Le 7 juillet dernier, les élections législatives anticipées déclenchées un mois plus tôt par le président de la République se terminaient, avec le résultat suivant : l’alliance de gauche Nouveau Front Populaire était, à la surprise générale, en tête, devant l’alliance présidentielle et le Rassemblement National et ses alliés de droite. Ces derniers étaient donnés favoris à l’issue du premier tour des élections mais grâce à la mise en place d’un cordon sanitaire pour réduire la concurrence des deux premières forces quand elles étaient face au RN, ce dernier a perdu. Le cordon sanitaire a fonctionné et nous sommes passés à côté de l’arrivée au pouvoir d’un parti d’extrême droite aux ambitions racistes et autoritaires. Mais hélas, le régime actuel, lui-même autoritaire depuis des années, se sert de cette configuration particulière pour… effacer le résultat des urnes et se maintenir au pouvoir. Cela porte un nom.
Le gouvernement a perdu mais il reste en place et continue de gouverner
Depuis que les macronistes ont perdu de façon spectaculaire aux élections… rien ne se passe. Le gouvernement Attal, qui n’a plus de majorité à l’Assemblée Nationale, continue de gouverner par décret. Le décret est un véhicule juridique qui permet d’appliquer des mesures sans passer par le vote d’une loi au Parlement. De nombreux décrets sont encore passés, sur l’éducation et l’écologie, poursuivant les politiques macronistes en vigueur depuis 7 ans. Le ministre des finances Bruno Le Maire annonce, comme si de rien n’était, de nouvelles coupes budgétaires dans les services publics. Le ministère du Travail a quant à lui autorisé par décret, mercredi, les viticulteurs à faire travailler leurs salariés sans jours de repos pendant les vendanges. Cette semaine, tout se déroule comme si le camp présidentiel n’avait pas perdu ces élections et pouvait donc continuer à exercer le pouvoir exécutif.
Est-ce un malentendu, aurions-nous mal compris ? Ces élections et leur résultat, les aurions-nous rêvé ? C’est exactement ce que semble nous dire le président de la République dans une lettre adressée à la population mercredi 10 juillet et publiée dans la presse régionale. Dans ce texte hallucinant, Macron commence par nous féliciter pour notre mobilisation pour ces élections législatives. Il y a de quoi, personne n’avait jamais autant participé à ce type de scrutin depuis 1981. Ensuite, il annonce que “personne ne l’a emporté”. En effet, nous dit-il, aucune force n’a atteint la majorité absolue et toutes sont minoritaires à l’Assemblée Nationale. C’est vrai, en effet. Mais la dernière fois qu’une telle chose est arrivée c’était… il y a deux ans, quand son propre parti n’obtenait qu’une majorité relative de 245 sièges. Et personne ne s’était permis de dire que “personne” ne l’avait “emporté”.
De la même façon, on sait que Jordan Bardella était envisagé comme Premier ministre par Emmanuel Macron même en cas de majorité relative et non pas absolue.
Fort de ce constat (faux et malhonnête), Emmanuel Macron annonce dans sa lettre qu’il attendra pour nommer un premier ministre et que ce dernier, ordonne-t-il, sera issue du “front républicain” qui s’est constitué pour empêcher la victoire du RN. “Je demande à l’ensemble des forces politiques se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’État de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française, d’engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle, pour le pays.”
Macron invente de nouvelles règles pour garder le pouvoir
Le piège s’est refermé sur nous et décidément le RN est la meilleure assurance-vie du macronisme. Le cordon sanitaire qui s’est construit par des désistement de candidats arrivés troisième pour empêcher l’élection d’une majorité de députés RN s’est transformé, dans la bouche du président “en front républicain” qui partagerait des valeurs communes, parmi lesquelles “une orientation européenne”, “les institutions républicaines”, “le parlementarisme”… Le sens de notre vote de barrage à l’extrême droite a été donc complètement détourné et requalifié par le Président. Nous voulions empêcher l’extrême droite d’arriver au pouvoir, il en déduit que nous voulons préserver l’ordre établi et “une orientation européenne”. On notera qu’il n’a pas inclus dans sa liste de valeur la “démocratie”. Car c’est bien elle qu’il est en train de massacrer.
Macron n’en est pas à sa première réinterprétation du barrage au RN : les deux fois où il a été élu face à Marine Le Pen, il a transformé ce vote de rejet de l’extrême droite en vote d’adhésion à sa personne et son projet. Mais la différence avec les manipulations précédentes du vote barrage au RN en sa faveur, c’est que cette fois-ci, le président s’en sert pour annuler le résultat d’une élection et conserver le pouvoir. Dans son courrier, Macron ne mentionne pas une seule fois la gauche ou le NFP. Il fait comme si sa victoire n’avait pas eu lieu et décide unilatéralement de l’attribuer plutôt à ce “front républicain” dont la liste des valeurs met son propre parti au centre du jeu.
