Chaque hiver, à partir de début décembre, la « météo des neiges » succède à la météo normale. Celle-ci est un incontournable des télés et radios, et sans doute la séquence où les spectateurs sont le plus attentifs. Quel temps fera-t-il demain chez nous, mais aussi la température la plus basse à Aurillac et le soleil en Corse, évidemment ! Ce programme, instructif sur le plan géographique, est aussi le plus égalitaire qui soit : même si nous n’avons pas tous un quotidien soumis aux aléas de la météo, tout le monde cherche à savoir quel temps il fera. Rien de tel avec la météo des neiges : tout aussi présente que le programme conventionnel, elle renseigne sur le niveau d’enneigement des pistes de ski en montagne, ciblant quatre à six stations par massif montagneux. Le raisonnement qui sous-tend la mise en place de ce programme doit sans doute être le suivant : c’est l’hiver, les vacances scolaires de Noël et de février, donc « les gens » partent au ski. L’été à la plage, l’hiver au ski, le printemps en Bretagne, non ? Eh bien non. Deux tiers des Français ne partent pas du tout en vacances l’hiver et seulement 8 % d’entre eux vont skier au moins une fois tous les deux ans. Et la moitié des effectifs de ces vacances sont cadres ou professions intellectuelles supérieures [1].
Alors pourquoi la météo des neiges est-elle programmée à une heure de grande écoute ? C’est parce que la télévision montre beaucoup plus de membres de la classe supérieure que de gens des classes populaires. On entend souvent dire que la télévision serait un organe de propagande du gouvernement ou le temple de la bêtise ou du consumérisme. Mais ce qui saute aux yeux d’abord c’est qu’elle fait des membres de la classe supérieure la référence obligée de tous les autres. Cette surreprésentation a des conséquences sur nos perceptions de la société – elles contribuent par exemple à notre méconnaissance des inégalités : ces couples de cadres avec trois enfants et une grande maison comme ceux du programme court « Parents mode d’emploi » sur France 2 deviennent la norme du « Français moyen » alors qu’ils font de fait partie des classes supérieures.
Mais cela a aussi des conséquences politiques : sur chaque sujet, ce sont d’abord des membres de la petite ou moyenne bourgeoisie qui s’expriment, donnant leur point de vue comme valant pour tous les autres et contribuant à valider certaines réformes et décrédibiliser certains mouvements sociaux. On interroge ainsi beaucoup plus souvent des entrepreneurs que des salariés pour parler des vertus d’un rétrécissement du code du Travail. Pourquoi cette domination des classes supérieures à la télévision et comment en sortir ?
Le règne sans partage des bourgeois dans notre télé
En 2009, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a mis en place un « baromètre de la diversité » pour mesurer la représentation des différentes catégories de la population dans les programmes télévisés. Sur chaque chaîne, l’organisme public a quantifié le pourcentage d’apparition des hommes et des femmes, des « origines perçues » (blancs, noirs, « asiatiques »… des catégories plutôt étranges), des personnes handicapées et des catégories socio-professionnelles. Cet indicateur élaboré par l’INSEE est le plus proche de ce que nous appelons les classes sociales : on peut regrouper les multiples catégories qu’il contient (ouvriers, employés, agriculteurs, cadres, artisans, etc.) en deux grands ensembles, les classes supérieures (comprenant les cadres, les chefs d’entreprise, les professions libérales et intellectuelles) et les classes moyennes et populaires (professions intermédiaires, ouvriers et employés). Les premières regroupent des gens qui ont des revenus importants, un certain niveau d’étude et une place élevée dans la hiérarchie sociale, tandis que les secondes regroupent des gens à revenus moyens et faibles, peu ou pas diplômés et les plus souvent intermédiaires ou exécutants. Le baromètre prend aussi en compte les inactifs, c’est-à-dire les retraités, les chômeurs, les étudiants et toutes les personnes sans activité professionnelle et, contrairement à ce que l’on fait d’habitude, ne les classe pas selon leur catégorie sociale d’origine (alors qu’il n’y aucun rapport entre un cadre retraité et un employé retraité). Une fois la part que ces trois grandes catégories occupent dans la population française rappelée, le baromètre nous informe de la place qui leur est accordé dans les programmes télévisuels hors publicité, de façon globale puis catégories par catégories (infos, sports, fictions, etc.). Depuis 2009, les résultats sont assez nets : tous programmes confondus, ce sont les classes supérieures qui occupent le temps d’antenne le plus important : entre 60 et 70 % !
