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“Mais qu’est-ce que je fous là ?” : est-ce que tout pratiquant assidu de la salle de musculation ne s’est pas déjà posé cette question-là ? “Pourquoi j’irais m’infliger ça ?”, se demandent les autres. Car après tout, se muscler dans une salle c’est se faire mal, affronter sa douleur, adapter son régime alimentaire, éviter de trop manger, trop boire pour… avoir un corps visiblement plus fort. Rien de très marrant dans le processus, contrairement à d’autres sports où l’on s’amuse, on sociabilise, on se détend… Guillaume Vallet, dans son livre La Fabrique du muscle (L’échappée, 2022), n’apporte pas de réponse définitive à l’intérêt existentiel de la musculation. Mais ce chercheur en sciences économiques, lui-même régulier des salles de sport, donne des clefs de compréhension sociologique à l’obsession montante pour le muscle. Selon lui, l’engouement pour la musculation serait lié au nouveau stade du capitalisme dans lequel nous évoluons, où il est important de se protéger, de s’adapter, de prendre soin de son corps pour mieux vivre sa vie. Dans ce livre agréable à lire, il analyse plusieurs grands mécanismes de la musculation comme pratique de masse : le rapport au travail, à la masculinité, au mérite… Nous l’avons interrogé sur ces sujets.

Pour vous, la pratique de la musculation est une pratique de masse : tout le monde est concerné. Comment expliquer vous ça ?

Nous sommes, depuis l’après-guerre, dans une ère où la santé et l’apparence sont très mis en avant. S’occuper de son corps à travers le sport est associé à l’idée d’une bonne santé, c’est donc en pleine croissance. 

Plus précisément, depuis les années 1980, nous sommes entrés dans ce que j’appelle “un capitalisme des vulnérabilités”, qui produit nombre de crises, de peurs et d’incertitudes. La pandémie en est un exemple récent. 

Face à ces incertitudes, le corps apparaît comme une ressource disponible pour tout un chacun, grâce auquel on cherche à se protéger. C’est là qu’intervient la dimension économique de la musculation. Le capitalisme cherche de nouveaux espaces d’accumulation et des entreprises s’engouffrent dans ces peurs, dans cette quête de réponses corporelles aux vulnérabilités : produits nutritionnels, coaching sportif, influenceurs sur les réseaux sociaux… 

Énormément de gens ont des velléités de s’inscrire à la salle de sport…. Tout le monde baigne là-dedans.

Oui, tout le monde baigne là-dedans et avec tout ce qui s’accompagne : hier avec ma femme, on est tombés sur une émission de téléshopping et tout tournait autour de la perte de poids, des gélules minceurs… Il y acette croyance selon laquelle des produits vont nous permettre d’atteindre l’idéal. Ma femme me disait : « on dirait qu’il n’y a rien d’autre dans la vie à part ça ! ». Et c’est vrai, c’était sans fin : la gélule, le tapis de course, le produit anti-rides…

Ton gym buddy quand tu rates une semaine d’entraînement à la salle (Terminator 2)

Si l’on ajoute à ça l’importance aujourd’hui des réseaux sociaux, qui nous renvoient l’idée d’une image à porter et diffuser autour de soi, vous accentuez le phénomène. C’est ce qui est nouveau par rapport à la période où j’étais jeune : j’étais marqué par les films avec Schwarzenegger, Stallone etc., mais j’avais vraiment l’impression qu’il y avait eux et moi… Désormais, avec les réseaux sociaux, on a l’impression que n’importe qui pourrait devenir entrepreneur de son corps. Et ça démultiplie les désirs et les croyances des individus qui peuvent se dire « c’est grâce à mon corps que je vais pouvoir exister : non seulement je vais être en bonne santé, mais en plus je vais pouvoir le faire savoir rapidement sur les réseaux sociaux, me faire de l’argent, en vivre ! ». Tout semble à portée de main. Et là forcément il y a beaucoup de déçus, comme dans tout processus capitaliste, car le marché se concentre à l’extrême autour d’une minorité de personnes.

