logo_frustration
U

Quand on pense à la musique grunge, viennent immédiatement à l’esprit des images de jeunes hommes débraillés et crasseux, criant des paroles nihilistes et désabusées, et devenus, parfois malgré eux, des icônes passant en boucle sur MTV au début des années 1990.  Mais le grunge, ça n’est pas uniquement Nirvana, Pearl Jam, Alice in Chains ou Soundgarden, composés exclusivement d’hommes, c’est aussi de nombreux groupes créés par des femmes très talentueuses qui, à leur manière, ont fait avancer la cause du féminisme dans un milieu qui en était très éloigné. L’un des plus emblématiques d’entre eux est Hole, le groupe de Courtney Love. Retour sur cette artiste géniale, qui a toujours refusé l’asservissement des femmes par les hommes, et sur l’une de ses plus belles chansons : Miss World.

Dans les années 1990, comme beaucoup de mes amis, j’étais fan de Nirvana. Au collège, on s’échangeait nos CD, dont on lisait les paroles des chansons à longueur de récréations. On apprenait maladroitement à jouer de la guitare sur leurs accords faciles. Au-delà de la force de cette musique, je pense que ce qui nous plaisait le plus, inconsciemment à l’époque, c’est toute la jeunesse qui restait dans les textes de Kurt Cobain, qui était mort à l’orée de notre adolescence. Ça nous touchait et ça nous rassemblait, quand il hurlait « Here we are now, entertain us ; I feel stupid and  contagious » (Maintenant que nous sommes là, amusez-nous ; Je me sens stupide et contagieux).

Loin du virilisme débile du hard rock, des cuirs, bottes, pantalons serrés et bandana des Guns N’ Roses, Nirvana dévoilait une rébellion personnelle, intime, terre à terre, sans prétention, sans flamboyance, en ne donnant de leçon à personne. Nirvana nous permettait d’être fier de n’être rien d’autres que ce qu’on était. On n’avait pas besoin d’apprendre le solfège pour jouer sa musique, on n’avait pas besoin d’être cultivé pour comprendre ses paroles, on n’avait pas besoin de s’acheter un look pour lui ressembler. On n’avait pas besoin d’être bon en sport, d’être parmi les gagnants. On n’avait pas besoin d’être beau. Le grunge était majoritairement masculin, mais son échappée des stéréotypes virilistes et son anti establishment ont créé une brèche sécurisante permettant à des femmes de s’exprimer musicalement.

Je n’ai d’abord écouté que des groupes de rock composés d’hommes ; nous n’en connaissions pas d’autres, au début avec mes amis. Pour nous, les groupes de filles, c’était les Spice Girls, les All Saints, ou les Destiny Childs ; ça ne pouvait pas être autre chose et ça n’avait aucun intérêt. Par curiosité, et surtout pour accompagner ma pile de CD de Nirvana, je demandai comme cadeau à ma tante, pour un Noël, un album de Hole, le groupe de Courtney Love, car c’était la veuve de Kurt Cobain. Je n’en avais jusqu’alors jamais entendu le moindre morceau.

Regarde-moi être détruite par ton regard masculin

La claque fut monumentale. Dès que j’ai entendu la voix rauque de Courtney Love se poser sur les trois accords du premier riff de Violet, morceau d’ouverture de « Live Through This », album au titre prémonitoire (traverser ça), paru quelques jours après la mort de Kurt Cobain, j’ai été captivé, saisi, bouleversé. La dualité du grunge, passant de moment calme, pop, à une avalanche de rage, atteint sur ce disque son point culminant. Le deuxième morceau est l’un de ceux qui m’ont le plus marqué. Son titre était intrigant « Miss World » et semblait renvoyer à la pochette, où une mannequin apparaît en princesse couronnée. 

« I am the girl you know can’t look you in the eye » (je suis la fille que tu connais, qui ne peut pas te regarder dans les yeux), chante-elle en introduction sur une impeccable mélodie pop. C’est une Miss World, mais au lieu d’en être fier, de s’en vanter, elle se sent insuffisante et en a honte, elle n’ose même pas regarder les autres dans les yeux.  Quand le rythme s’emballe peu à peu, Courtney Love dit encore plus clairement les choses. Être cette Miss World est destructeur. « I’m Miss World ; Watch me break and watch me burn » (regarde-moi être détruite et regarde-moi brûler). Les paroles de « Miss World » évoquent ainsi les pressions exercées sur les femmes pour qu’elles se conforment à des normes de beauté dirigées vers le désir masculin.

Le clip de la chanson est très inspiré par la scène du bal de promo à la fin du film Carrie, adaptation par Brian de Palma du premier roman de Stephen King, qui met en scène une adolescente détruite par sa mère fanatique religieuse et par le rejet des autres. C’est une œuvre féministe, dès la scène d’ouverture dans le vestiaire où Carrie est humiliée, car le sang coule pour la première fois entre ses cuisses. Ce film bouleversant montre, pour la première fois à ma connaissance, les règles à l’écran, et la honte qui peut découler de cette condition de femmes. Il montre aussi l’émancipation de Carrie, grâce à son propre pouvoir surnaturel et la solidarité de son amie Sue. Ce film, et les chansons de Courtney Love, ont donné accès à de nombreux adolescents à ce qu’est la condition féminine, loin de l’univers aseptisé et glamour vendu par les médias. 

