Il faut voir le Président Macron hurler sur les habitantes et habitants de Mayotte, survivantes et survivants du cyclone Chido, une des pires catastrophes naturelles des dernières décennies, pour mesurer l’étendue de l’esprit colonial qui détermine le rapport de l’Etat français à ce territoire : elles et ils sont “contents d’être Français” et d’ajouter, avec l’élégance qui caractérise Emmanuel Macron, “si ce n’était pas la France” ils seraient “10 000 fois plus dans la merde”. Quelques jours avant, alors que l’archipel tente péniblement de compter ses morts, estimés entre plusieurs centaines et plusieurs dizaines de milliers, le nouveau Premier ministre François Bayrou s’envolait en jet privé vers Pau pour assister… au conseil municipal. Il a également choisi le jour du deuil national pour annoncer son gouvernement, sachant pertinemment que cette actualité prendrait le pas sur le recueillement. Enfin, il a nommé Manuel Valls comme ministre de l’Outre-mer, un des personnages les plus lamentables et grotesques de l’histoire politique de la Ve République, sans aucun lien avec ces territoires.
Aurait-on imaginé ces images si c’est Paris qui avait été dévastée ou Bordeaux qui avait été rasée de la carte ?
Pour comprendre l’indécence de notre gouvernement envers la population mahoraise (les habitantes et habitants de Mayotte) il faut revenir sur l’histoire coloniale, et la situation d’insalubrité et de pauvreté extrême de ce pays qui explique sa particulière vulnérabilité à ce type de désastre.
Mayotte, possession coloniale de l’Etat français
Mayotte est un archipel c’est-à-dire un ensemble d’îles, constitué de deux îles principales (Grande-Terre et Petite-Terre) et d’une trentaine de petits îlots. Il est situé au nord-ouest de Madagascar, dans un archipel plus large, celui des Comores – les autres îles appartenant à l’union des Comores, un Etat indépendant d’Afrique australe.
La présence française à Mayotte commence en 1841, lorsque le sultan malgache Andriantsoly vend l’île à la France de Louis-Philippe Ier. Ce qui lui permet d’éviter d’être envahi par les îles voisines et d’obtenir une forte somme, tandis que la France souhaite un port dans l’Océan Indien.
Le gouvernement français essaye alors de faire de l’île une colonie à vocation sucrière et y implante donc des usines sucrières. Officiellement, la France abolit l’esclavage (l’île était avant soumise à la traite arabe) mais dans les faits met en place une forme d’exploitation très proche qu’on appelle “l’engagisme”. Les esclaves affranchis doivent travailler pendant 3 à 5 ans pour obtenir une réelle liberté. Comme le rappelle la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, “les conditions de travail sont tout aussi dures qu’au temps de l’esclavage, on estime le labeur a des journées de 13h, sans repos ni nourriture, à l’exception du soir avec une ration d’environ 1 200 grammes de riz en paille.”
Comme toujours et même si cette mémoire est peu diffusée, les opprimés se révoltent. En 1856, des réfractaires au travail forcé se soulèvent notamment contre les châtiments corporels et le manque de nourriture. L’Etat français mate la protestation dans le sang et exécute son leader Bakary Kousso.
Mais les résistances, y compris individuelles, continuèrent : meurtres d’agents violents de l’administration, sabotages, incendies des champs de canne, refus de travailler firent partie de la panoplie de moyens d’actions déployés.
Lors de la Conférence de Berlin de 1885 à l’initiative de Bismarck, chancelier impérial allemand, lors de laquelle les puissances coloniales se sont “partagées l’Afrique”, la France utilise Mayotte pour coloniser l’ensemble de l’archipel des Comores : au sens de l’administration coloniale, Mayotte reste une colonie tandis que les autres îles des Comores deviennent des protectorats.
En 1898, Mayotte est dévastée par un cyclone qui rappelle celui de ce mois-ci : les habitations sont ravagées, les plantations de canne à sucre aussi. Le début d’une période sombre pour l’île, qui s’accompagne d’une épidémie de variole faisant plus de 2 000 victimes.
Après la Seconde Guerre mondiale, Mayotte devient un “territoire d’outre-mer” avec un statut d’autonomie interne. Dans les années 1960, le parti Serrez-la-main émerge et revendique l’indépendance vis-à-vis de la France. Ses militants s’affrontent parfois avec les habitantes et habitants favorables à la Mayotte française, ces derniers étant plutôt majoritaires si l’on se fie aux résultats des différents référendums s’étant tenus dans cette période. Selon Jean-François Merle, ancien conseiller de Michel Rocard pour l’outre-mer, ce souhait d’une partie des Mahorais de voir Mayotte devenir un vrai département français s’expliquait par la rivalité avec les autres îles comoriennes mais surtout par les promesses que ce rattachement laissaient apparaître – écoles, routes, électrification et prestations sociales notamment – alors que la population était, déjà, en situation de grande pauvreté. De ce point de vue, cette volonté de “faire partie de la France” doit aussi être comprise comme une revendication légitime à une égalité réelle de droits, y compris sociaux. Si Mayotte “c’est la France” alors les Mahorais et Mahoraises devraient être traités par l’Etat “comme des Français”. L’attitude lamentable de Macron et Bayrou nous prouve, s’il le fallait encore, que cette promesse n’a jamais été tenue.