Oui… Par exemple, moi je suis bombardé, sur Facebook, Instagram et ailleurs sur le web, de vidéos sur la musculation. J’ai l’impression d’être entouré de coachs muscu dans une mise en scène de soi pas possible.  et de vidéos d’influenceurs musculation qui montrent leur « morning routine »… Je suis donc bombardé de corps musclés parfaits…  Même dans les séries Netflix : on a l’impression que le moindre personnage secondaire est hyper musclé…

Complètement. Le corps musclé est devenu une référence incontournable. L’hyper-corps : hyper développé, hyper sec, hyper puissant… Je ne suis pas psychologue mais on voit bien que ça contamine profondément notre cerveau. Cela devient une réalité existentielle, on ne peut pas exister si on n’a pas ça. Il faut avoir pour être. Il faut capter quelque chose pour avoir le sentiment d’exister. Le corps est un capital un peu différent du capital financier : il n’est pas transmissible, il est précaire. Il crée donc beaucoup de frustration. Et je pense pourtant, comme je le dis dans le livre, que le sport a pu aider ou « sauver » beaucoup de personnes. Mais en même temps, c’est destructeur car on connaît la fin du processus, on en veut toujours plus, et on est tout le temps en train de se comparer. 

C’est une charge mentale très lourde de vouloir produire son corps aujourd’hui.

Durant ma jeunesse, j’étais marqué par les films avec Schwarzenegger, Stallone etc., mais j’avais vraiment l’impression qu’il y avait eux et moi… Désormais, avec les réseaux sociaux, on a l’impression que n’importe qui pourrait devenir entrepreneur de son corps.

Ce qui est frappant c’est l’insatisfaction permanente que la musculation provoque : il faut non seulement atteindre un certain niveau mais aussi  maintenir, et ça c’est hyper dur.

Eh oui, et tout en sachant la fin du processus qui est la mort. Si je suis pessimiste, je peux dire que c’est perdu d’avance. Parce qu’on a peut-être cette croyance d’être invincible à travers son corps, de pouvoir repousser la maladie… mais on sait qu’au fond, ce capital qu’on entretient et que l’on valorise sur différents marchés (marché professionnel, marché symbolique…) nous échappe. 

Tout cela se fait sur fond de transformation du capitalisme ainsi que du rapport entre l’Etat et les individus. Nous sommes dans un processus de désengagement de l’Etat où c’est à l’individu de se responsabiliser et de se prendre en main. Dans ce contexte, une poignée d’individus réussit et le met en avant en tenant un discours méritocratique : “je suis là grâce à moi, grâce à mes efforts, je ne dois rien à personne”. D’un autre côté, toute une masse de personnes n’y arrive pas. C’est ainsi que la responsabilisation devient culpabilisation : “si tout était à portée de main et que je n’y arrive pas, alors le problème vient de moi…”. Cette culpabilité crée beaucoup de problèmes, qui peuvent aller jusqu’au suicide pour ceux qui n’aiment pas leur corps. Il est violent de juger les gens 100% responsables de leurs corps, comme un certain discours sur l’obésité : “ils n’ont qu’à se bouger, il suffit de le vouloir”. 

Est-ce qu’on peut dire que la musculation donne l’illusion que ce serait par excellence la discipline où le travail paye ? La discipline où les efforts seraient récompensés, contrairement au reste de la vie ?

Oui absolument. Ce qui est sacralisé dans la musculation, c’est le travail, vieil héritage de l’éthique protestante. Ce n’est pas uniquement l’activité en tant que telle qui enlève l’angoisse et qui permet d’avoir ce sentiment d’exister, c’est la conscience de maîtriser un objet : on fait ce qu’on veut à travers son corps, il nous appartient, on le façonne à souhait. 

J’en reviens à Max Weber (économiste et sociologue allemand, qui a notamment développé les liens entre protestantisme, éthique du travail et développement du capitalisme, ndlr) : dans le capitalisme des vulnérabilités, le travail est le salut. C’est pourquoi il est hyper valorisé dans la pratique de la musculation.  Le travail de son propre corps est très dur : il faut faire des sacrifices, ne rien lâcher, supporter la douleur. C’est la fameuse philosophie du milieu du « no pain no gain » (on n’a rien sans rien, ndlr).

Dans le livre, vous parlez du lien entre le travail que font les gens, leur activité professionnelle, et la salle de musculation. La musculation  serait du travail désaliéné au sens marxiste : c’est nous qui travaillons, c’est dur certes, mais c’est nous qui récupérons les gains, personne ne va récupérer notre plus-value.

