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L’anniversaire des 40 ans de l’élection de François Mitterrand a été l’occasion de faire revivre un clivage au sein de la bourgeoisie, entre sa droite et sa gauche. Si la droite a pu râler sur “l’immigrationniste”, comme Eric Zemmour (qui a pourtant voté pour lui), le Parti socialiste a quant à lui chanté  ses louanges, à l’image de François Hollande invité sur France Inter pour l’occasion. La France insoumise s’est aussi prêtée au jeu : pour Jean-Luc Mélenchon, Mitterrand est même  “un soleil qui ne se couche jamais”… Le discours dominant à gauche a été bien résumé par Philippe Marlière, professeur de politiques françaises et européennes de l’University College de Londres : “Il y a évidemment le tournant libéral de 1982-83. Mais marteler cela sous prétexte de parler du 10 mai 1981 est abusif. Il y eut, aussi, un espoir populaire authentique et unique en 1981-82, et des réformes sociales considérables jamais égalées depuis par la gauche.” Pourtant, si une large partie de la bourgeoisie et de la classe politique célèbre gaiement cet anniversaire, nous avons, à Frustration, plus de mal à nous joindre aux célébrations : Mitterrand mérite-t-il encore d’être un phare pour ceux et celles qui veulent changer la société ? 

Des acquis sociaux qui suffisent à faire oublier le reste ? 

C’est entendu : Mitterrand serait le “grand président de gauche de la Ve République”, celui de “nombreux acquis sociaux”.  Parmi les mesures les plus emblématiques on trouve :

  • La cinquième semaine de congés payés en janvier 1982. Les lois Auroux prévoyaient aussi l’interdiction des discriminations politiques, syndicales et religieuses au travail, un droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail, l’instauration d’un droit de retrait en cas de situation de danger, et la création du CHSCT (Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) en partie supprimé par Macron.
  • La semaine de 39 heures, également en 1982.
  • La retraite à 60 ans en 1983. 

Ces réformes étaient bien présentes dans son programme intitulé “Changer la vie”, un nom qui illustre bien une certaine esthétique poétique un peu lourdingue du Parti socialiste, qu’il continue d’ailleurs de nous imposer. Mais elles doivent alors être remises dans leur contexte, celui de longues luttes politiques, syndicales et sociales qui ont permis aux travailleurs d’arracher ces avancées au patronat et ce, peu importe la couleur de la majorité politique. 

En effet, si l’on se félicite généralement du bilan de François Mitterrand c’est parce qu’on le compare à ceux, minables, de ses successeurs. Mais c’est faire de drôles de comptabilités car ce dernier doit aussi être mis en perspective vis-à-vis de ses prédécesseurs, et Mitterrand n’est pas le premier à avoir mis en place des réformes sociales, loin de là. Certes Mitterrand a augmenté le SMIC de… 10%, mais ce dernier a été créé par…Georges Pompidou. Avant lui, sous pression d’un mouvement syndical et communiste extrêmement puissant ,le général de Gaulle avait nationalisé les banques, planifié, participé à la création de la Sécurité sociale… “Grands hommes de gauche”, eux aussi ?

Si ces acquis sociaux ont permis de soulager un peu (et temporairement) les salariés, ils ne peuvent pas servir de cache-sexe au fait qu’une grande partie des politiques antisociales que nous subissons aujourd’hui sont directement issues des réformes structurelles initiées sous la présidence Mitterrand. Pour le dire autrement : loin de fragiliser le capitalisme français et européen, le “socialisme” de Mitterrand a contribué considérablement à le renforcer et à saper les résistances qui auraient pu lui être opposées. 

Le tournant de la rigueur : pas un simple renoncement au socialisme mais une fuite en avant libérale

Le “tournant de la rigueur” désigne le moment politique en 1983 où, confronté à ses échecs, Mitterrand assume et annonce renoncer à ses promesses sociales pour opérer un virage à 180° vers le libéralisme économique. Si ce dernier n’est pas un réel “tournant” c’est parce que Mitterrand a participé au jeu classique et cynique des sociaux-démocrates qui consiste à faire des promesses antilibérales dans un cadre parfaitement libéral. Cela a l’avantage de montrer une bonne volonté en faisant mine de vouloir mettre en place ce pour quoi on a été élu, puis de faire constater à tous l’échec de ces politiques alors même que celles-ci ne pouvaient qu’échouer dans ce contexte. C’est une des manœuvres de la bourgeoisie, aussi grossière qu’efficace, pour “naturaliser” une fois de plus le capitalisme. 

