Nous avons ouvert une nouvelle rubrique de notre magazine, “Vos Frustrations”, destinée à toutes celles et ceux qui ont quelque chose sur le coeur concernant le monde dans lequel on vit, le métier qu’ils font, les expériences qu’ils traversent, et envie de l’écrire dans un format court. Pour nous raconter vos frustrations, écrivez-nous à redaction@frustrationlarevue.fr ! La semaine dernière, c’est Paul qui a inauguré la rubrique avec un texte très fort et un poil désespéré, “Je suis Paul, ceci est une bouteille à la mer” au sujet de son sentiment d’incompatibilité existentiel avec le monde du travail contemporain. Cela a fait réagir Michèle, qui est d’une autre génération que Paul et lui a fait cette magnifique réponse :
“Salut Paul,
J’avais 16 ans en 1968 et je pensais des trucs similaires. J’étais
déjà très “politique”, ma mère instit m’ayant entraînée très jeune dans
des manifs contre la guerre en Algérie, la guerre au Vietnam.
QU’EST-CE QUE JE VAIS FAIRE DE MA VIE DANS CE MONDE EN GUERRE ?
Trouver un job ? Me marrier ? Faire des mômes ? Ils se foutent de
ma gueule ! A vingt ans, je me suis mise en grêve illimitée. D’autant
que je lisais “La Gueule Ouverte” de Pierre Fournier. Sous-titre : “
Y’en a plus pour longtemps”! Pour moi, ça avait deux sens. Y’en a plus
pour longtemps du Vieux Monde, avec tous les coups de boutoir qu’on lui
envoie dans la gueule, mais après lecture, y’en a plus pour longtemps de
nous si nous laissons ce Vieux Monde nous inonder des déchets toxiques
de sa production de masse capitaliste. La Gueule Ouverte, c’était une
revue écolo-politique. Fournier y dénonçait les dégats et méfaits des
industriels des Trente Glorieuses et du Nucléaire. Faut dire que
l’industrie chimique florissante n’y était pas allée de main morte,
après guerre, pour essayer ses nouveaux produits sortis des usines à
bombe reconverties dans l’agriculture (voir Rachel Carson, Printemps
silencieux, 1963).
ALORS, QU’EST-CE QUE JE VAIS FAIRE DE MA VIE DANS CE MONDE EN
DESTRUCTION ?
Lutter, oui, bien sûr lutter, mais ma vie, ici et maintenant ? Il
faut que j’apprenne quelque chose de primordial, d’essentiel à la vie.
Et qu’est-ce qui est essentiel ? Se nourrir. Si j’apprends à cultiver ma
nourriture, je garde la main sur mon alimentation et ma santé. Je ne
dépends pas de l’agro-industrie. J’étais une petite-bourgeoise citadine
et j’avais peur des araignées. L’idée de toucher un ver de terre me
dégoûtait. Mais d’autres idées se bousculaient dans ma tête : je ne
voulais pas donner mon énergie ni mon esprit à un système dont toutes
les orientations me révoltaient, je ne voulais pas vivre en couple,
faire des mômes, tout ça…Non, je voulais vivre en communauté. Cela se
tentait pas mal, à l’époque. (Mais aujourd’hui, autour de chez moi, je
connais plusieurs groupes de jeunes gens qui ont investi des fermes, de
façon formelle ou privée, et s’y organisent en collectif). C’est dans
les communautés à la campagne que j’ai commencé à fréquenter des jardins avec l’idée d’apprendre. Il m’arrivait de faire des petits boulots
temporaires si besoin ( c’était plus facile, à l’époque). Mais je n’ai
pas cessé d’apprendre la terre au plus ras, et depuis trente ans, je me
nourris des légumes, fruits et plantes sauvages et médicinales de mes
jardins, et je ne regrette rien.
Paul, tu es apprenti-menuisier. Super bon, ça. Apprends tout ce que
tu peux, pour toi.. Si tu sais travailler le bois, c’est un art, tu
trouveras toujours ta place dans un collectif. Et alors, ce n’est plus
du travail. Plus de la torture. Plus du salariat. Plus de l’esclavage.
Plus de l’humiliation. C’est tout le contraire. Tu oeuvres. Parce que
c’est utile. Parce ce qu’on en a besoin. Tu réalises quelque chose dont
tout le monde va s’emparer et dont tu veux que ça dure longtemps. Parce
que c’est pour toi et tes potes. Et en imaginant et fabriquant cette
chose, tu te réalises toi-même, tu colles au plus près la réalité. C’est
comme dans Walden quand Thoreau raconte la différence entre un ouvrier
américain blanc qui veut une maison (il doit travailler longtemps dans
un boulot de merde sous-payé, humilié et exploité) et un Indien qui veut
une maison ( il doit convaincre des potes d’aller chasser des bisons
avec lui, il doit râcler les peaux et les faire sécher, et cela ne
dépend que de lui, de son habileté et de son courage personnels). Tout
ça ne donne pas le même état d’esprit, quand tu te reposes dans ton abri.
Aussi, mon cher Paul, cours, cours car le Vieux Monde est derrière
toi mais devant, dans des espaces apparemment obscurs, indécelables,
cachés sous la couche plastifiée de ce monde, d’autres se déploient et
s’organisent. Ne reste pas seul. C’est la clé. “