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La notion de neutralité est constamment revenue dans mon parcours professionnel : quand j’étais formatrice “laïcité et valeurs de la république” pour des animateur.trices périscolaires du secteur public, et quand j’étais enseignante ou intervenante dans le secondaire. Il m’a rapidement semblé que l’obligation de neutralité pour les fonctionnaires (qui s’étend désormais aux salariés du privé en délégation de service public) inscrite dans la loi1 et martelée à coup de formations et de rappels à l’ordre, était mobilisée principalement envers celles et ceux suspectés de ne pas respecter la laïcité ou la neutralité simplement du fait de leur origine/religion réelle ou supposée, ou bien parce qu’ils avaient des discours se rapprochant des valeurs de gauche (valeurs progressistes, questionnements sur l’organisation du travail et les rapports hiérarchiques, dénonciation des discriminations, etc). J’ai pu faire ce même constat en milieu scolaire : d’une part, mes collègues qui avaient des discours de droite étaient bien moins embêtés par l’institution que ceux plutôt marqués à gauche ; d’autre part, les élèves d’avance suspectés d’être non neutres étaient ceux et celles perçus comme musulmans. Dans Le Génie lesbien, Alice Coffin a cette phrase : “La fable de la neutralité est un vaste mensonge destiné à asseoir le pouvoir narratif de certains” (p. 51). Son essai s’attaque à la prétendue neutralité journalistique qui voudrait faire du point de vue masculin, blanc, bourgeois, de droite l’emblème du “neutre”. Et si la neutralité de l’État, de ses institutions et de ses “agents” était avant tout une arme pour faire taire certaines identités et certaines idées ? 

La fable de la neutralité républicaine 

Le 10 octobre 2023, la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet arborait un pin’s avec le drapeau israélien sur sa veste en séance. Zéro sanction, nada. Quelques mois plus tard, le député Sébastien Delogu brandissait un drapeau palestinien dans l’Assemblée, après un énième bombardement meurtrier à Rafah. Exclu, puis sanctionné. La justification : un pin’s ça n’est pas la même chose, c’est discret, ça n’a pas perturbé la séance, etc. Certes, ce n’est pas la même chose. Mais il y a autre chose derrière cette justification, selon le professeur de droit public Jean-Paul Markus : “La problématique du pin’s, c’est qu’il ne s’inscrit pas dans une opinion, mais dans le contexte d’un hommage national. Cela fait partie des traditions républicaines. L’hommage national à Israël au lendemain des attaques du 7 octobre a notamment permis l’extinction de la tour Eiffel puis son illumination aux couleurs du drapeau israélien”. Voilà, ce serait donc simplement “un hommage”. Quid de la tradition républicaine de rendre hommage à un peuple qui subit un génocide depuis plus d’un an ? Verra-t-on un jour la tour Eiffel aux couleurs du drapeau palestinien ? 

Pour le gouvernement actuel, un drapeau israélien c’est neutre, un drapeau palestinien, pas neutre.

Yaël Braun-Pivet nous dit qu’elle ne contrevient pas au règlement intérieur avec son pin’s qui n’est qu’un “hommage”. Pourtant, le règlement intérieur dit “la tenue vestimentaire adoptée par les députés dans l’hémicycle doit être neutre et en adéquation avec la solennité des lieux. […] La tenue vestimentaire ne saurait être, par ailleurs, le prétexte à la manifestation de l’expression d’une quelconque opinion : est ainsi notamment prohibé le port de tout signe religieux ostensible, d’un uniforme, de logos ou messages commerciaux ou de slogans de nature politique2.” Pour le gouvernement actuel donc, un drapeau israélien, c’est neutre, un drapeau palestinien, pas neutre.

Ah, la neutralité… cette obligation invoquée par les instances étatiques, médiatiques, par l’école, par la fonction publique. Pour bien faire son travail, quand on est au service de la “nation” ou d’un média, il faudrait être neutre. Mais c’est quoi être “neutre” ? Comment s’habille la neutralité, comment se coiffe-t-elle, que dit-elle quand elle est interpellée sur des sujets politiques ? À qui rend hommage la neutralité, pour qui organise-t-elle des minutes de silence ? Qui la neutralité considère-t-elle comme terroriste ?

Dans sa grande neutralité, c’est bien l’Etat qui fixe les termes du débat, les hommages, ce sur quoi on doit faire collectif, comme les minutes de silence, les commémorations.