Programme par programme, on trouve quelques différences : c’est dans les informations et le sport que les membres des classes supérieures sont les plus visibles (à plus de 75 %), tandis que la fiction et le divertissement sont relativement plus représentatifs. Relativement, car dans les fictions diffusées en 2013, il y a tout de même quatre fois plus de personnages appartenant à la classe supérieure que dans la réalité.
L’écart est encore plus fort dans les informations, où les bourgeois sont sept fois plus représentés. On entend souvent dire que la télé est squattée par des décérébrés de la téléréalité mais pas du tout, elle l’est surtout par les mieux nés d’entre nous. Allumez n’importe quelle chaîne et vous en ferez l’expérience : des chroniqueurs de BFM TV qui se rendent à la chaîne située dans le bourgeois 15ème à ceux de TF1 qui gravissent chaque jour sa tour située à Boulogne-Billancourt, riche commune de l’ouest parisien, l’analyse des événements est monopolisée par des gens souvent parisiens, mis sur leur trente et un et diplômés tandis que la plupart des comédies sentimentales diffusées par France 2 mettent en scène des avocats ou des médecins qui affrontent la crise de la quarantaine et sont capables de prendre un billet d’avion pour rejoindre l’être aimé. Un infirmier, une caissière ou une ouvrière ne verront guère apparaître à la télévision des gens qui pourraient être leur voisin ou leur collègue, hormis les starlettes de la téléréalité ou les sportifs devenus richissimes, dont la plupart des journalistes et présentateurs moquent les fautes de français..
En plus de la fréquence d’apparition inégale, la façon d’apparaître est elle aussi discriminante, il suffit de constater les rôles que prennent les moins riches lorsqu’ils « passent à la télé ». Les membres des classes populaires n’apparaissent pas du tout sous leur meilleur jour. Il n’y a guère que les émissions de cuisine pour les valoriser. Et encore, la mise en scène insiste beaucoup plus souvent sur l’émotion que sur le savoir-faire : on en saura plus sur la gestion de l’échec par Céline que sur son parcours professionnel dans « Le meilleur pâtissier » et les serveurs qui apparaissent dans « Cauchemar en cuisine » sont davantage des confidents du restaurateur que des salariés dont on décrit le quotidien. Enfin, les rares fois où des syndicalistes apparaissent dans un journal télévisé, c’est lorsqu’un conflit social les a mis tellement à bout qu’ils sortent des tirades pleines de rage face au présentateur placide et surpris par tant de véhémence. On a l’impression d’être dans un cercle vicieux : les membres des classes moyennes et classes populaires sont si peu souvent à la télévision que lorsqu’ils y sont, ils perdent leurs moyens et ne contrôlent en rien la façon dont ils sont interrogés ou filmés. Au contraire, les membres des classes supérieures, acteurs, patrons, politiques ou chroniqueurs, savent parfaitement passer à la télévision, tourner les questions à leur avantage et négocier une position qui les met en valeur : tandis qu’un chef d’entreprise reçoit des caméras dans son bureau, selon un protocole défini avec son ou sa chargé de communication, les salariés sont interpellés à la sortie ou à l’arrivée sur leur travail, pour commenter le même résultat ou le même plan social, mais sans pouvoir choisir les questions et s’y préparer.
