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À intervalles régulier, Hollywood livre des bijoux subversifs souvent méconnus du public francophone. Office Space en est la parfaite illustration.

“Depuis que j’ai commencé à travailler, chaque jour de ma vie est pire que le précédent”. C’est en ces termes que l’ingénieur Peter Gibbons (Ron Livingtson) se présente à un hypnotiseur, sur recommandation de sa petite amie. Au cours des quinze premières minutes qui ont conduit à cette scène, le scénario n’a pas raté une occasion d’illustrer l’aliénation par le travail subi par le personnage principal de Office Space, comédie américaine cultissime sortie en 1999 (la VF est disponible depuis 2006 sous le titre forcément mal choisi 35 heures c’est déjà trop).

À l’époque, la bulle internet n’avait pas encore explosé, le néolibéralisme vivait ses heures de gloire, le néo-management conservait un pouvoir séducteur et la lutte des classes apparaissait comme un concept dépassé. L’open space était synonyme de convivialité, la révolution informatique appelait à une tertiarisation de l’économie, bref l’époque n’était ni à la déprime ni à une critique radicale du monde du travail. La série The Office ne sortira que huit ans plus tard, pour situer l’originalité du film. Il livre une critique impitoyable du néolibéralisme, raconté du point de vue de ce qui sont censés y être acquis, mais le subissent : des jeunes diplômés travaillant chez IniTech, une SS2I typique des années 2000.

Une critique chirurgicale du néo-management 

Dès le générique, nous sommes plongés dans la routine abrutissante du personnage principal. Après avoir passé un temps interminable dans les bouchons “stop and go” qui forment le quotidien insupportable de millions de travailleurs américains, notre antihéros lutte pour trouver une place de parking avant de recevoir une décharge électrique en touchant la poignée de porte de l’open space. À peine installés dans son cube, ses trois chefs se succèdent pour le réprimander. Sur un ton faussement amical et “passif agressif” propre au new management, ils lui reprochent d’avoir oublié d’utiliser les nouvelles en-têtes pour ses “TPS report”. “Tu n’as pas reçu le mémo” ? S’entend-il dire à trois reprises, sans pouvoir en placer une. Fatigué par la radio de son collègue qui l’écoute “au volume réglementaire” et les « service compta Bonjour » de sa voisine, il s’énerve sur l’imprimante qui vient d’avaler son rapport. “Tiens, il y en a un qui n’aime pas les lundis”, lui lance la secrétaire.

“Tiens, il y en a un qui n’aime pas les lundis.”

Office Space (1999)

C’est la microagression de trop. Peter propose à Samir et Michael, ses deux collègues programmeurs, d’aller boire un café dans le restaurant d’en face. Une marche qui implique de traverser le parking inhospitalier et les talus impraticables propres aux zones industrielles des villes américaines, où tout est fait pour la voiture et rien pour les piétons. “Je parie que mon chef va demander de venir travailler le week-end, je le sens déjà”, explique-t-il à ses amis. “Et j’ai comme l’impression que ma copine me trompe”. “Tiens, quelqu’un n’aimes pas le lundi” tance un serveur à fond dans la positive attitude et clairement en piste pour le titre d’employé du mois.

Sur le chemin du retour, Tom, responsable produit visiblement paniqué, aborde le groupe : “le management va faire appel à des consultants pour améliorer la productivité. J’ai assez d’expérience pour savoir ce que ça signifie : un plan de licenciement. Cette fois je suis foutu.” En effet, de retour au bureau, les chefs de IniTech tiennent un “town hall” sous une banderole « demandez-vous comment vous pouvez aider l’entreprise » afin d’introduire une paire de consultants. Les deux Bob, devenu un meme mythique aux États-Unis, vont “nous aider à voir si on peut travailler plus efficacement, okay ?” explique Bill, le vice-président de la division, avant de conclure “et n’oubliez pas que vendredi c’est la journée chemise hawaïenne”. 

“Le management va faire appel à des consultants pour améliorer la productivité. J’ai assez d’expérience pour savoir ce que ça signifie : un plan de licenciement. Cette fois je suis foutu”

Tom dans Office Space (1999)

Peter s’enfonce dans la déprime lorsque, en fin de semaine, son chef l’intercepte en sortie de bureau pour lui expliquer “il y a beaucoup de travail cette semaine, pourquoi ne viendrais-tu pas travailler ce samedi, okay ? Ah, et je vais avoir besoin de toi dimanche aussi, alors à demain”.

