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« Ils sont réveillés la nuit toutes les deux-trois heures pour être fouillés. Mon fils avait enlevé son tee-shirt et son pantalon pour se faire un oreiller et se protéger de la lumière pour essayer de dormir, un flic est venu dans la nuit et lui a demandé s’il avait froid. Il lui a répondu oui, et ce dernier lui a pris son tee-shirt et son pantalon. Mon fils a vomi pendant la nuit à plusieurs reprises, il a sonné longtemps, très longtemps, personne n’est jamais venu. Il s’est alors mis à taper contre les murs pour que quelqu’un vienne enfin. Un flic est venu et lui a dit d’arrêter et de fermer sa gueule, sans même lui demander ce qu’il se passait. »

Dans une lettre, une mère de famille décrit ce qu’a subi son fils, lycéen arrêté durant une tentative de blocage de son établissement. Un mélange d’absolu arbitraire, d’intimidation féroce qui s’apparente bien à de la torture. Les blocages de lycée, pendant les trente dernières années, ont fait partie des modalités de protestation des jeunes, toujours sujettes à débat, mais démocratiquement acceptées. Au cours des dernières semaines, toute tentative d’exercice de ce droit d’usage a donné lieu à ce genre de situation révoltante, comprenant garde à vue injustifiées, brimades et violences. « Ces gardes à vue massives sont un palier répressif supplémentaire de franchi » ont déclaré les avocates des familles dans une conférence de presse. Ce n’est pas la première fois que le traitement des jeunes en France est « controversé », comme disent les journalistes qui préfèrent rester « neutre », même face à l’indéfendable : en décembre 2018, à Mantes la jolie, 151 jeunes étaient alignés, à genou et les mains sur la tête, contraints par les policiers à tenir ainsi plusieurs heures, sous leurs insultes. L’image avait frappé l’imaginaire, car elle “faisait penser à un régime fasciste”. 

Samedi 8 février 2020 Acte 65, Palais Royale (Interdite) par Serge d’Ignazio

« Allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter. Ça fera réfléchir les suivants »

C’est une réalité de plus en plus documentée : parce que notre régime politique et les lois « antiterroristes » successives donnent un pouvoir de plus en plus fort au gouvernement sur les forces de police et l’institution judiciaire, celles-ci sont utilisées à des fins de répressions et d’intimidation de la population, afin de juguler et d’écraser ses révoltes de plus en plus régulières. « Allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter. Ça fera réfléchir les suivants » a ainsi demandé un gradé de la police aux « forces de l’ordre » déployée lors de la deuxième grande manifestation des gilets jaunes, le 8 décembre 2018. Et ça marche : des vies sont brisées, soit par le décès, soit par la mutilation, soit par le traumatisme. Manifester en France, c’est prendre des risques croissants : un tir de LBD, un coup de matraque, l’exposition quasi certaine à des gazs dont la nocivité pour la santé est avérée. Les parents n’y emmènent plus leurs enfants, les gens à la santé fragile l’évitent, on n’y va jamais sans précaution.

Galvanisées par l’exemple gouvernemental, et aidées par les lois qui sont passées en leur faveur, les entreprises privées et publiques ainsi que les administrations gèrent aussi la contestation par la violence, l’intimidation et la peur : la RATP orchestre la convocation et l’intimidation des grévistes, les rectorats envoient les gendarmes surveiller la tenue des nouvelles épreuves du bac contestées – Oui, en France en 2020, les jeunes passent le Bac sous contrôle policier – et retire leur paie du jour aux enseignants qui ont eu le mauvais goût de rendre hommage à une directrice d’école ayant mis fin à ses jours. Dans les entreprises privées, la fusion des CHSCT et des comités d’entreprise en une nouvelle instance de représentation du personnel, le CSE, a donné lieu à des accords ultra défavorables aux salariés, au point que le rapport d’évaluation des ordonnances travail, qui ont programmé cette fusion, ne sort pas, vu les résultats qu’il contient. Bref, partout où des gens veulent se syndiquer, se révolter, questionner leurs institutions et ce qu’elles sont en train de devenir, directeurs, recteurs, PDG se sentent autorisés à imiter l’Etat : la matraque, la sanction, la stigmatisation sont de mises.