Le point de vue des bourgeois d’abord
Le traitement télévisé des conflits sociaux met en évidence les conséquences politiques de cette répartition inéquitable et de ces mises en scènes inégalitaires. Si les journalistes ont l’habitude de se défendre de l’accusation de partialité (« On se contente de rapporter les faits, et on interroge les deux partis, puis on sonde l’opinion publique »), on est pourtant loin du compte. Prenons l’exemple des mouvements de taxis : en 2014, l’arrivée sur le marché du transport individuel de la plateforme Uber, qui fait circuler des VTC (chauffeurs indépendants) ou même des particuliers à des prix imbattables en raison des faibles garanties sociales prévues par ce nouveau statut, provoque des manifestations de taxis contre cette concurrence de fait déloyale. La plupart des télés jouent le jeu de l’arbitre et donnent de façon unanime la même conclusion : certes, la pilule est dure à avaler pour les taxis, mais le consommateur y gagne ! Un Uber est noté par le client, il lui propose une bouteille d’eau et de choisir la musique qu’il souhaite écouter, tandis que le taxi n’en ferait qu’à sa tête et impose sa propre radio. Qu’importe l’argument selon lequel la généralisation de ce type de relation de travail indépendant-plateforme fragilise à terme toutes les professions (c’est le début de l’ « uberisation »), « pour le consommateur, c’est mieux ».
Mais de quel consommateur parle-t-on au juste ? Qui prend le taxi si souvent dans les grandes villes ? Les salariés qui vont travailler ? Les chômeurs, les retraités ? Non, essentiellement les cadres, les avocats, les journalistes, bref, tout ceux qui ont le besoin et les moyens d’utiliser un service de transport individuel. Pour les autres, c’est d’abord la voiture individuelle et les transports en commun. Alors comment le point de vue de quelques consommateurs a pu passer avant la question de la modification de la relation de travail salarié, qui menace une bonne partie de la population ? Parce que celle-ci n’a pas voix au chapitre. Les classes supérieures ont imposé leur point de vue d’habitants des centres-villes qui utilisent un transport individuel pour rentrer chez eux après un dîner et qui n’aiment pas que leur chauffeur mette NRJ ou RMC.
En fait, c’est comme si, pour chaque sujet d’actualité, 11 % de la population parvenait à multiplier l’expression de son point de vue par six tout en rendant invisibles les autres points de vue. La grève des pilotes et du personnel d’Air France ? C’est l’exaspération des passagers qui ont vu leur vol annulé et les images tournent en boucle là-dessus, alors que ceux qui prennent l’avion régulièrement sont avant tout des membres des classes supérieures. Et même si parmi tous ces gens qui subissent ces grèves il y a quelques familles qui s’étaient privées pour se payer des vacances à l’étranger, notre télé nous fait d’abord nous apitoyer sur des gens qui ont l’habitude de voyager et qui pourront donc rattraper ce contretemps. Les référendums où le point de vue anti-européen l’emporte ? Un drame et une énorme déception pour les plateaux télés où tout le monde tire la tronche, en 2005 après le « non » à 56 % des Français au Traité constitutionnel européen (devenu « oui » à 80 % après que la décision ait été confiée à notre Parlement, magie !), en 2016 après le vote en faveur du « Brexit » des Britanniques. Pourtant, l’europhilie n’est clairement pas majoritaire en France : les ouvriers et employés sont particulièrement remontés contre l’Union européenne depuis le début des années 2000, tandis que les cadres continuent d’être fans inconditionnels de Bruxelles… Or, si ces derniers sont minoritaires dans l’opinion, ils sont majoritaires à l’écran et notre télé n’a jamais assez de larmes dès que le cartel de Bruxelles est affaibli par un scrutin démocratique, aussitôt dépeint en « vote de la fermeture » et « victoire des gens peu cultivés sur les élites » (Alain Minc à propos du Brexit) par les experts de plateaux, tandis qu’un micro-trottoir en bas de la tour TF1 ou des locaux de France Télévisions viendra faire confirmer ce diagnostic par des « gens pris au hasard » habillés de façon bien luxueuse…
Reproduction sociale et parisianisme : les causes de la surreprésentation
Comment expliquer cette surreprésentation des classes supérieures à la télé ? Il y a d’abord des choses qui semblent assez logiques : les experts de plateaux et autres hommes blancs à cravate qui commentent l’actualité sont issus des grandes écoles comme Sciences Po, qui sont très majoritairement monopolisées par des enfants de classes supérieures. On ne va pas faire venir « madame Michu » – comme ils disent pour dénigrer la parole populaire – pour commenter la crise des dettes souveraines et le niveau de compétitivité de la France sur le marché international… Et pourtant, à Frustration on a plutôt tendance à penser que même dans le domaine économique, l’art de rendre les choses compliquées et inaccessibles au commun des mortels est plutôt une façon de leur confisquer la réflexion sur le partage des richesses et que « madame Michu » est bien capable de voir qu’il n’était pas très astucieux à la base de forcer les États à emprunter sur les marchés financiers plutôt qu’à une banque publique et que la poursuite de la compétitivité ne s’arrêtera pas tant que nous n’aurons pas atteint le niveau de protection sociale des Bangladais [1].