Première réponse : la grève du zèle

La séance d’hypnose place notre antihéros sur la voie de la résistance. Le praticien est victime d’une crise cardiaque en plein exercice, après avoir suggéré à Peter de “ne plus se soucier de son travail”, le laissant dans un état de lâcher-prise avancé. Il reste au lit au lieu de se rendre au bureau le week-end, ce qui provoque la rupture avec sa copine (qui confirme qu’elle le trompait). Libéré de l’emprise de son chef et de sa conjointe, il débute une grève du zèle, ne se rendant au bureau que pour déjeuner au café d’à côté afin de proposer un rencard à la serveuse (Joanna, jouée par Jennifer Anniston). Cette dernière est également victime du néo-management, son chef se plaignant de son manque d’entrain au travail :

“Il faut qu’on parle des Pins sur ta tenue de travail.”

“Mais j’en porte 15.”

“15, c’est le minimum, mais regarde Jeff, il en porte trente-sept aujourd’hui. Et il a un super sourire.”

“D’accord, tu veux que j’en porte plus ?”

“Écoute, les gens peuvent venir manger un burger n’importe où, ils viennent ici pour la bonne humeur, et ces Pins sont là pour te permettre d’exprimer ta personnalité. Le règlement impose un minimum de 15 Pins, mais tu ne veux pas te contenter du strict minimum, si ?”

Le film regorge ainsi de dialogues mythiques et phrases cultes. Si Peter sort peu à peu du je-m’en-foutisme dans lequel l’avait placé la séance d’hypnose, il poursuit sa grève du zèle, bien décidé à tester les limites du licenciement. Puisque déplacer son bureau devant une fenêtre pour ne plus subir la lumière artificielle des néons et squatter la place de parking réservée à son chef ne suffisent pas, l’entretien avec les deux “Bobs” du cabinet de conseil devrait faire l’affaire. À la question “décrivez-nous votre journée de travail typique” Peter répond qu’il a pour habitude d’arriver en retard, d’éviter soigneusement de croiser son chef Bill et qu’il passe le plus clair de son temps à regarder dans le vide, ce qui donne l’impression qu’il travaille. “En tout je dois faire 15 minutes de travail effectif par semaine.” Content de l’effet produit sur les consultants, il ajoute “c’est un problème de motivation, si je me tue à la tâche et qu’on vend quelques boîtes de plus, je n’en vois pas la couleur. Et j’ai huit chefs différents, ce qui fait qu’à la moindre erreur je me fais engueuler huit fois”. Les deux Bobs lui serrent la main avec enthousiasme lorsqu’il conclut lui-même l’entrevue par un “bonne chance avec tous vos licenciements, j’espère que vos suppressions de postes se passeront bien”.

De la résistance passive au sabotage

Impressionnés par son diagnostique des problèmes minant Initech, les Bobs offrent à Peter une double promotion avec stock options à la clé. Ses amis n’ont pas autant de chance : les deux programmeurs vont se faire “remplacer par de jeunes stagiaires indiens sous visas de travail, la routine habituelle” et le chef de produit prendra également la porte.

Les Bobs en plein exercice de cost cutting, devenus un meme sur internet.

Peter réalise que la grève du zèle ne suffira pas. Il annonce la nouvelle à ses amis programmeurs en disant les termes : “C’est vous qui tenez la boîte, mais Bill va vous foutre à la rue pour que ses stock options prennent quelques centimes de plus”. Avec ce discours, il les convainc de l’aider à entrer en résistance active en préparant une action de sabotage en guise d’adieu. 

Les personnages vont connaître des dénouements variés. Dévasté par son licenciement, Tom tente de se suicider dans son garage avant d’être surpris par son épouse. Il réalise son erreur, mais est percuté par un semi-remorque et termine entièrement emplâtré. L’indemnité lui permet de créer son entreprise et de sortir cette citation mémorable : “Ne baissez pas les bras, vos rêves peuvent se réaliser, regardez-moi” (depuis son lit d’hôpital). 