L’une des inventeuses du look Kinderwhore

Bien plus tard, je découvris que la pochette du single Miss World, représente une petite fille à un concours de beauté. Cela donne un reflet encore plus tragique à ce texte, qui évoque aussi les attentes que la société a vis-à-vis des enfants et de tout ce que ça peut détruire en eux. C’est aussi très clair dans le clip de la chanson Violet, où des enfants subissent le regard concupiscent d’hommes inquiétants. Courtney Love illustre aussi cette souffrance par son look. Elle est l’une des inventeuses du style Kinderwhore, qui se définit par un mélange de look « gentilles petites filles » (robes à fleurs, dentelles, barrette, col Claudine) et de look « destroy » (cheveux décolorés, bas résille, habits déchirés, rouge à lèvres très marqué), comme on le voit dans ses clips et ses concerts.

L’enfance de Courtney Love a été démolie, notamment par ses parents qui l’initièrent au LSD à l’âge de quatre ans. Elle enchaîne dans son adolescence les maisons de correction, puis les clubs de strip-tease avant de commencer à se trouver une voie dans la musique, d’abord dans Babes in Toyland, l’un des fers de lance des Riot grrrls. Ce mouvement musical apparu au début des années 90 aux États-Unis pour dénoncer les systèmes de domination, en particulier le sexisme et le racisme. Les riot grrrls inscrivent sur leurs corps les insultes que subissent régulièrement les femmes (« slut » par exemple). Ce mouvement, dont les groupes emblématiques sont notamment Bikini Kill et Jack off Jill, disparut au bout de quelques années, mais Courtney Love, qui ne s’en revendiquait pas directement, en poursuivit la démarche avec son groupe suivant, Hole, par ses paroles, son comportement et son style vestimentaire.

Être effacé par son conjoint ou le syndrome Yoko Ono

Les chansons de Courtney Love n’ont rien à envier à celles des grands noms du grunge, et Live Through This est d’ailleurs aujourd’hui classé parmi les 500 plus grands albums de tous les temps par le magazine Rolling Stone. Ses chansons sont reprises par des stars d’aujourd’hui, telles que Miley Cyrus. Lana Del Rey l’a invité à faire sa première partie. Mais lors de sa sortie, la qualité de ce disque sera malheureusement en partie masquée par la mort de son mari. En effet, à l’époque, pour les médias, Courtney Love ne peut être rien de plus que la veuve de Kurt Cobain. Ne pouvant nier la qualité de cet album, d’innombrables rumeurs fleurissent rapidement pour affirmer qu’elle ne pouvait pas être capable d’avoir créé une telle œuvre et que c’était forcément Cobain qui l’avait composé pour elle. Pire encore, des théories, diffusées par son propre père, apparurent pour affirmer que c’était forcément elle qui avait tué son mari, trop jalouse de sa gloire. C’est la sorcière du moyen âge ou le syndrome Yoko Ono : dans la musique rock à l’époque, la femme est forcément celle qui détruit l’autre.

Heureusement, il y a Courtney Love. En particulier. Et le punk-rock, en général.

Virginie despentes

Sa vie faite de frasques, de drogues et d’excès fut beaucoup critiquée, alors que le même mode de vie était glorifié chez les hommes. Sa vie elle-même est ainsi emblématique de la place des femmes, prisonnière du regard masculin, qui ne supporte pas qu’elles aient le même comportement qu’eux. « Heureusement, il y a Courtney Love. En particulier. Et le punk-rock, en général. », écrit Virginie Despentes dans King Kong Théorie. « Courtney Love a montré qu’on pouvait être née fille et ne rien s’interdire. Être dans l’action, et pas dans la passivité. Crier, pleurer, monter au créneau et hurler sa vérité », écrit quant à elle Violaine Schütz, l’une de ses biographes.

À la fin des années 1990, Courtney Love se fit remarquer avec des rôles importants dans des films de Milos Forman : Man on the Moon, et Larry Flint. Elle fut l’une des premières femmes à évoquer les méfaits de Harvey Weinstein, alors que personne n’osait encore en parler : en 2005, lorsqu’un journaliste lui demande quel conseil elle donnerait à une jeune commençant sa carrière à Hollywood, elle répond : «Je serais poursuivie en diffamation si je le dis … Si Harvey Weinstein vous invite à une fête privée au Four Seasons, n’y allez pas ». Suite à cette déclaration, elle fut ensuite blacklistée par la puissante Creative Artists Agency.  Depuis pas mal d’années, le nom de Courtney Love ne réapparaît dans les médias que pour évoquer ses problèmes judiciaires ou ses problèmes de drogues (qui l’ont amené à perdre plusieurs fois la garde de sa fille). Elle ne semble plus créer grand-chose. Mais son itinéraire incandescent, sa liberté, sa sincérité, et surtout son talent pur, me marqueront à jamais.


Guillaume Etiévant


Frustration est un média d’opinion, engagé et apartisan : financés 100% par nos lectrices et lecteurs, nous ne percevons ni subventions ni “gros dons”. Nous ne percevons aucune recette publicitaire. Par ailleurs, notre média en ligne est entièrement gratuit et accessible à toutes et tous. Ces conditions nous semblent indispensables pour pouvoir défendre un point de vue radical, anticapitaliste, féministe et antiraciste. Pour nous, il y a une lutte des classes et nous voulons que notre classe, la classe laborieuse, la gagne.

Je vous aide !