Le 9 juin ont lieu les élections européennes, l’un des scrutins les plus traditionnellement répudié par les électeurs. La raison est assez simple : on ne peut pas comprendre ce qu’est vraiment le Parlement européen sans entrer dans la machine, et même à l’intérieur rien n’est clair et rien n’est simple. C’est un problème pour une institution qui depuis près de 30 ans, est au cœur de décisions qui affectent la vie de centaines de millions de personnes sur le continent – et au-delà – et de façon rarement positive. Hugo Marin, qui travaille au Parlement Européen, nous raconte de l’intérieur les rouages de cette institution… et son immobilisme au service de la classe dominante.
C’est sans doute le cœur de la réticence populaire à l’égard de cette élection : comme le dit l’adage lillois “quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup”. A quoi sert vraiment cette institution ? et qui la dirige vraiment ? et pourquoi autant de mystère ?
Face à ce mastodonte bureaucratique qu’est le Parlement européen il faut d’abord tordre le cou à un poncif, qui n’est pas dénué de mépris de classe : non le problème de l’Europe ce n’est pas que les gens ne prennent pas le temps de s’y intéresser ou qu’ils n’ont pas l’esprit assez éclairé pour saisir les rouages pourtant si parfaits de cette exemple démocratique. L’UE est construite pour ne pas être claire. Pour ne pas être comprise. Pour ne pas être facilement l’objet des regards du peuple.
Un Parlement à huis-clos
Il y a une chose qui frappe lorsque l’on se retrouve au Parlement européen : la transparence. Tout est littéralement transparent ! Il n’y a quasi aucun mur qui ne soit recouvert d’immense vitre et chaque couloir est agrémenté de multiples écrans qui indiquent – par de brefs descriptifs – à chaque instant de la journée ce qui se passe dans chaque salle du Parlement. Une transparence qui s’étend jusqu’à chaque personne qui foule de ses pas le sol strasbourgeois puisqu’elle se voit dotée d’un badge destiné à afficher aux yeux de tous sa qualité : bleu foncé pour les élus, bleu moins foncé par les assistants parlementaires, vert pour les assistants locaux, jaune pour les journalistes.
Mais la transparence surjouée de l’institution parlementaire européenne n’est pas de celle qui clarifie, elle est de celle qui désoriente à l’instar du Palais des glaces d’une foire.
Il est possible de marcher de longues minutes dans le mauvais couloir ou le mauvais étage sans s’en rendre compte, longeant au passage un nombre infini de salles à la numérotation incompréhensible. Et puis, fruit du hasard, on tombe à un moment sur une salle au nom plus “humain”, par exemple la salle “Margaret Thatcher” (oui oui, elle existe.).
La salle “Margaret Thatcher” est l’une de ces salles typiques du Parlement, une salle aux murs gris foncé, à la moquette gris moins foncé et aux sièges bleus. L’une de ces salles où se négocient les règles qui régentent les politiques européennes. Comme toutes les salles, la salle Thatcher est dotée de vitres mais, comme toutes les salles, elle est aussi dotée de rideaux. Et comme dans tout théâtre, lorsque les rideaux se ferment c’est que le spectacle prend fin. Dans la salle “Margaret Thatcher” lorsque les rideaux se ferment c’est le spectacle de la transparence et de la démocratie qui prennent fin.
Le Parlement européen est une scène de négociation permanente. Une négociation en son sein, puisque les élections européennes étant à la proportionnelle aucun groupe politique n’a la majorité à lui seul. Chaque texte est donc le fruit d’âpres négociations. Mais le Parlement lui-même est pris dans un plus grand théâtre de négociations permanentes avec les deux autres institutions qui régentes l’UE : la Commission européenne (représentante de “l’intérêt général européen” et composée de 27 commissaires nommés par les Etats membres et validés par le Parlement) et le Conseil européen (composé directement des chefs des Etats membres). À elles trois, ces institutions forment un triumvirat où exécutif et législatif se mélangent au sein de ce qu’on nomme les “trilogues” – session de négociation entre la Commission, le Conseil et le Parlement pour aboutir à une version finale commune de chaque texte réglementaire européen.
Lorsque les discussions sérieuses commencent, donc, les rideaux se ferment.
Ni caméras, ni observateurs, ni compte-rendu. Les discussions et décisions politiques qui pèsent sur la vie des 700 millions d’habitants du continent – et au-delà – sont prises dans un huis-clos des plus total. Cette soudaine, mais parfaite, opacité laisse la plus grande des liberté à nos dirigeants.