La politique de relance par la demande de Mitterrand n’aurait pu aboutir qu’en assumant une sortie du système monétaire européen (sorte d’ancêtre de l’euro qui encadrait la fluctuation des monnaies européennes) – ce qui était parfaitement prévisible et connu des socialistes. Le PS n’avait donc jamais eu pour intention de maintenir cette politique dans la durée. Ce qui rend ce point essentiel c’est qu’avec le Traité unique de 1986 mais surtout avec le Traité de Maastricht, un des principaux héritages de la présidence Mitterrand, ce dernier a renforcé de manière absolument considérable le cadre qui rend presque impossible toute mesure sociale. C’est en effet ce traité qui préparait l’instauration d’une monnaie unique, l’euro. Mettre en place des mesures sociales et des mesures de relance aujourd’hui sans pouvoir librement dévaluer notre monnaie (qui dépend désormais d’une banque centrale “indépendante”, la BCE, aux vues extrêmement libérales) entraînerait, en plus d’une pression inouïe des marchés financiers, une crise économique considérable. 

Une dérégulation de la finance signée Mitterrand, Bérégovoy et Naouri

Mais les socialistes ne se sont pas seulement contentés de stopper net les mesures sociales et de créer un cadre qui les empêchent, ils ont aussi dérégulé la finance ! Plus personne n’en parle, mais Mitterrand et ses gouvernements ont bel et bien mis fin au contrôle des crédits et des taux d’intérêts et ont freiné la réglementation des marchés financiers. Le principal architecte de cette évolution est Jean-Charles Naouri, devenu depuis PDG du groupe Casino. Directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, ministre des Affaires sociales puis de l’Économie du gouvernement socialiste entre 1982 et 1986, il ouvre les marchés à tous (actions/obligations – pour les institutionnels comme pour les particuliers), et crée un système de dette de l’État échangeable (l’ « OAT »)… Il lance le mouvement qui aboutira aux fameux produits dérivés à l’origine de la crise de 2008, censés être des produits d’assurance mais qui sont devenus des produits de spéculation pure en permettant de vendre des produits financiers sans les posséder ou de les acheter sans avoir la liquidité pour les payer. Pour faire simple, il met toute sa créativité au service d’une complexification croissante des montages et produits financiers qui rapproche la finance du casino, avec des mécanismes de reventes de crédits à la chaîne (qui aboutissent aux CDS, credits defaults swaps, des montages permettant de refourguer des dettes contractées par des personnes insolvables transformées en produits financiers qui s’échangent sur des marchés – le film The Big Short, explique de façon ludique ces paris délirants).

Le résultat est bien illustré par l’index de libéralisation financière du FMI, qui vise à mesurer le bon avancement des mesures préconisées par l’institution internationale dans chaque pays, afin de les comparer et de jouer un peu la compétition, comme le ferait un bon vieux maître d’école. Il se base sur le degré d’avancement de sept types de mesures, parmi lesquelles les privatisations d’entreprises publiques, la déréglementation des marchés financiers, la fin du contrôle du crédit et des taux d’intérêt, l’abandon de la supervision des banques et l’élimination des barrières douanières. Ce que l’on remarque d’après ce graphique, c’est que la France a été un très bon élève du maître FMI entre 1983 et 1997. C’est à cette période studieuse que nous devons l’état actuel des inégalités.

Le “tournant de la rigueur” a donc cette importance historique qu’il n’a pas seulement consisté à abandonner le programme de 1981 au profit du marché européen et de la finance dérégulée, mais bien à créer les restrictions qui nous contraignent encore aujourd’hui. Pire, ce sont bien les mêmes faux choix, les mêmes impasses, les mêmes fausses promesses que nous infligent les héritiers de Mitterrand : Yannick Jadot, Benoît Hamon, Christiane Taubira, Arnaud Montebourg, Anne Hidalgo… et tous ceux qui prétendent mettre en place la moindre politique sociale ou écologique ambitieuse au sein de structures qui les interdisent. 

Ce livre raconte avec précision et clarté le moment clef que fut le “tournant de la rigueur” dans le choix politique du chômage de masse.

