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Depuis deux semaines, les Etats-Unis, Le Royaume-Uni ou la France vivent un important mouvement social antiraciste, dont l’un des phénomènes le plus décrié par la presse bourgeoise est le déboulonnage ou le vandalisme de statues : celles de Christophe Colomb aux Etats-Unis ou celle d’Edward Colston au Royaume-Uni. Le premier, tout le monde voit de qui il s’agit : un grand explorateur qui a découvert l’Amérique. Le second est un philanthrope et bienfaiteur qui a contribué au développement économique de la ville de Bristol.

La statue de Christophe Colomb à Barcelone. Pour la “contextualisation”, on repassera.

A lire la biographie officielle de ces deux personnages, on comprend vite où se situe le problème : la glorification de ces personnages du passé passe complètement sous silence une autre vision de l’Histoire. Celle qui consiste à rappeler que, d’abord, Christophe Colomb n’a pas “découvert” l’Amérique, qui était découverte par les millions de gens qui y vivaient. Qu’il n’était pas là pour la beauté du geste “explorateur”, mais bien pour ramener des richesses et des débouchés commerciaux en Espagne. Enfin, que derrière sa belle action, il y a le massacre de tout un peuple autochtone, les Arawaks, dont la population est décimée en quelques années à peine. Pas à cause de “maladies rapportées involontairement” par les “explorateurs”, comme on l’entend trop souvent, mais par une politique de guerre permanente, de massacres des enfants comme des vieillards, sous la direction de Christophe Colomb lui-même.

Edward Colston a certes fait de nombreux dons à la ville de Bristol, achetant en quelque sorte sa future célébration. Mais cette générosité a été rendue possible par une participation active à la Compagnie royale d’Afrique, “entreprise” spécialisée dans la traite d’esclaves noire. Colston n’est pas un contributeur parmi d’autres à ce crime contre l’humanité : il possède 40 navires et fut ainsi un actif participant. Le fait que sa statue le présente comme autre chose que cela est une insulte à tous les individus dont les ancêtres ont subi ce crime et dont le quotidien est encore forgé par une tradition – le racisme –, qui a été créée pour justifier le sort qui a été fait à tous les peuples non-européens de la planète.

La statue d’Edward Colston à Bristol. Ceci n’est pas un panneau d’information “neutre”…

Une certaine idée de l’Histoire… et de l’avenir

“Mettre l’accent sur l’héroïsme de Christophe Colomb et de ses successeurs en tant que navigateurs et découvreurs (…) n’est pas une nécessité technique mais un choix idéologique. Et ce choix sert – involontairement – à justifier ce qui a été fait”, explique l’historien Howard Zinn dans son Histoire populaire de l’Amérique. Et on pourrait rajouter que ce choix sert aussi à justifier ce qui est et sera fait : les statues qui glorifient l’action de quelques “grands hommes” alimentent l’idée que notre salut commun passera par la volonté de quelques courageux homme bourgeois (car il s’agit toujours d’eux), et non d’une masse de femmes et d’hommes de classes laborieuses révoltées. Même les évènements où ce fut le cas – la Révolution française, par exemple – sont enseignées et illustrées via les quelques “grands hommes bourgeois” qui en ont tiré parti et non la masse d’anonymes qui ont provoqué les tournants majeurs de la période : prise de la Bastille, marche des femmes sur Versailles, etc. (Pour comprendre à quel point les héros officiels de la révolution n’ont fait que courir après les initiatives populaires, lire “Les luttes et les rêves”, Michelle Zancarini-Fournel).

Savoir qui doit-on représenter en statue, comment doit-on nommer nos rues, est aussi important que de décider ce que l’on enseigne à nos enfants. On entend beaucoup dire, dans le débat public, “on ne doit pas réécrire l’Histoire”. Mais c’est précisément ce qui a toujours été fait par la classe dominante, qui raconte son histoire de la manière qui la grandit le plus. Présenter un marchand d’esclave comme un “bienfaiteur de la ville”, un colon massacreur comme un “explorateur”… ce n’est pas “l’Histoire”, c’est un choix idéologique. Quand Macron dit, lors de discours du 14 juin, “la République n’effacera aucune trace de son histoire”, il nie ce qui a été fait. Bien sûr que si, “la République” a passé son temps à effacer des traces de son histoire : toutes les révoltes populaires, de la révolution ouvrière de 1848 à la Commune de Paris, tous les personnages du peuple qui ont façonné, eux aussi, son histoire, sont effacés au profit de figures bourgeoises. Un seul exemple : combien de rues Adolphe Thiers, combien de lieux dédiés à la mémoire des révoltés de la Commune de Paris que le premier a fait méthodiquement massacrer et déporter ? On peut compter des centaines de rues, avenues, boulevards, impasses Thiers. Quelques monuments entretenus par des organisations de gauche radicale comme le “mur des fédérés”, à Paris (lieu où ont été exécuté les derniers insurgés encore résistants à la répression en mai 1871), pour les seconds.

Joseph Gallieni, c’est le type que l’on croise partout sans savoir vraiment de qui il s’agit : station de métro, stations de bus, noms de places … Général entré dans l’Histoire pour son rôle durant la Première Guerre mondiale, il est hélas moins connu pour sa place centrale dans l’expansion de l’Empire et des répressions sanglantes à Madagascar, dont le massacre de Menalamba qui eut pour conséquence de maintenir l’esclavage sur l’île. 

Une statue n’est pas une information historique, c’est une célébration politique

Or, noms de rues, de place ou encore statues ont sans doute bien plus d’impact sur notre vision de l’Histoire et de la société qu’un livre spécialisé au rayon Histoire. Ce sont des éléments présents dans notre quotidien, ce sont les mots que l’on prononce, ce sont les questions des enfants “c’est qui ce monsieur sur son cheval ?”, “c’est Colbert”, “c’est qui Colbert ?”, “euuuuh, c’est un grand monsieur, je crois, qui a construit plein de choses”… et qui a conçu le Code Noir, petit manuel à destination des marchands d’esclave pour expliquer les règles de vente des “nègres”, considérés par ce bel ouvrage comme des “biens meubles”. Et bizarrement, ça n’est jamais mentionné sous ses effigies triomphales. Les partisans des statues indéboulonnables nous disent toujours “l’importance c’est de contextualiser”, mais quelle municipalité oserait aller mettre sous sa statue triomphale de Colbert “organisateur d’un crime contre l’humanité” ? Cela soulèverait forcément la question embarrassante : “du coup, pourquoi infliger une statue à la gloire de ce type à notre ville ?”

Contrairement à ce qu’on entend sur BFM TV, il ne s’agit pas de “juger” ces personnes avec nos lunettes actuelles, ni de “refaire l’Histoire”. Car une statue n’est pas une information historique, c’est la célébration politique d’un personnage de notre passé. Cela donne une vision de ce qui est juste, ce qui est bien, ce qui est fort. Accorder une statue à des personnes c’est donc un choix idéologique décisif, qui mérite d’être discuté. On connaît déjà les héros de la République bourgeoise, puisque leurs statues sont partout dans nos villes. Que pourrait-on imaginer comme propositions qui relève d’un autre choix politique, qui dirait autre chose de notre passé collectif et donc de notre avenir ?