Eric est enseignant et il a voulu nous alerter sur la façon dont les dernières réformes du lycée avaient considérablement renforcé la pression pesant sur les élèves, mettant au centre de leur parcours scolaire la notion d’orientation. Dans cet article, il décrit une situation inquiétante et ultra inégalitaire. Pour témoigner de vos craintes, de vos luttes et de vos espoirs, répondre à un article ou un témoignage, vous pouvez nous écrire à redaction@frustrationmagazine.fr.
Mercredi 12 avril, 16 heures. Dans une salle de classe, des élèves, ayant regardé leur téléphone portable en douce, s’exclament “j’ai mon bac !”, ou au contraire expriment leur colère ou leur déception. N’importe quelle personne née avant 2005 ne comprend normalement pas grand chose à cette scène : pourquoi des élèves de terminale ont leurs résultats de bac en plein cours ? Et pourquoi mi-avril ? Que font les élèves après ? Beaucoup de questions, dont les réponses ne sont pas très claires, mais qui s’articulent autour d’une notion centrale : l’orientation.
Cette remarque, je l’ai entendue des centaines de fois, dans mon entourage, mais aussi, dans le cadre de mon métier de prof, dans la bouche de mes élèves. Cette phrase est loin de n’être qu’une plainte innocente. Elle révèle en réalité un malaise par rapport à une réalité construite depuis des décennies : l’orientation, outil essentiel du capitalisme moderne, qui grignote petit à petit l’éducation de nos enfants.
Depuis la dernière réforme Blanquer (2021), l’orientation occupe une place renforcée à l’école. En troisième, l’élève doit choisir entre le lycée général ou le lycée professionnel. En seconde, s’il/elle va au lycée général, il/elle doit choisir entre la filière générale et la filière technologique. En première, il/elle doit choisir les deux matières de spécialité qu’il/elle conserve en terminale générale, et une spécialisation supplémentaire en terminale technologique. En terminale, quelle que soit la filière, il/elle doit se frotter à Parcoursup (mis en place en 2018), le boss final de ce chemin déjà cahoteux et périlleux.
L’omniprésence de l’orientation scolaire
C’est alors que commence un parcours tout au long de l’année, au cours duquel l’élève va devoir réfléchir à des formations à demander, des lieux, rédiger pour chacun d’eux des lettres de motivation. Il passe ensuite en mars son bac de spécialités, dont les notes remontent dans son dossier, et enfin s’ouvrent une période finale durant laquelle il aura des réponses auxquelles il ou elle devra répondre rapidement. Et tout ça en révisant bien ses leçons, puisque toutes les matières sont évaluées au contrôle continu, et qu’il doit encore passer le bac de philosophie ainsi que le grand oral en juin.
Cela a un effet très direct sur les élèves : déjà stressé.e.s à la sortie du covid, beaucoup d’entre eux vivent très mal l’entrée en première. Le contrôle continu, au lieu de diluer le stress du bac sur deux ans, le rend continuel. La présence de logiciels de notation, dont Pronote est le roi, aggrave ce phénomène : certains élèves s’y connectent en permanence, tous les jours, avec la peur constante de voir leur moyenne diminuer, et donc de voir leurs rêves d’avenir s’effondrer.
Les enseignants ne se rendent pas toujours compte des méfaits de l’orientation. D’abord pour une raison simple : ils sont les seuls réels bénéficiaires de l’ascension sociale. En effet, maîtrisant parfaitement les mécanismes de l’école, les profs sont la catégorie dont les enfants ont le plus de chances d’avoir des revenus meilleurs que leurs parents. Ainsi, ils ne voient généralement pas d’un mauvais œil la notion d’orientation, permettant selon eux à tous ces élèves en difficulté de trouver de la motivation et de “réussir dans la vie”. Pour la plupart des profs, il suffit que l’élève acquiert la connaissance du parcours d’orientation pour y parvenir, mettant totalement de côté les mécanismes de reproduction sociale.
Le ministère ne s’y est d’ailleurs pas trompé : les textes officiels disent qu’il faut consacrer à chaque élève 54h d’orientation par année au lycée. Ce nombre, parfaitement absurde et irréalisable dans les faits, ne permet de toute façon pas de régler le problème : vous pouvez informer autant de temps que vous voulez un élève, cela ne suffira jamais à combler les inégalités abyssales qui les séparent des enfants de bourgeois.