Mayotte deviendra ensuite une “collectivité territoriale française”, ce qui ne fut pas sans poser des difficultés sur le plan du droit international. En effet, les résultats du référendum de 1974 d’indépendance des Comores – archipel dont Mayotte fait partie – furent comptabilisés non pas au global, comme l’exigeait l’ONU, mais île par île. L’effet de cela fût que l’ensemble des Comores sauf Mayotte demanda l’indépendance, puis que l’Union des Comores revendique depuis cette date la souveraineté sur Mayotte. Celle-ci est appuyée par la Ligue arabe et l’Union africaine, ainsi que par une vingtaine de résolutions de l’ONU qui condamnent la France pour cette “annexion”.
Ce point est extrêmement important pour comprendre ce qui est présenté dans l’Hexagone comme “une crise de l’immigration” à Mayotte. Les “immigrés” à Mayotte sont essentiellement des Comoriens et Comoriennes, c’est-à-dire des personnes partageant beaucoup avec les habitantes et habitants de Mayotte (langue, culture, religion…) et qui ne reconnaissent pas forcément l’autorité de la France sur cette île africaine. Toutefois cette immigration est mal perçue par de larges pans de la population de Mayotte pour qui celle-ci serait responsable ou aggraverait les problèmes sociaux.
Mayotte devient officiellement “département français” en 2011.
Pour l’impérialisme français, cela représente un certain nombre d’atouts :
- Comme le souligne Conflits, revue de géopolitique, le canal du Mozambique dans lequel se situe Mayotte, est une position stratégique pour le commerce mondial, dans lequel transite notamment 30% du commerce pétrolier international.
- C’est ensuite une position militaire française, avec un réseau de surveillance. La Légion étrangère y est également présente.
- Des gisements de gaz ont été découverts dans la région, notamment au Mozambique, et Mayotte pourrait être une zone d’extraction pour les projets de Total.
Un “département français” abandonné et une inégalité des droits annonciatrice de la catastrophe
De toute évidence, l’Etat et le gouvernement français ne sont pas responsables d’un cyclone. Mais ce qu’il faut bien comprendre c’est que ces derniers, et leurs rapports coloniaux à Mayotte, sont toutefois responsables de l’impact majeur du cyclone sur l’île.
En effet, une catastrophe “naturelle” n’impacte pas de la même façon une population disposant d’un vrai habitat, d’infrastructures de qualité et de services publics qu’une population pauvre, avec des infrastructures délaissées, au sein de laquelle on a laissé se développer des maladies du Moyen-Âge et dont les vivres et aides doivent d’abord être transportées sur des milliers de kilomètres.
En effet, comme le rappelait la revue communiste Cause Commune en 2021, “la moitié de la population de Mayotte a un niveau de vie inférieur à 3 140 euros par an (…). Le taux de chômage y est de 27 % en 2017”. Elle rappelait également que les habitantes et habitants de Mayotte ne disposent pas d’une égalité de droits avec les autres Françaises et Français : “les minima sociaux ne sont toujours pas alignés sur ceux de la France. En 2021, le RSA y est de 282 euros pour une personne seule contre 565 euros en France métropolitaine. De même le salaire minimum n’est qu’à 7,74 euros brut de l’heure contre 10,25 au niveau national”. La lèpre et la tuberculose continuent d’y circuler alors que les places à l’hôpital et le nombre de médecins sont extrêmement insuffisants.
Aujourd’hui 70% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Au niveau du logement, les bidonvilles sont légion : des cabanes en tôle extrêmement vulnérables en cas de catastrophes naturelles. L’insécurité y est également très élevée : elle fut en 2018 un des éléments déclencheur d’une grève générale de plusieurs semaines.
Quelles ont été les solutions proposées par le gouvernement français ? Envoyer l’armée pour multiplier les expulsions et les destructions de bidonvilles et… stériliser les femmes. L’Humanité avait sollicité à ce sujet Françoise Vergès, féministe décoloniale, autrice du Ventre des femmes qui traite des stérilisations et avortement forcés en particulier à la Réunion dans les années 1960-1970. De toute évidence, vouloir stériliser des populations dont on trouve qu’elles se “reproduisent trop” est d’un racisme inouï, associé à un sexisme avoué (on rappelle que les hommes aussi peuvent être stérilisés). La chercheuse expliquait qu’il y a bien d’autres solutions aux problèmes sociaux de Mayotte que celles coloniales, racistes et sexistes trouvées par l’Etat français : “toutes les études montrent que si les femmes ont accès aux soins prénataux, à la santé, au logement et au travail, elles font d’elles-mêmes moins d’enfants. Se focaliser sur le ventre des femmes permet à l’État d’éviter ces autres questions.”
Le cyclone qui a frappé Mayotte aurait, quoi qu’il en soit, été meurtrier et destructeur. Mais il ne l’aurait pas autant été dans un autre département français. En effet, le capitalisme et l’impérialisme français sont satisfaits d’avoir une base à disposition dans l’Océan indien mais ne sont pas pour autant enclins à fournir des infrastructures de qualité, des services publics décents, des prestations sociales et des salaires similaires à ceux de l’hexagone. Le mépris choquant de Bayrou, mais aussi de Macron, qui tentent de faire passer le sauvetage et la future reconstruction de Mayotte pour un “service” coûteux, quasiment pour de la charité, nous montre une fois de plus l’esprit colonial qui habite la classe dominante française, comme nous avions continué de le constater dans son action récente en Nouvelle-Calédonie, en Martinique, en Guadeloupe mais aussi dans son soutien interminable à Israël désormais accusé par de nombreuses ONG de génocide.
Rob Grams
Crédit photo : le cyclone Chido le 12 décembre 2024 – By VIIRS imagery from NOAA’s NOAA-21 Satellite – EOSDIS Worldview, Public Domain
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