Pourquoi les bourgeois sont aussi davantage présents dans les reportages et dans la fiction ? Concernant les micro-trottoirs, nous avons notre explication : la localisation parisienne de toutes les chaînes explique cette surreprésentation des dames en manteau de fourrure et des jeunes « hipsters » lorsque l’on demande aux « passants » leur avis sur les grèves et Emmanuel Macron, d’autant que le travail de journaliste réclame la rapidité et qu’il est plus facile de descendre dans des rues du riche sud-ouest parisien, où toutes les chaînes sont situées, plutôt que de se rendre dans le très pauvre nord ou « en province ». Les politiques d’austérité dans l’audiovisuel public sont passées par là, fermant des antennes régionales de France 2 et 3, et la référence en termes d’actualité de nos villages semble être désormais le folklorique JT de 13 h animé par le fascisant Jean-Pierre Pernaut.
En complément de cette explication géographique, il existe des raisons sociologiques à cette surreprésentation des cadres, des intellectuels et des avocats dans nos écrans. Une étude de 2005 montrait que 52 % des étudiants en école de journalisme étaient enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures, contre seulement 16 % enfants d’ouvriers ou d’employés [2] (catégories qui représentent la moitié de la population active), c’est-à-dire à peu près la même homogénéité sociale que les très élitistes classes préparatoires aux grandes écoles. Ce recrutement bourgeois de la profession de journaliste fait d’eux des gens issus d’une classe sociale supérieure. Or, comme tous les citoyens, les journalistes ont des perceptions, des goûts et des opinions influencées par leur milieu. Ce n’est pas de leur faute, et ce ne sont pas les seuls ! Sauf qu’eux sont chargés d’informer, sensibiliser ou décrire la société pour tous les autres. Concrètement, cela donne des situations comme celle de la crise taxi-Uber, où ils sont juge et partie. Ils se sont d’abord faits les porte-paroles des gros consommateurs de taxis qu’ils sont alors qu’ils ne fréquentent guère de chauffeurs dans leur vie privée.
Il en va de même des réalisateurs de fiction. Majoritairement issus des classes supérieures, ils ont eux aussi un regard biaisé sur la société française. Décomplexée, la Fémis, prestigieuse école de cinéma qui forme la crème des professionnels du secteur en France, prévenait en 2010 dans son document de présentation du concours d’entrée : « L’enseignement à la Fémis [école nationale supérieure des métiers de l’image et du son] est à temps plein, il n’est donc guère possible de travailler parallèlement à ses études (notamment à mi-temps). De petits boulots sont envisageables éventuellement le week-end. Nous invitons les candidats à s’assurer de leurs moyens financiers en cas de succès au concours [3] ». Cette école, financée par le contribuable, offre néanmoins des bourses sur critères sociaux, mais même le montant maximum est insuffisant pour mener des études longues sans travailler dans une ville aussi chère que Paris. Comment s’étonner alors que les comédies de mœurs de la télévision mettent en scène des personnages qui ressemblent fort aux professionnels qui les conçoivent ? On ne saurait d’ailleurs leur en vouloir, car à quelques exceptions près, leur exploration, caméra à l’épaule, des milieux sociaux moins favorisés que le leur n’est guère heureuse [4].