Un verrouillage politique de la Ve République 

En 1964, François Mitterrand publiait Le Coup d’Etat Permanent, une critique très fine, acerbe, de la Ve République, qui fait encore référence chez beaucoup des partisans de la VI e. Pourtant, loin de la remettre en cause, Mitterrand a incarné cette dernière au maximum. C’est d’ailleurs cette figure extrêmement Ve république, providentielle, que ses admirateurs continuent d’adorer aujourd’hui : “Tonton”, l’homme “cultivé”, “exceptionnel”…

Comme pour le carcan européen, Mitterrand n’a pas fragilisé la Ve République, il l’a au contraire fortifiée et en a repris toutes les tares.Ce dernier a exploité au maximum le système partisan et le vote en deux tours. C’est notamment lui qui a mis en place une stratégie électorale dont nous continuons de subir les conséquences : faire monter le Front national et détruire le Parti communiste. Là aussi, Hollande et Macron s’inscrivent dans sa lignée. En 1985, Mitterrand améliore la proportionnalité au Parlement, mais loin de viser à plus de démocratie, ce pluralisme de façade a (ou revet)  d’autres fins : comme le dira son ministre Roland Dumas à propos de la droite : « Cela fait partie de la tactique politique. Avec pour idée de trouver un moyen de les diviser. Le moyen de les diviser a été  la loi électorale, c’est-à-dire la loi proportionnelle. » Avoir une extrême droite forte pour présenter un candidat libéral comme rempart, en ayant à peine besoin de convaincre, a été une stratégie utilisée ad nauseam depuis.

Mitterrand n’a pas non plus hésité à profiter pleinement des pouvoirs extraordinaires conférés par un régime hyper-présidentiel. “La raison d’Etat” et le fait du prince permettant visiblement de tout justifier, le gouvernement est allé jusqu’à fomenter un attentat contre Greenpeace, en violation de toutes les juridictions nationales et internationales. Au début des années 1980, l’ONG disposait d’un navire amiral, le Rainbow Warrior, qui documentait le massacre des baleines, mais surtout, luttait contre les essais nucléaires. En 1985 ce dernier aidait la population de Rongelap à émigrer en raison des nombreux cancers et leucémies que leur faisaient contracter les poussières radioactives disséminées à la suite des essais américains. Après une halte en Nouvelle-Zélande, le navire a décidé de mettre cap vers Mururoa pour contrer les essais nucléaires français qui avaient lieu, dans le plus pur esprit colonial, en Polynésie française. La France, sur accord explicite du président Mitterrand (selon Pierre Lacoste, patron de la DGSE) a alors envoyé une équipe d’espions (dont le frère de Ségolène Royal), et a fait exploser le bateau à l’aide de mines, tuant un journaliste portugais. Quelques jours plus tard, les terroristes français ont été arrêtés comme des bleus, la Nouvelle-Zélande a évoqué « un acte de guerre » et la France s’est couverte de honte. Alors que le scandale aurait été d’une ampleur phénoménale dans n’importe quelle démocratie normale, Mitterrand s’est maintenu au pouvoir. Pire, le Premier ministre de l’époque, Laurent Fabius, a été recyclé aux… Affaires étrangères sous François Hollande.

Un héritage qui nous coûte encore 

On le voit : il ne nous reste finalement, aujourd’hui, plus grand chose à sauver de l’héritage de Mitterrand. Peut-être l’abolition bienvenue de la peine de mort ? Cette réforme, qui continue d’alimenter un mythe persistant et méprisant d’un peuple foncièrement pro-peine de mort, ne doit toutefois pas faire oublier un versant moins glorieux de Mitterrand : son passé de guillotineur zélé en Algérie. En 1956-1957, Mitterrand est le ministre de la justice du gouvernement de “Front républicain” qui mène une politique ultra-brutale en Algérie. Le futur président, partisan assumé du colonialisme et de l’Algérie française, se fait alors connaître en comme un véritable boucher, qui fait décapiter les militants nationalistes et communistes à tour de bras, quand bien même ces derniers n’étaient pas coupables de “crimes de sang”. 

Tortionnaire en Algérie, libéral convaincu dont nous subissons encore l’héritage, et incarnation d’une Vème République antipopulaire, Mitterrand ne fait pas partie des personnages que notre classe devrait remercier.Non pas que les socialistes n’aient pas en effet changé nos vies, mais plutôt dans la direction opposée de ce que nous aurions pu espérer. Des décennies après, les gens dégoûtés de la politique citent encore Mitterand, ses trahisons et ses mensonges comme un moteur de leurs déceptions.

D’après la gauche institutionnelle c’est « l’espoir populaire » suscité par Mitterrand que nous devrions retenir. C’est évidemment cet « espoir populaire » qu’il s’agirait de faire renaître mais il est urgent de parvenir à lui donner d’autres débouchés que d’être systématiquement trahis. Récemment, les gilets jaunes ont incarné un « espoir populaire » bien plus puissant qui nous invitait à sortir de l’immaturité dans laquelle ils veulent nous enfermer, celle de devoir confier nos « authentiques espoirs populaires » à des arrivistes bourgeois.

La Mitterrand-mania est un mythe qui ne sert plus que les intérêts d’un PS moribond survivant par perfusion médiatique : enterrons les ensemble. 


Rob Grams