Dans le livre j’évoque le fait que les personnes qui ont une activité professionnelle peu satisfaisante compensent par la musculation Elles recréent à la salle un autre univers où elles sont maîtres de leur travail et de leur corps, ce qui est libérateur. Mais pour en arriver là des grandes firmes nous exploitent, nous font croire que l’on existe grâce à notre corps, que cette identité corporelle est essentielle, qu’il faut prendre tel ou tel type de produit. Il y a donc cette ambivalence : libération et aliénation. 

La musculation c’est aussi la conscience de maîtriser un objet : on fait ce qu’on veut à travers son corps, il nous appartient, on le façonne à souhait. 

Je pense qu’individuellement la musculation permet de se libérer de certaines formes d’exploitation et de canaliser des pulsions. Beaucoup d’individus ont pu se servir de ce rapport au corps musclé pour se donner un sens, se faire accepter dans la société ou se donner une autre trajectoire de vie. Je le dis dans le livre : il y a plus d’aspects positifs que négatifs pour l’individu. Pour autant, il faut garder une perspective critique par rapport au sport. On a beau se libérer à travers le sport, on fait partie d’un système qui cherche à nous exploiter d’une autre manière.

Le patron véreux Bernard Tapie, dans les années 80, vantait sa routine sportive, comparant la discipline sportive avec la ténacité entrepreneuriale

C’est ce que j’ai bien aimé dans le livre, il répond de façon nuancée à la question « la muscu est-elle de gauche ou de droite ? »

Ce débat est intéressant parce qu’on voit sur l’échelle politique un brouillage très fort du rapport à la gauche et à la droite. Le muscle peut être considéré de droite si on pense à l’ordre, à la sécurité : l’idée d’un corps fort a été beaucoup exploitée par un système de droite, dans le passé autoritaire ou totalitaire. Il symbolise un ordre qui ne bougera pas, fort et immuable. Les poses du bodybuilder rappellent un peu ça : une statue. On est invincible face aux vulnérabilités.

Mais il y a aussi un aspect de gauche : s’émanciper, chercher à se détacher des emprises. 

Dans le rapport de force dans la lutte des classes, les ouvriers sont ceux qui ont un corps et qui s’en servent, qui seraient des gens musclés en pleine possession de leurs moyens, contrairement aux bourgeois qui ne seraient que leur esprit, des intellos tout minces… Mais c’est une image d’Epinal puisque dans les faits les problèmes de santé corporels se retrouvent davantage dans le monde ouvrier… Donc c’est un peu mensonger. Vous distinguez aussi des façons de faire de la musculation selon les catégories sociales ?

Une division des sports en fonction des classes sociales existe. Prenons les sports de combat : on ne peut pas dire que ça soit le propre des classes laborieuses. Mais il y a différents types de sports de combat où les origines sociales des participants ne sont pas les mêmes : la boxe anglaise est plus populaire que la boxe française. Le Krav-maga a un côté plus classes moyennes/supérieures…

Dans la musculation, principalement chez les hommes, je ne dirais pas qu’il y avait une différence sociale dans la façon de le pratiquer, mais plutôt dans le sens qu’on lui donne. Il y a beaucoup de personnes, dans les catégories supérieures, qui mettent en avant la complémentarité entre ce qu’elles font  à la salle et leur activité professionnelle : se sentir plus fort allait leur permettre de se sentir plus à l’aise par rapport à leurs supérieurs, leurs collègues…

Si tout le monde était bodybuilder, il n’y aurait plus de planète du tout. Des gens comme Schwarzenegger ou encore pire, Ronnie Coleman, tournent avec 6000 à 9000 calories par jour. Et c’était donc de la viande 4 à 5 fois par jour ! C’est donc invivable.

J’ai toujours été surpris par la façon dont les personnes sont piégées par un système professionnel : ainsi, un ouvrier, soumis à des cadences et des process, reproduit de fait cela à la salle : il se met sur une machine, se chronomètre … Mais la grande différence, c’est le sentiment de maîtriser son propre corps.