Quand il s’agit de parler du reste de la population qui n’a pas le bon goût de vivre à Paris et prendre un billet d’avion sur un coup de tête, le milieu social des documentaristes, journalistes et producteurs peut donner de graves démonstrations de mépris de classe, où le but du jeu est d’amuser le public avec les maladresses et les malheurs des citoyens les plus démunis. En 2014, la chaîne franco-allemande Arte diffuse une série, P’tit Quinquin, qui met en scène des habitants de l’arrière-pays de la ville de Boulogne-sur-mer, dans le département du Pas-de-Calais. La série est sélectionnée par la quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes et fait la Une des Cahiers du cinéma, le journal de référence du secteur. Elle est décrite comme « jubilatoire », une vraie « bombe », un « geste radical », sans doute parce qu’il est devenu en soi révolutionnaire de montrer des pauvres gens d’une région délaissée à la télévision… Et pourtant, elle ne faisait guère honneur à ceux qu’elle mettait en scène. Des personnages ridicules (les critiques ont dit « burlesques » pour atténuer l’effet négatif), sachant à peine parler, tournant sur eux-mêmes… Et on était censé se réjouir de voir le peuple sur le petit écran ! Plus grave encore, courant 2016 la chaîne M6 commençait la diffusion d’une téléréalité consacrée à la vie d’allocataires du RSA dans l’un des quartiers les plus pauvres de la ville d’Amiens (Somme) : « La rue des allocs » était la version française d’un programme anglais à succès, où l’on suivait le quotidien dépravé et oisif de bénéficiaires des indemnités chômage pour la version britannique et allocataires du RSA en France. Dès la première diffusion, en août, la présidente du comité du quartier concerné s’outrait auprès de la radio France info : « Ce qu’on a vu, ce sont des gens qui picolent à longueur de journée. Les caméras ont complètement truqué la réalité de ce quartier[…] Saint-Leu est devenu un zoo ! ». Un zoo, truqué par l’arrivée de bières dès 10 h du matin fournies par l’équipe de tournage, comme l’a révélé Le Courrier picard [5] !
Pour une télévision démocratique
La prise de pouvoir du point de vue des classes supérieures sur la description de la société et de ses mœurs n’a rien de nouveau. Les outils de description du réel comme la presse ou la fiction ont toujours été le monopole des plus favorisés, ou de ceux qui vivaient proches des puissants. Dès la Renaissance, les arts et les lettres parlaient d’abord de romances de rois et de princes avant de parler du quotidien des paysans. Mais la différence avec nos jours c’est que ces domaines avaient pour public les principaux intéressés : les pièces de théâtre de Corneille et Racine étaient vues par la cour des rois de France. Le paysan picard n’aurait rien compris à ces histoires d’héritages, de titres et de dilemmes cornéliens. Encore aujourd’hui, les professeurs de français en lycée doivent faire preuve d’ingéniosité pour faire comprendre à une classe d’enfants de chômeurs ou d’ouvriers que les bourgeois cocus des pièces de Tchekhov ou de Feydeau ont un message universel à faire passer.
Mais il n’en est pas de même pour la télévision : qu’on l’encense ou la déteste, force est de reconnaître qu’elle a été, bien avant l’arrivée d’Internet, un des outils de connaissance du monde les plus démocratiques, puisque chaque foyer a pu progressivement en disposer. Le JT de TF1 et plus encore des chaînes publiques, prétend s’adresser à chacun et chacune, et non à un public trié sur le volet. Sans discrimination de couleur ou de classe, la télé est censée parler à tous, faire preuve d’empathie avec la situation de chacun, nous offrir un point de vue objectif ou du moins un tant soit peu représentatif de ce que la majorité des gens pensent ou observent dans leur quotidien. Mais il n’en est rien. Dans un pays où les grandes enquêtes d’opinion montrent que les citoyens sont majoritairement sceptiques face à l’économie de marché, l’entrepreneuriat et les privatisations sont présentés comme la panacée du progrès. Dans un pays où 70 % des gens sont restés contre la loi Travail, la réduction du code du Travail est décrite comme positive par tous les experts de plateau. Dans un pays à ce point remonté contre une Union européenne anti-démocratique que plus aucun gouvernement ne songe à faire de référendum sur la question, Bruxelles est perpétuellement présentée comme une grande œuvre de la communauté humaine, et ce alors que son unique avantage d’échange culturel – la fin des contrôles aux frontières et les programmes comme Erasmus – ne concerne que la minorité qui a les moyens de voyager et de faire des études longues avec une année à l’étranger.
