petite fille de Gérard Mulliez, patriarche du groupe Auchan et donc membre de cette richissime famille qui possède un grand nombre d’enseignes commerciales, racontait son “syndrome de l’imposteuse” : lassée qu’on pense que faisant partie d’une des familles les plus puissantes du pays, tout lui tombait tout cuit dans le bec, elle est partie faire le tour du monde puis, revenue, a décidé de vivre par elle-même et de faire un choix audacieux : écrire la biographie de son grand-père. Une bien belle leçon de vie qui devrait inspirer tous les pions de 19 ans, entre deux rendez-vous à la CAF.
Son grand-père, Gérard Mulliez, ne manquera pas de lui raconter à son tour qu’il a commencé dans les bas-fonds, comme il le fait souvent, avec pour seul arme une belle idée et un chèque de son papa pour bâtir le premier hypermarché Auchan à Roubaix… sans préciser qu’il était lui-même héritier du groupe Phildar et d’une famille richissime depuis le 19e siècle.
Pourquoi les bourgeois ont-ils constamment besoin de mentir sur leurs origines, de s’inventer une vie, d’omettre leurs héritages et leurs privilèges ? Car contrairement aux aristocrates qu’ils ont détrônés après la Révolution française, les bourgeois ne justifient pas leur pouvoir par la naissance. Le mythe qui justifie leur règne n’est pas un titre de noblesse, mais bien le travail. Ils ne jurent qu’au nom de cette valeur alors même qu’ils la dégradent chaque jour en précarisant, exploitant et supprimant le travail des autres. C’est pourquoi ils ont constamment besoin de se mettre en scène, de Macron qui ne dort que 4h par nuit à Patrick Pouyanné, le PDG de Total, qui rentre chez lui le soir avec des valises remplies de dossier pour impressionner ses subordonnés. Par conséquent, ils vivent dans le mensonge permanent.
A la limite, si cela leur permet de se sentir mieux dans leurs pompes, grand bien leur fasse. Mais ce discours nous est destiné : il n’a pas pour simple but de les grandir eux mais de nous rabaisser nous. Car si, comme le dit Marc Ladreit de Lacharrière du haut de sa fortune, tous les pions de 19 ans peuvent espérer devenir multimilliardaire, alors qu’en est-il de ceux qui n’y parviendront pas (c’est-à-dire tous) ? Que doivent-ils en déduire ? Qu’ils n’ont pas assez travaillé, qu’ils n’ont pas assez “mérité”. Or, en France comme ailleurs, le mérite n’est rien d’autre que la justification a posteriori des positions privilégiées dont certains bénéficient au détriment d’autres. Il est impossible d’être méritant quand on n’est pas riche. Et si des exceptions existent, longuement mises en scène par le storytelling de la société bourgeoise, elles ne servent qu’à rendre plus réel un concept pervers et mensonger.
Marc Ladreit de Lacharrière ne peut pourtant pas grand-chose face à ce fait : issu de la fusion de l’aristocratie de de la bourgeoisie, profiteur de la porosité public-privé de notre pays corrompu, exploiteur du travail des salariés qu’il contrôle et jouisseur des impôts qu’il ne paye pas, contrairement à nous, il n’a rien d’un pion qui s’est sorti des bas-fonds par son travail. Il est le bénéficiaire chanceux d’un ordre injuste, riche et satisfait de son parasitisme héréditaire.
Nicolas Framont