Au niveau du type de corps recherché, je ne sais pas si c’est lié à un rapport de classe, mais je distingue des objectifs différents : d’un côté le corps à la Stallone et de l’autre le corps à la Brad Pitt dans Fight Club. D’un côté le corps super musclé, façon bulldozer, et de l’autre le corps musclé fin dont j’ai l’impression qu’il correspond à d’autres idéaux (et qui nécessite un autre type d’entraînement).

Le type de physique à la Schwarzenegger est toujours recherché par certains, mais beaucoup moins que dans les années 1980-1990, où on était dans une autre phase du capitalisme, qui, à l’époque, avait un ennemi à l’Est. Et il fallait s’opposer par l’accumulation du capital, de part et d’autre du rideau de fer. Schwarzenegger correspondait à l’image du corps occidental qui a accumulé de la masse, qui était un bulldozer. Aujourd’hui, dans le capitalisme des vulnérabilités où on ne sait pas d’où l’ennemi vient il faut un corps adaptable. Le type de physique façon Brad Pitt dans Fight Club est recherché par la grande majorité des individus, cela transcende les classes sociales.. Pour avoir ce type de corps, il faut faire plus de cardio, et plus seulement du bodybuilding, d’où la popularité du CrossFit. Le survivalisme s’insère dans cette tendance : il faut que le corps soit prêt en cas de catastrophe. Le bodybuilding représente moins cela :  Il incarne davantage les limites du capitalisme : c’est-à-dire l’accumulation sans fin. Si tout le monde était bodybuilder, il n’y aurait plus de planète du tout. Des gens comme Schwarzenegger ou encore pire, Ronnie Coleman, tournent avec 6000 à 9000 calories par jour. Et c’était donc de la viande 4 à 5 fois par jour ! C’est donc invivable.

Le corps de Brad Pitt de Fight Club est mon objectif de vie (note de la rédaction, ahum)

Pour moi, il y a une croyance partagée, au-delà des classes : on est dans le capitalisme des vulnérabilités dans lequelil faut un corps qui soit fort, mais aussi souple, flexible, adaptable, pour faire face à toutes les survenues… et c’est pour ça que le sport est intéressant pour les entreprises, qui aiment ce genre de qualité. Ce n’est pas qu’une question de corps visible : c’est un apprentissage de la flexibilité. Et tout ça est adaptable pour une entreprise: quelqu’un qui est en forme, prêt à tout faire, est une aubaine pour Uber Eats.

On est donc passé d’une phase où il fallait vraiment accumuler, se distinguer par la masse et la survalorisation de la quantité, à une phase aujourd’hui où cette quantité est présente mais où on l’affine, on veut plus de cardio, de flexibilité.

Un des aspects que vous développez dans le livre c’est la question du genre. Peut-on dire que la musculation s’inscrit dans une vision viriliste du monde ?

C’est indéniable : les sports modernes se sont construits dans une logique masculiniste, Il y a eu d’abord une exclusion des femmes, puis une intégration doublée de dévalorisation. Dans ce processus-là, l’homosexualité est d’ailleurs associée au féminin, toujours dans l’idée de construire la masculinité dans la négation et l’opposition. Dans la construction masculine être un homme, c’est ne  pas être une femme, c’est éviter d’être associé au féminin. 

Les espaces où l’on muscle ses jambes sont éloignés de ce que j’appelle le « big men land », où l’on trouve les développés-couchés, ainsi que tous les poids et haltères. Les femmes peuvent y aller, mais on voit bien que c’est un domaine réservé aux hommes

Il y a eu des évolutions historiques et ça on ne peut pas le nier : il y a beaucoup de femmes qui font les sports dont il est question dans mon livre. Mais je crois que ces valeurs masculinistes ne disparaissent pas totalement : elles sont très  ancrées historiquement. Le sport est toujours considéré comme un bastion de masculinité où les hommes se retrouvent. On assiste également à un phénomène de réaction : l’arrivée des femmes incite certains à survaloriser certaines caractéristiques de la masculinité. Dans l’occupation de l’espace, dans la médiatisation des sports, la masculinité reste omniprésente. On retombe sur des rapports identiques aux rapports capitalistes, car le genre est un système. Dans les faits c’est toujours plus complexe, mais on a un système qui tend à binariser les rapports de genre. Si on part de là, on peut comprendre pourquoi certains hommes veulent résister et faire du sport un domaine où ces traditions se perpétuent.