Il ne semble pas y avoir de véritable conscience du problème dans la profession. Les journalistes sont souvent détestés et les citoyens qui font encore confiance aux médias sont devenus minoritaires : dans une grande enquête européenne en ligne réalisée par France Télévisions auprès des jeunes, on apprend que 86 % d’entre eux (sur 225 000 répondants) ne leur font pas confiance ! Cette défiance se traduit souvent par de la haine, flagrante sur Internet (des termes comme « journalopes » ou « merdias », initiés par l’extrême droite, sont devenus récurrents sur les réseaux sociaux), et accompagne les théories conspirationnistes qui doutent systématiquement de tout ce qui est dit par les journalistes. Pourtant, il est clair qu’ils mentent rarement, pas plus qu’ils ne reçoivent des pots-de-vin de la part des grandes entreprises ou un coup de téléphone du ministre de l’Information, comme au temps où l’ORTF était l’unique chaîne de télévision en France. Mais ils analysent tout selon leur point de vue de classe. Actuellement, les journalistes réagissent de façon corporatiste à ces agressions, et de ce dialogue de sourd ne naît aucune remise en question.
Du côté du Conseil supérieur de l’audiovisuel, nulle mesure ne semble à l’ordre du jour pour ramener de la diversité sociale à l’écran. D’ailleurs, les derniers résultats du baromètre publiés sur le site ne mentionnent plus la question de la représentation des catégories sociales depuis… 2013 ! Ils parlent des hommes et des femmes, des « perçus comme blanc » et des « perçus comme non-blanc » mais plus de l’appartenance sociale, devenue donc impossible à mesurer.
Comment obtenir une télévision plus démocratique, qui mette en avant le point de vue de tous et en scène la vie de chacun, ce qui serait le minimum pour donner aux citoyens une vision éclairée d’eux-mêmes ?
– D’abord, il faudrait faire en sorte que les écoles qui produisent nos journalistes, réalisateurs et documentaristes ne soient plus monopolisées par les enfants de bourgeois. C’est d’autant plus faisable qu’en France, nombre de ces écoles sont financées par le public et qu’on est en droit d’attendre un plus grand respect de l’égalité sociale dans leur recrutement.
– Ensuite, plutôt qu’une autorité technocratique comme le CSA, visiblement peu sensible à la question de la représentativité sociale de la télévision, on pourrait créer des organismes de contrôle avec des citoyens tirés au sort et représentatifs de la société : que « madame Michu » puisse voir comment les personnes comme elles sont traitées à l’écran, que tous les Kevin et Grégory qui sont moqués par les journalistes de Canal+ puissent s’exprimer là-dessus, ainsi que les syndicalistes.
– Enfin, en ce qui concerne l’audiovisuel public, qu’on cesse de considérer que la population est composée d’enfants qu’il faudrait éduquer à la mondialisation heureuse, par le biais « d’analyses » d’experts de plateau qui n’ont en réalité pour seule fonction que de nous complexer sur nos capacités à penser ce qui est bon pour nous.
Regarder la météo des neiges alors qu’on n’aura jamais les moyens d’emmener sa famille au ski, se faire filmer à la sortie du boulot pour commenter un plan social en cinq secondes ou voir ses semblables se faire traiter de beaufs par des journalistes en jean et veste ajustée, n’est-ce pas dommage de voir réduit à cela ce que peut nous apporter un bel objet technologique posé au milieu de notre salon ?
[1] Pour une réflexion sur cette idée de compétence politique, voir l’article de Frustration, « La compétence politique n’existe pas », no 8, septembre 2016.
[2] Géraud Lafarge et Dominique Marchetti, Enquête sur la provenance des étudiants en journalisme, revue Médiamorphoses, no 66, 2008.
[3] Voir l’article « Des grandes écoles pour enfants fortunés », Observatoire des inégalités, 7 janvier 2010.
[4] Dans notre numéro 5, nous faisions une comparaison entre le film La Loi du marché, de Stéphane Brizé, qui avait ému les professionnels de la critique pour un traitement fataliste et glauque du monde du travail employé, et Discount de Louis-Julien Petit, rare film qui ne traite pas les personnages populaires comme des animaux blessés et bornés.
[5] « Saint-Leu – ʺLa Rue des Allocsʺ : les bières étaient fournies », Benoît Delespierre, Le Courrier picard, 27 août 2016.
[1] Voir l’article de l’Observatoire des inégalités intitulé « Les sports d’hiver, une pratique de privilégiés », 5 février 2016.