Acte 64 – Gilets Jaunes Serge D’Ignazio

« Nous irons jusqu’au bout »

L’objectif ? Faire passer à tout prix les régressions sociales commanditées par la classe bourgeoise. Faire tenir par la force et la peur des institutions qui ne tiennent plus par faute de moyens et de sens. « Nous irons jusqu’au bout », assure le Premier ministre au sujet de la “réforme” des retraites, au grand plaisir des éditorialistes et des gens bien nés. Le prix à payer pour cela ? Un recul sans précédent de nos libertés individuelles, de notre liberté d’expression à notre droit à manifester. La presse ergote pour savoir si « je suis Mila » ou pas, mais personne ne parle du fait que, sur son lieu de travail, il est devenu dangereux d’exprimer ses idées et d’avoir un engagement syndical. Et ensuite on se demande pourquoi le secteur privé ne rejoint pas la grève, alors que les salariés du privé sont en permanence évalués, sur leur « performance » et de plus en plus sur leurs comportements, soumis aux affres de « l’amélioration continue » et de la mise en concurrence !

Face à tous ces constats, accablants et qui apparaissent mêmes aux yeux des journalistes les plus bourgeois, pardons, « neutres », le système n’a plus qu’un seul mode de défense, qui se résume en une phrase, mainte fois entendu et sensée mettre fin à nos inquiétudes démocratiques : « Oui, mais on aurait eu Le Pen, ça aurait été pire ».

https://twitter.com/askolovitchC/status/1226566294771847168

Et son corollaire « Si on a Le Pen, alors ça sera vraiment terrible ». Sous-entendu : du coup, il va falloir se retaper ad vitam eternam des Macrons de tout type et de toute taille, pour contenir la bête immonde. C’est en substance ce que nous dit le chroniqueur Claude Askolovitch, auteur d’une revue de presse dans la première matinale radio de France. Face à un énième fait de violence décomplexée de policiers, à Bordeaux, il a eu la considération suivante, si représentative de la pensée bourgeoise culturelle qui monopolise nos médias : « De quoi seraient capables ces policiers sous un pouvoir moins modéré ou un régime moins démocratique que le nôtre ? Sans faire d’amalgames, ces images répétées donne l’idée d’une bascule possible, si les circonstances politiques changeaient ».

« Oui, mais on aurait eu Le Pen, ça aurait été pire ».

Déjà, premier étonnement, on aurait un pouvoir « modéré ». Modéré le pouvoir qui a fait reculer le droit du travail de 40 ans dans ses ordonnances prises en 2017, qui s’apprête à ramener notre système de retraite à l’avant-guerre, qui a instauré un délai de carence pour que les étrangers puissent disposer de la prise en charge de leur soin (pour éviter le « tourisme sanitaire »), ou qui a réduit drastiquement les droits et l’indemnisation des chômeurs (pour éviter les « vacances au Bahamas »), au point de provoquer une augmentation du taux de pauvreté ?

Ensuite, Askolovitch entretient l’idée que ce n’est pas déjà l’horreur policière. Que l’arbitraire ne règne pas déjà. Que les preuves contre la police ne s’égarent pas déjà “par hasard”. Que la censure des œuvres d’art qui parlent de victimes de la police n’a déjà pas lieu. Que des jeunes hommes noirs ou arabes peuvent déjà être tués lors d’interpellations violentes sans que cela n’aboutisse jamais à quoi que ce soit de sérieux et de dissuasif pour les prochaines. Ce qu’il veut nous dire, c’est qu’actuellement, sous Macron, « c’est la démocratie ». Mais si jamais Le Pen passe, ce sera « pas la démocratie » et alors là, il faudra vraiment s’inquiéter. 

C’est ça, la vision bourgeoise de notre époque, qui règne sur nos écrans et dans nos journaux parce que ces derniers sont monopolisés par des bourgeois : ils n’évaluent pas la politique en fonction de la réalité qu’elle produit mais en fonction des symboles qu’elle porte. Comme les bourgeois ne subissent jamais les conséquences de la politique (parce qu’ils sont souvent au dessus des lois et parce que ces lois leur sont favorables) ils n’ont qu’une conception morale et théorique de la politique. Comme le dit bien l’écrivain Edouard Louis, pour eux la politique c’est un débat d’idée, une question d’opinion. Pour les classes laborieuses, la politique c’est une réalité que l’on vit, et, depuis plusieurs décennies (en gros, depuis qu’il n’y a plus d’ouvriers et d’employées dans la classe politique), que l’on subit.

Macron, trop beau pour être facho

Aussi, c’est sur les actes et non les symboles que la plupart des gens normaux évaluent une politique. Pas les bourgeois. Pour eux, comme Macron est un gars chic, jeune, dynamique, il ne ressemble pas à un fasciste. Il n’a ni bottes noires, ni passé colonialiste. Il maîtrise les codes de la modernité bourgeoise. Il ne tient pas de propos raciste en public, même si de temps en temps il s’est laissé allé à ce racisme instinctif dont les bourgeois peuvent faire preuve, comme lorsqu’il blague sur les «kwassa kwassa ». Mais sur le plan des symboles, il est clean.