Dans le livre, vous observez qu’en musculation, ce n’est pas la même chose qui est recherchée par les femmes et par les hommes. Les femmes musclent davantage les membres inférieurs et les hommes les membres supérieurs, par exemple.

Oui. Cela se voit à l’organisation de l’espace dans les salles : les espaces où l’on muscle ses jambes sont éloignés de ce que j’appelle le « big men land », où l’on trouve les développés-couchés, ainsi que tous les poids et haltères. Les femmes peuvent y aller, mais on voit bien que c’est un domaine réservé aux hommes, et où il y a même une hiérarchie entre les plus musclés et les moins musclés (qui vont être davantage du côté des machines et moins des poids libres). Quand j’ai fait mes premières études sur le bodybuilding, j’avais compté précisément : le lundi, la très grande majorité des pratiquants masculins musclent pectoraux et biceps.  Cela correspond à la croyance selon laquelle après le repos du week-end il faut travailler un muscle prioritaire. Et ce muscle prioritaire c’est le pectoral. Et le lundi soir, les machines à développé-couché étaient toutes prises…

On voit qu’on a du mal à se dessaisir du fait que l’homme doit être fort et puissant. En bodybuilding, on va quand même regarder combien vous soulevez et quel type de poids vous soulevez. La question fréquente c’est « combien tu soulèves au développé-couché ? » alors que ce n’est pas important du tout, le développement musculaire n’est pas directement lié au volume soulevé.

Le developpé-couché, exercice star des salles de musculation

C’est  la question de la force et de la hiérarchie qui est posée. Le genre est un système qui met en conflit deux catégories d’individus (hommes et femmes), mais met aussi en tension au sein d’une même catégorie. Entre hommes, c’est sans cesse qu’il faut tenter de se mesurer : c’est là que s’insère ce rapport au poids soulevé pour construire les hiérarchisations. Chacun cherche à s’insérer dans ce monde de lutte et de vulnérabilités avec ce qu’il peut. Certains vont jouer le jeu à fond et d’autres trouver de nouvelles façons de participer. Le Crossfit a été créé contre cette idée d’opposition : on travaille collectivement. A contrario, le bodybuilding est un sport très solitaire : vous allez à la salle, vous n’êtes pas là pour parler à d’autres, vous êtes là pour faire votre plan d’entraînement. J’ai toujours été frappé, dans les vidéos de bodybuilder, comme on les voit toujours seuls avec des écouteurs, on les voit s’entraîner seuls, manger seuls…Dans le Crossfit ou le StrongFirst (technique de musculation qui utilise le Kettlebells, un poids doté d’une poignée, ndlr), il y a l’idée que le collectif nous pousse à mieux travailler individuellement. 

La partie sur l’homophobie permet de bien comprendre que l’homophobie est une forme de sexisme : l’homosexualité est associée à la féminité et il faut absolument s’en distinguer. Vous parlez de toutes ces remarques de type « on soulève pas des poids de tapette », et je me suis rendu compte que je les entendais tout le temps à la salle et qu’à force je ne faisais plus attention…

Oui, c’est vraiment quelque chose de commun au monde des sports. L’identité masculine se construit positivement, mais pas que : elle se construit négativement par rapport à la féminité et l’homosexualité. Dans la construction identitaire masculine, il y a l’idée que l’hétérosexualité est incontournable. Non pas en tant que pratique sexuelle mais en tant que norme sociale.. Un homme reconnu dans le monde des hommes est celui qui attire toutes les femmes, qui se les “approprie”. Logiquement, celui qui transgresse cette règle essentielle du groupe, l’homme homosexuel, doit être condamné, ostracisé, ou pire L’association de l’homosexualité à la faiblesse a vraiment fait partie de la construction historique des sports modernes. Dès qu’une faiblesse existe, on la catégorise comme “un truc de pédé ». Quand on étudie ça, on se demande la cause de l’omniprésence de ces réflexions : c’est bien la transgression de la norme qui est une explication.

L’association de l’homosexualité à la faiblesse a vraiment fait partie de la construction historique des sports modernes.