La vérité est bien entendue plus tragique : après la seconde, les élèves les plus pauvres (et aussi, par voie de conséquence, les élèves racisé.e.s) sont massivement dirigés vers la voie technologique, particulièrement en filière STMG (Sciences et Techniques du Management et de la Gestion), filière technologique la plus fréquente, pour deux raisons : elle ne nécessite pas de matériel particulier (contrairement, par exemple, à la filière Sciences et Technique de Laboratoire, bien plus coûteuse), et elle présente une vision de l’économie favorable aux entreprises. En plus de l’absence de réelle critique économique, ce programme est parfaitement cynique au regard de la manière dont l’institution gère cette filière, car la grande majorité des élèves de STMG, déjà en difficulté en seconde, n’obtiendront qu’un emploi d’exécutant, souvent précaire et mal rémunéré, les emplois de dirigeants et de cadres étant quasi exclusivement réservés aux anciens élèves de filières générales.
Un renforcement des inégalités scolaires
Les 54 heures annuelles d’orientation montrent aussi une autre réalité, tout aussi inquiétante : l’orientation mange la pédagogie. Car toutes ces heures ne sont pas ajoutées aux cours, elles prennent la place d’heures qui auraient pu être consacrées à de l’approfondissement ou à du soutien. Il faut dire que depuis Blanquer, la mission d’orientation est de plus en plus dévolue au professeur principal plus qu’au conseiller d’orientation, les CIO (Centres d’Information et d’Orientation) fermant les uns après les autres. C’est d’ailleurs pour la même la raison que le bac en mars est une aberration absolue : après ce bac de spécialités, les élèves de terminale n’ont plus qu’un oral et l’écrit de philosophie à préparer, et une grande partie d’entre eux décroche complètement, ne venant même plus en cours. L’orientation abusive réussit donc le coup de force de stresser les élèves sur les notes, tout en vidant progressivement le lycée de son contenu pédagogique, uniquement pour pouvoir classer davantage les élèves.
Avant cette réforme, les établissements du supérieur recrutaient les élèves en regardant leurs moyennes du premier et du deuxième trimestres pour se faire un avis. Il fallait avoir le bac à la fin de l’année pour y accéder, mais sans que la note de celui-ci ait une quelconque importance. Le bac en mars signifie que les formations du supérieur classent désormais les élèves selon leurs résultats à l’examen, en plus du contrôle continu. Pour les élèves des meilleurs lycées, cela ne change pas grand chose, mais pour les autres la différence est immense. Et pour le comprendre, il faut s’intéresser à ce qui a changé dans le mode de correction de l’examen.
Avant 2019, les copies étaient corrigées par des enseignants qui allaient les chercher dans un centre d’examen, généralement pas trop éloigné de leur lieu de travail. Ils/elles corrigeaient donc des copies venant à peu près du même endroit, et étaient eux-mêmes familier.e.s avec le niveau général du coin.
Depuis Blanquer (et surtout depuis que, pour protester contre sa réforme, des enseignants ont fait de la rétention de copies), les lycées ont été dotés de scanners afin de numériser les copies d’examen. Il s’agissait bien entendu de supprimer un important levier de mobilisation pour les profs (la correction peut être suivie en temps réel, et des copies peuvent être enlevées ou ajoutées très facilement à un correcteur), mais ce changement du mode de correction a eu un effet pervers : désormais, un correcteur a dans son lot de copies des candidats pouvant provenir de toute l’académie. Autrement dit, un élève de Sarcelles peut se retrouver dans le même lot de copies qu’un élève de Palaiseau, de Neuilly ou de Versailles, donc d’établissements d’”excellence”.
Et c’est bien là que ce système, qui se prétend plus égalitaire qu’avant, creuse les inégalités : un excellent élève d’un lycée de faible niveau peut avoir une note très différente selon le niveau général du lot. S’il a la malchance d’être mis à côté de copies venant de très bons lycées, alors l’appréciation que son correcteur aura de sa copie sera forcément amoindrie. C’est bien entendu le cas dans les disciplines littéraires et les sciences humaines, où la rédaction est particulièrement discriminante, mais également (dans une moindre mesure) dans les matières scientifiques.
En tant que correcteur, j’ai pu en faire l’expérience : une excellente copie d’un excellent lycée, c’est violent. C’est d’abord violent pour mes propres élèves, qui n’atteindront jamais un tel niveau même après des milliers d’heures de travail, et c’est également violent pour moi-même. En effet, ces copies sont tellement brillantes et bien argumentées, tellement détaillées et agréables à lire, qu’elles surpassent (et de très loin) mes propres cours. L’écart entre les lycées est tellement profond qu’il ne sera jamais résorbé par plus d’efforts, et encore moins par une meilleure connaissance de la procédure d’orientation.
Alors que faire ? En l’état, il paraît compliqué d’abandonner complètement l’orientation, sachant que les enfants de bourgeois n’en ont pas besoin pour savoir quels choix faire. Il est par contre clair que pour que l’école soit réellement émancipatrice, il faut combattre tout ce qui prend le pas sur les enseignements de nos enfants au profit d’un “monde du travail” qui n’attend d’eux qu’obéissance et performance.
Eric Predmore