Et pourtant, c’est sa majorité qui a voté la loi Asile et Immigration, qui facilite l’expulsion des étrangers et augmente la durée de détention possible, entre autres dégueulasseries. C’est sa majorité qui a instauré un délai de carence pour bénéficier de soins pris en charge pour les étrangers, ce qui signifie que quand on arrive en France sans rien car on a fuit un pays en guerre, on peut crever la gueule ouverte.

Et puis il y a toutes ces lois, faites par Macron et ses sbires, qui accablent les personnes modestes, chômeurs comme bénéficiaires des minima sociaux. Ces gens-là sont en train de tout perdre, le gouvernement actuel leur fait vivre une descente aux enfers, mais comme ce n’est pas en tant qu’arabe ou en tant que noir qu’ils leur infligent cela, ça convient aux bourgeois. Les bons bourgeois et les bons diplômés ont appris à l’école que le racisme c’était mal, mais que le mépris de classe c’était tout à fait défendable (parce que le ruissellement, parce que les investisseurs, parce que la mondialisation…). Qu’importe que l’un et l’autre ciblent tendanciellement les mêmes personnes.

“La Présidente”, la BD choc qui a anticipé ce que nous vivons

Peu avant l’élection présidentielle de 2017, des auteurs bons chics bons genre avaient publié une bande dessinée qui avait beaucoup plus au petit monde parisiano-médiatique. Ça s’appelait « la présidente », et ça racontait, sur le mode du récit d’anticipation, le déroulement d’un quinquennat de Marine Le Pen. On assistait à une reprise en main des médias, devenant plus soumis à la parole présidentielle – rien à voir avec aujourd’hui où les médias n’ont pas eu besoin d’être repris en main pour être soumis à Macron, ils l’étaient déjà avant. On assistait à une série de grèves, férocement réprimées, avec morts et blessés grave à la clef – est-ce utile d’expliciter le parallèle qu’on peut faire avec l’époque macroniste actuelle ? On y voit ensuite Marine Le Pen de plus en plus isolée, terrée à l’Elysée, entourée par une bande médiocre et incapable de se remettre en question.

La happy end de cette bande dessinée “glaçante” (comme disent les journalistes) en trois tomes ? L’élection d’un ticket Macron-Taubira (ultime rêve bobo) qui ramène démocratie, droits de l’homme et paix sociale.

Bref. Il n’y a que dans la tête des bourgeois et de celles et ceux qui adhèrent à leurs mythes que « ce serait pire avec Le Pen ». Ce serait pire avec Le Pen, mais seulement pour eux : parce qu’ils seraient confrontés à des idées qu’ils réprouvent sur le plan théorique et seraient moralement contraints de répondre. Encore que, l’Histoire montre que toutes les bourgeoisies du monde se sont parfaitement accommodés des tournants fascistes – qu’elles ont souvent provoqués pour se protéger des masses. 

Votre excuse ne tient plus

Mais avec Macron, ils peuvent dormir sur leurs deux oreilles, leurs intérêts bien au chaud, la population tenue en laisse par la répression et la peur, sans pour autant devoir vivre avec. Car c’est à ça qu’on reconnaît un bourgeois : le besoin irrépressible de passer pour quelqu’un de bien, qui a mérité sa place, qui contribue à la bonne marche de l’humanité, et qui respire l’intelligence et la sagesse.

La réalité de notre pays, après deux ans de macronisme, est donc bien la suivante : celles et ceux qui, durant l’entre-deux tours, ont refusé le chantage au « barrage », avaient raison. L’extrème-libéralisme et l’extrème-droite n’ont pas le même style, mais leurs politiques ont les mêmes effets : les dominants sont confortés, à tous niveaux. Les pauvres sont accablés et marginalisés. Les étrangers et les minorités, parce que plus exposés à l’injustice économique et sociale, sont toujours les premières victimes. La police, confortée et protégée, se donne à cœur joie à ses pulsions et ses rancœurs. Les bourgeois, à de rares exceptions, se taisent et approuvent en silence. Ceux qui luttent en chient, parfois en meurent.

Alors non, ça ne serait pas du tout « pire » si nous avions Le Pen plutôt que Macron, ce serait à peine différent. Vous les lâches, vous les indifférents, vous les satisfaits, sachez que cette excuse ne tient plus. Et nous autres, décomplexons-nous, n’ayons plus peur de “faire le jeu du FN” en ne nous alignant pas. Et n’attendons pas le pire pour agir : il est déjà là.