Mais la réalité est bien plus ambivalente que cela. Il n’y a pas d’un côté un monde hétérosexuel et de l’autre un monde homosexuel. Dans son livre Little Big Men (1993), Alan Klein montrait qu’en Californie, la grande masse des pratiquants du bodybuilding était homosexuelle… c’est toute l’ambivalence entre le discours officiel et la réalité officieuse.

Ce que je constate dans mon entourage gay c’est que la musculation a une importante toute particulière, notamment pour être mieux placé sur le marché de la séduction. La plupart des modèles homosexuels mainstream sont des hommes musclés. Il y a une sorte de paradoxe donc, mais que nombre d’homosexuels ont connu : lorsqu’on est gay et qu’on fréquente une salle, cela nécessité de dépasser la peur de cet espace ultra masculinisé… ans la construction homosexuelle, avoir un corps musclé est une façon d’affronter la vulnérabilité à laquelle on fait face, etde s’arracher à l’image que les hétérosexuels peuvent donner de nous…

Complètement :  à l’intérieur de la communauté homosexuelle, sont aussi appliqués les critères hétérosexuels, en cherchant par exemple à se détacher des personnes pas assez viriles, trop « visibles » etc.

Dans un article d’Arrêt sur Images, on découvre que les Youtubeurs, y compris ceux qui n’ont aucun rapport avec le sport, se mettent à la musculation et parlent de leur transformation physique en vidéo. Or, ils s’achètent cette transformation de courte durée avec du coaching, des salles hyper selects dans Paris, etc. La dernière tendance ne serait-elle pas de pouvoir s’acheter son corps ?

On voit que ces évolutions-là font partie des évolutions du capitalisme et des entreprises qui s’insèrent dans ces vulnérabilités. Le coût d’entrée est très faible : on peut poster très rapidement sa vidéo de musculation ou de transformation physique. L’idée de pouvoir capitaliser sur son corps est une possibilité réelle.

J’ai l’impression qu’il y a dans la musculation l’idée forte de « quand on veut on peut », alors qu’il y a beaucoup de paramètres qui entrent en compte : as seulement la génétique mais aussi l’alimentation, où les inégalités sociales sont très fortes…

jil est certain que c’est une pratique sportive très exigeante car il faut une régularité de la pratique. Elle est plus simple par exemple pour moi en tant que prof, que pour un ouvrier qui rentre tard, et qui n’a pas l’envie, le temps, l’énergie ou même la salle à proximité pour le faire.

Tibo in Shape, initialement vidéaste musculation, est devenu fervent soutien du Service National Universel mis en place par le gouvernement

Ensuite, il y a la question du coût : il faut des équipements. Et même s’il y a une forme de démocratisation on le voit avec le développement du Street workout (utilisation du mobilier urbain pour faire de la musculation en plein air, ndlr), il faut s’organiser, s’alimenter d’une certaine manière. Ce n’est donc pas si égalitaire que ça, mais la musculation repose sur une stratégie égalitaire pour attirer. D’où le parallèle avec le capitalisme : « n’importe qui peut créer son entreprise » entend-on, et on sait tous que ce n’est pas si simple. Alors que la musculation donne l’illusion que tout est  à portée de main, qu’l suffit de s’inscrire dans une salle, de regarder des vidéos de coaching, et qu’on peut y arriver. Pour le système capitaliste, c’est du pain béni.

Ce mot d’ordre « n’importe qui peut le faire » va loin, puisque quelqu’un comme Tibo In Shape peut poster « contre ta dépression, bouge-toi ». C’est donc à la fois une injonction physique et psychologique.

Oui, ça peut même être dangereux : on sur-sacralise le corps qui serait la réponse à vos problèmes.. On peut se transformer, être admiré… Le message est hyper simple. Schwarzenegger a attiré beaucoup de jeunes dans ses salles car il disait que si on voulait être quelqu’un, il fallait développer son corps. Il faut donc être critique de ces messages simples.

Je considère qu’il y a plus de points positifs que négatifs à la pratique du sport. Je considère qu’il est émancipateur. Mais il faut être critique, avoir conscience de ce qu’on fait, et de notre appartenance à un système qui nous surplombe.

On pourrait imaginer, après avoir lu votre livre, pouvoir faire de la musculation affranchie des normes de genre et critique des injonctions du système de musculation capitaliste ?

Je le crois, fondamentalement. J’espère que le livre aidera à ça.