Dans sa grande neutralité, c’est bien l’Etat qui fixe les termes du débat, les hommages, ce sur quoi on doit faire collectif, comme les minutes de silence, les commémorations. Il y a eu des minutes de silence à observer après les attentats du 11 septembre 2001 (et la Tour Eiffel illuminée, comme après le 7 octobre 2023), après les attentats de 2015 en France, après les meurtres de professeurs de l’Éducation nationale. J’ai déjà entendu des jeunes dire “on fait une minute de silence pour les Etats-Unis mais pas de minute de silence pour les enfants d’Irak, d’Afghanistan ou de Palestine”, et comment leur donner tort ? Qu’est-ce qu’on répond ? La neutralité nous fait répondre : “ces conflits ne nous concernent pas”, “ne soyez pas communautaristes”, “les moments de deuil collectif sont nécessaires à l’unité de la nation” … On ne peut pas dire : “C’est l’Etat français qui instaure une division raciale dans le pays, qui fait qu’on se recueille pour certaines morts et pas pour d’autres, car il s’agit de populations pour lesquelles on n’a pas d’empathie, mais c’est aussi pour discipliner, traquer les dissidents, pouvoir réaffirmer “l’identité” française et pointer du doigt ceux qui ne veulent pas en faire partie, générer aussi l’idée qu’on se recueille pour les morts causées par des idéologies islamistes et perpétrées par des personnes arabes, jamais pour les morts causées par l’Occident et ses alliés….”. Si vous dites ça, vous êtes virés pour faute grave, pour non-respect de votre devoir de neutralité et de réserve. Et même si vous avez 8 ans, vous pouvez finir en garde à vue.

Dans le Vademecum de la laïcité 2024 (quel nom horrible qui me fait juste penser à du dentifrice de pharmacie avec la tête de Jean-Michel Blanquer dessus), on nous dit : “Nous assistons en effet, depuis quelques années, à des phénomènes de repli sur soi, de remise en cause des principes et règles qui régissent notre vivre en société”. Jean-Michel nous parle ici du non-respect des fameux principes républicains et traditions républicaines. A votre avis, parle-t-on ici (entourez la bonne réponse) : 

  • 1) d’établissements privés type Stanislas qui reçoivent des millions d’euros de l’Etat et ne respectent pas le principe de liberté de conscience des élèves en les forçant à participer aux activités religieuses alors que c’est interdit, ni celui de mixité sociale (pourtant obligatoire dans les établissements scolaires depuis 2013) en restant dans un entre-soi bourgeois absolument délirant, ou encore la non-mixité de genre de certaines classes et activités, les stéréotypes sexistes quant aux tenues des jeunes filles, les propos anti-IVG, anti-contraception, homophobes et sexistes tenus lors de séances d’éducation “à la sexualité”
  • 2) Ou bien, de quelques élèves qui refusent de participer aux séances d’éducation à la sexualité ou aux minutes de silence organisées en hommage aux victimes d’actes terroristes, probablement parce qu’ils se sentent acculés par un Etat profondément violent, raciste, sexiste enrobé d’une belle apparence progressiste qui les pointe du doigt comme étant la cause de tous les maux de la société, et que, flairant la douille mais n’étant pas formés politiquement, ils décident de rejeter en bloc en s’engouffrant parfois dans le complotisme ou des idéologies mortifères ? 

L’extension de l’exigence de neutralité des personnes publiques aux personnes privées est une évolution du principe de laïcité de ces dernières décennies, s’éloignant de la loi de 1905, elle correspond à une “néo-laïcité”  moins libérale, plus dure, plus raciste.

C’est évidemment la réponse 2. L’institution scolaire publique est un lieu qui cristallise la question de la neutralité, puisqu’au-delà du personnel scolaire, c’est désormais aux élèves eux-mêmes que l’on demande d’être “neutres”. L’extension de l’exigence de neutralité des personnes publiques aux personnes privées est une évolution du principe de laïcité de ces dernières décennies, s’éloignant de la loi de 1905, elle correspond à une “néo-laïcité” moins libérale, plus dure, plus raciste3.

Le scolaire et le périscolaire: cas emblématiques

J’ai travaillé comme enseignante contractuelle dans des lycées agricoles, où l’ambiance en salle des profs était parfois bien de droite, certains de mes collègues se revendiquant ouvertement pro-Marine, pro-Zemmour, anti “wokistes”, anti “Lfistes”, et j’en passe. Moi je me sentais très mal à l’aise dans ces discussions qui disaient que le féminisme va trop loin, qu’il y a encore une bande d’Arabes qui a foutu la merde à je ne sais quel arrêt de bus, que les écologistes ne devraient pas exister. La façon dont ils parlaient des élèves aussi : les filles s’habillent trop court, ou trop long, dans cette classe ils sont vraiment tous trop bêtes… Et ça, à aucun moment, ça n’est perçu comme participant de la diffusion d’une idéologie non-neutre, partisane, marquée politiquement. Comme si finalement, être réac et de droite, c’était peut-être pas ouf (du point de vue de la hiérarchie qui parfois était aussi un peu mal à l’aise en passant en salle des profs) mais certainement pas une entorse faite au devoir de neutralité. Même sans aller jusqu’aux propos tenus en salle des profs : le simple fait d’appliquer à la lettre le programme d’histoire-géo par exemple, et de dire, comme c’est le cas en terminale pro agricole, que la colonisation a pris fin parce que les “colonisés avaient suffisamment appris des colons et pouvaient se passer d’eux, ou encore que l’Union européenne c’est avant tout un idéal “de paix, de démocratie et de solidarité”, ça ne devrait pas être considéré comme relevant de la neutralité.