Il faut mesurer ce qu’il se passe : le parti du président a perdu les élections. Sans mécanisme de cordon sanitaire anti-RN, il aurait obtenu à peine quelques dizaines de sièges, comme les projections à l’issue du premier tour le prévoyait. Grâce aux candidats de gauche qui se sont désistés en faveur des candidats macronistes et aux électeurs de gauche qui ont voté pour eux pour barrer la route à l’extrême droite, son parti devient la seconde force à l’Assemblée Nationale. Seconde, pas première. La gauche est en tête, quoi qu’on pense, quoi qu’on dise, quelle que soit sa haine de Mélenchon ou sa peur de la hausse du SMIC et de l’imposition des plus riches : c’est le jeu, c’est ainsi que nos institutions sont faites.
Aucune règle dans notre Constitution ne nous dit “si le groupe le plus nombreux à l’Assemblée Nationale compte moins de 200 députés, alors il n’a pas gagné”. Le président invente de nouvelles règles pour maintenir son gouvernement au pouvoir et gagner du temps, pour attendre qu’une nouvelle majorité macroniste se forme après ralliement de la droite du Parti Socialiste et de la droite républicaine. Macron triche, Macron attend que la tambouille l’emporte sur le résultat des urnes.
Il est évident que la majorité emportée par la gauche est fragile, avec 195 députés. Oui, pour passer des lois, le gouvernement qui en émergera devra composer avec d’autres forces politiques. Mais oui, un gouvernement sans majorité peut gouverner : c’est exactement la démonstration qu’est en train de faire le gouvernement Attal en continuant en ce moment de prendre des mesures par décret !
pour la classe dominante, la gauche n’a en fait pas le droit d’exercer le pouvoir
Ce qui est fascinant et là où l’on voit que le piège se referme, c’est que la gauche a été tellement diabolisée au cours des derniers mois que sa victoire peut être annulée sans que les médias et une partie de la population ne crient au coup d’Etat. Tout est fait comme si il était impossible et illégal que la gauche en général, et la France Insoumise en particulier, puisse accéder au pouvoir. Et par extension, comme s’il était impossible et inacceptable que nos institutions puissent être dirigées par un gouvernement qui augmentera le SMIC et l’imposition des plus riches.
Malheureusement, la gauche elle-même n’aide pas à contrer cette manœuvre en ne s’accordant, à l’heure où nous écrivons ces lignes, sur aucun nom de premier ministre. De plus, certaines de ses figures comme Raphaël Glucksmann ou François Ruffin continuent de régler publiquement leurs comptes avec leurs alliés au lieu de faire bloc et de montrer leur volonté d’exercer le pouvoir pour changer la vie des gens – ou du moins empêcher que leurs droits ne soient davantage dégradés par une coalition macroniste choisie par le président. On a l’impression que plusieurs composantes du NFP cherchent à éviter de gouverner. Il s’agirait pourtant d’un gouvernement, certes provisoire, qui serait en mesure de stopper la destruction de notre modèle social et de revenir sur les pires mesures du règne de Macron, à commencer par la réforme des retraites.
Si ce gouvernement n’advient pas, le constat sera rude mais nécessaire : nous aurons voté mais notre vote n’aura servi à rien car il ne s’inscrit pas dans la destinée que la classe dominante conçoit pour nous. Il était parfaitement concevable pour le patronat et les grands médias que le RN accède au pouvoir. C’était la suite logique, l’histoire nécessaire pour que le pays continue son chemin. La victoire de la gauche est une anomalie profonde. Par conséquent, la classe dominante et Emmanuel Macron tentent tout simplement de l’effacer.
Ce qui est en train de se produire est un auto-coup d’État : lorsque le pouvoir en place détourne les institutions et réduit à néant la souveraineté populaire pour rester en place. C’est une forme de coup d’État bien connu, qui a eu lieu en France lorsque le président de la République Louis Napoléon Bonaparte a pris le pouvoir pour de bon en mettant fin à celui de l’Assemblée Nationale, en décembre 1851, puis en devenant empereur. C’est ce qui est en train de se passer actuellement : Emmanuel Macron s’assoit sur le résultat des urnes et dénie au groupe majoritaire à l’Assemblée Nationale le droit de préparer un nouveau gouvernement.
Cette situation rappelle aussi le traité européen de 2005 : les français avaient voté “non”, mais les sarkozystes s’étaient assis sur leur vote en le faisant passer sous un autre nom quelques années plus tard, cette fois sans consulter directement le peuple. Il semblerait qu’en France, quand un vote ne plaît pas, le pouvoir s’arrange avec le résultat.
C’est un tournant de notre histoire : le président de la République profite de la crise institutionnelle que nous vivons pour prendre le pouvoir et maintenir celui de son gouvernement. La réaction la plus vive, à ce stade, a été celle de la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet qui a lancé une journée de mobilisation le 18 juillet. Il est nécessaire que toutes les personnes qui croient encore dans la démocratie et qui ne sont pas prêtes à avaler les mensonges du président et de ses alliés se joignent à cette mobilisation. Les Jeux Olympiques vont bientôt démarrer et la bourgeoisie française veut en faire sa fête. Face à ce que son président nous inflige, faisons-lui vite la sienne.
Nicolas Framont et la rédaction
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