“C’est vous qui tenez la boîte, mais Bill va vous foutre à la rue pour que ses stock options prennent quelques centimes de plus.”

Office Space (1999)

Joanna démissionne en offrant un doigt d’honneur à son chef, qui venait se plaindre de son entêtement à porter le nombre de pins minimum pour mériter son salaire (minimum). “Vous savez quoi, je n’aime pas ce boulot et je n’en ai pas besoin.” Elle retrouvera du travail dans un autre restaurant, comme Samir et Michael dans une autre SS2I. Sans trop spoiler la seconde moitié du film, ajoutons que Peter fini par travailler sur un chantier avec son voisin, heureux d’échapper à la tyrannie de l’open space.

“On n’est pas bien au grand air ?”

“Fucking A.”

La morale du film laisse à désirer, puisque la plupart des protagonistes ne parviennent pas à échapper à la condition salariale ou capitaliste. L’exception notable concerne l’autre fil rouge d’Office Space : Milton, du service compta. Après avoir subit pendant tout le film le harcèlement moral de son chef , qui cherchait à le pousser à la démission, il profite de divers rebondissement pour échouer sur une plage des Bahamas riche comme Crésus, à siroter des cocktails sous un parasol. S’il est le seul à s’extraire pleinement de sa condition de domination, tous les protagonistes sont libérés de l’emprise de leurs managers toxiques suite à un mouvement salutaire de résistance. Ce qui n’est pas rien.

Du film culte à la “grande démission” ? 

L’attitude de Peter et Joanna évoque la “grande démission” observée après la crise du Covid ou le mouvement de quiet quitting (en faire le moins possible au travail) apparu récemment. Office space articule avec une précision remarquable ce qui mine le quotidien de millions d’employés par le monde : le micro-management, les environnements de travail froids et déprimants, les traditionnels gâteaux d’anniversaires du chef, la déconnexion entre le contenu du travail et sa finalité (on ne sait jamais ce que IniTech vend, à quoi font référence les “TPS report” ni ce que font les personnages dans cette entreprise). Tous les protagonistes sont ainsi confronté à la division du travail capitaliste et la déshumanisation qui en découle. Et pour le spectateur américain, d’innombrables détails invitent à l’identification. Jusqu’à l’appartement austère de Peter, typique des résidences pour jeunes cadres dynamiques qui poussent en périphérie des villes américaines.

On trouve que c’est toujours mieux d’annoncer les licenciements le vendredi, les études ont montré que cela réduisait les risques d’incidents.

Les Bobs, faisant une confidence à Peter dans Office Space (1999)

Si le film n’avait pas rencontré son public lors de sa sortie au cinéma ni déclenché d’effet immédiat, il a rapidement atteint le statut d’objet culte après sa diffusion à la télévision américaine et sa sortie en DVD. Outre-Atlantique, il n’est pas rare d’entendre des employés citer des extraits d’Office Space sur leur lieu de travail (c’est comme ça, à titre personnel, que j’ai eu vent du film lorsque je travaillais aux États-Unis). La scène où les programmeurs détruisent la photocopieuse à coup de batte de baseball dans un terrain vague a été reprise par la série d’animation Family Guy, de nombreux articles de presse mentionnent fréquemment la comédie et le réalisateur évoque les nombreux courriers qu’il reçoit de personnes indiquant avoir démissionné de leur boulot après avoir vu son film.

Certains dialogues et personnages ont un peu mal vieillit (Samir est une caricature d’immigré diplômé et le machisme du voisin de Peter, personnage incarnant par ailleurs la voix de la raison tout au long du film, passerait mal en 2024). À ces exceptions près, cette comédie redoutable apparaît incroyablement en avance sur son temps et plus que jamais d’actualité.

Peter : “si j’avais un millions de dollars, mmmh, je ferais rien, je me détendrais et ferais rien de mes journées.”

Son voisin : “Tu n’as pas besoin d’un million de dollars pour faire ca !”


Christophe est l’auteur de Les Illusions perdues de l’Amérique démocrate (Vendémiaire, 2021). On peut le suivre via sa newsletter ici, et sur Twitter @PoliticoboyTX.



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