Qu’il s’agisse des professionnels ou des élèves, le fait d’être perçus comme arabes ou musulmans éveille davantage les soupçons de non-respect des règles, de non neutralité, de prosélytisme voire de radicalisation.

La neutralité des profs, c’est aussi en théorie de traiter les élèves à égalité. Un jour, alors que je confiais à un collègue que j’avais vu une croix gammée sur la trousse d’un de mes élèves, qui semblait se renfermer sur lui-même, était passionné par les armes, générait de l’inquiétude chez moi, et que je ne savais pas comment gérer cette situation, il m’avait répondu, pas inquiet pour un sou : “Oh mais ça c’est l’âge, c’est normal, ça va lui passer”. Il y a fort à parier qu’un prof interceptant une trousse avec des signes ou écritures arabisantes, concernant un élève invoquant sa passion pour les armes et se renfermant brusquement sur lui-même aurait suscité des réactions plus musclées et interventionnistes. De façon générale, qu’il s’agisse des professionnels ou des élèves, le fait d’être perçus comme arabes ou musulmans éveille davantage les soupçons de non-respect des règles, de non-neutralité, de prosélytisme voire de radicalisation.

J’ai animé une centaine de formations sur la laïcité, et extrêmement souvent, des fonctionnaires rapportaient avoir vécu ou été témoin de ce qui semble être une traque aux Musulman.es sous couvert de respect de la neutralité : une telle avait des tatouages au henné sur les mains, une autre un bandeau un peu trop large, un autre une barbe un peu trop longue, un autre a parlé arabe avec un collègue… et tous ces “signes” extérieurs étaient perçus comme menaçants pour la hiérarchie et comme non neutres, valaient parfois convocation et rappel à l’ordre, voire signalements à la cellule de lutte contre la radicalisation.

Des fonctionnaires ont été sanctionnés pour avoir, par exemple, décrit sur leur page Facebook des dysfonctionnements, de la violence au travail, des discriminations, ou simplement critiqué la politique gouvernementale.

Ce qui ressortait systématiquement, lorsque j’abordais la question de la neutralité et leur obligation à la respecter au regard de leur statut de fonctionnaires, c’était les comportements harcelants de la part de leurs chefs, à partir du moment où les personnes manifestaient une identité “exogène” (cultures arabo-musulmanes ou africaines principalement), mais aussi quand elles émettaient des critiques du fonctionnement de leur travail. Sur ce dernier point, il faut noter que l’obligation de neutralité se double d’une autre obligation pour les fonctionnaires : l’obligation de réserve. Cette dernière exige des fonctionnaires une discrétion quant au discours public tenu sur leur employeur, et “d’éviter en toutes circonstances les comportements pouvant porter atteinte à la considération du service public par les usagers”. Autrement dit, éviter de critiquer l’employeur, c’est éviter de critiquer l’État. Des fonctionnaires ont en effet été sanctionnés pour avoir, par exemple, décrit sur leur page Facebook des dysfonctionnements, de la violence au travail, des discriminations, ou simplement critiqué la politique gouvernementale.

Dans certains établissements scolaires dans lesquels j’ai pu enseigner ou simplement intervenir ponctuellement, des dérives similaires étaient rapportées : en confondant laïcité, neutralité et discrétion, certains élèves étaient stigmatisés, empêchés de s’exprimer ou même de s’habiller à leur guise en raison d’une pression de l’institution scolaire, à coup de phrases de type “la religion ça doit rester à la maison, on n’a pas le droit d’en parler à l’école” ou en interdisant carrément l’accès à l’établissement à certaines jeunes filles qui portaient des jupes jugées trop longues, trop noires, bref trop musulmanes. Or depuis 2004 et la loi controversée sur la laïcité à l’école (loi parfois accusée de cibler les élèves musulmans), les élèves du public n’ont pas le droit de porter des signes religieux ostensibles ou d’avoir des comportements prosélytes. Il n’est pas écrit qu’il est interdit de parler de religion, et si une longue jupe noire est considérée comme un signe religieux ostensible, alors j’aurais moi-même été refusée de nombreuses fois à l’entrée de mon lycée.

Initialement destinée à être un rempart contre l’influence idéologique de l’Église et garantie de non-discrimination de la part de l’Etat (du moins dans le texte), la neutralité semble avoir dérivé vers un outil de contrôle empêchant la mobilisation collective dans la fonction publique et stigmatisant les citoyens musulmans et/ou ceux et celles ne rentrant pas dans la “norme” blanche et de droite. 


Juliette Collet

Crédit photo : Photo de Santi Vedrí sur Unsplash

  1. La loi de 1983 pose l’obligation de neutralité religieuse, politique et philosophique pour les agents de l’Etat dans le cadre de l’exercice de leur fonction. La loi de 1905 dit que l’Etat ne reconnaît aucun culte et est donc censé être neutre vis-à-vis des croyances des citoyens dans le but de les protéger des discriminations. ↩︎
  2. Article 9 de l’instruction générale du bureau de l’Assemblée Nationale ↩︎
  3. Sur cette question, lire Jean Baubérot, notamment La laïcité falsifiée. ↩︎

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