Notamment à Emmanuel Macron lui-même qui y trouve un terrain propice à son jeu favoris du “en même temps”. Prenons l’exemple d’un texte récent sur le devoir de vigilance des multinationales. Ce texte portait l’ambition de rendre toutes les entreprises responsables des atteintes aux droits humains ou environnementaux que peuvent provoquer leurs activités, y compris celles de leurs sous-traitants. Avec ce texte – porté par la gauche du Parlement européen – Macron peut se présenter comme le grand défenseur des droits humains face au public français, mais lorsque les rideaux de la salle “Margaret Thatcher” se ferment, la France use de toute son influence pour vider le texte de sa substance. Au fil de ces discussions, à l’abri des regards, l’ambition du texte fut considérablement réduite, par exemple le secteur financier en fut exempté (ainsi, peu importe les horreurs humaines ou écologiques que financent les banques, elles restent protégées d’en subir la moindre conséquence). Jusqu’aux derniers instants, la France aura tenté d’amoindrir, voire même de purement et simplement empêcher l’adoption de ce texte.
“Moi je ne fais pas de politique vous savez”
Entre les badges bleu, vert et jaune il y a une autre couleur qui n’a pas été jusqu’ici mentionnée : le marron. Allez savoir pourquoi, c’est cette savoureuse couleur qu’une sorte de sous-sous-commissaire préposé à la couleur des badges a choisi pour distinguer de la foule eurocrate les lobbyistes.
Ces acteurs sont d’une importance sous-estimée dans les jeux de pouvoir du capitalisme continental. Le Parlement européen est la deuxième place mondiale – après le congrès étatsunien à Washington D.C. – en termes de lobbyisme. C’est, selon les chiffres en 2022, près de 50 000 individus travaillant quotidiennement à l’influence des élus et administrateurs des institutions européennes. Cela représente plus de 70 lobbyistes par député.
Ce pouvoir caché s’épanouit pleinement dans l’ombre qui plane sur le Parlement. Ils défendent les intérêts des grands acteurs du capitalisme et sont tout à fait inclus dans l’éco-système parlementaire européen. Rendez-vous au Parlement européen et vous serez frappé par l’omniprésence des intérêts économiques. Les badges marrons se promènent librement partout dans les couleurs du Parlement, ils discutent avec les élus attablés comme de bons amis à l’une des tables du “Mickey Mouse Bar” (oui oui, c’est le nom officiel de la buvette du Parlement européen). Le poids du capital se ressent dans l’environnement lui-même, l’immeuble du Parlement est entouré de multiples buildings de verre et d’acier ornés d’immenses enseignes et de marques bien connues du capitalisme mondial. En fait, le Parlement européen est tout simplement construit au milieu d’un quartier d’affaires.
S’il y a une chose que le système des badges de couleur n’aura pas prévu c’est que certains élus sont eux-mêmes des lobbyistes. En plus de leur rémunération d’élu (chiffrée à 8 484,05 € brut), un quart des députés européens touchent des rémunérations annexes souvent le fruit d’activités au service d’entreprises ou parfois, avec moins de pudeur, directement le fruit de paiement de la part de lobbys ou d’État non-européens.
On peut citer l’exemple de l’élue de droite, Angelika Niebler, farouche opposante au projet de directive sur le devoir de vigilance des multinationales qui exerçait en parallèle des fonctions d’avocate dans le cabinet Gibson, Dunn & Crutcher spécialisé notamment dans la défense de grandes entreprises criminelles. Ou, autre exemple, le cas encore plus spectaculaire d’Eva Kaili, élue du groupe socialiste, qui reçut littéralement des valises de billets de la part du Qatar pour couvrir les crimes de cet Etat sur les chantiers de la coupe du monde 2022.
Mais si on oublie ces quelques incartades – et les quelques centaines de milliers d’euros qui vont avec – les 50 000 lobbyistes, élus par personne, ne seront évidemment jamais décrits ou considérés comme de véritables acteurs politiques. Oh non ! Ils incarnent la “raison économique”, la “société civile”. Ils ne sont pas au service d’une idéologie mais défendent, rationnellement et tout à fait honnêtement, des intérêts particuliers. Dans le paradigme parfait du libéralisme, nous le savons, c’est l’addition des intérêts particuliers qui mène au bien commun. Ainsi règne la paix, la prospérité et l’indéfectible bonheur de tous sur tout le continent depuis 70 ans.
Leur “despotisme bénin”…
Les « pères fondateurs » de l’Europe – pour reprendre l’expression consacrée – assumaient que l’Europe n’était pas une construction démocratique. Pour rappel, l’acte fondateur considéré comme étant la déclaration Schuman du 9 mai 1950 est déjà en lui-même un acte effectué en cachette. Schuman fit cette déclaration dans le dos du gouvernement de l’époque pour le mettre face au fait accompli. Quand la bourgeoisie se fait des coups en loucedé en son propre sein, on imagine aisément que l’avis des populations n’est pas près de faire partie de l’équation.
Le principe de la construction européenne était simple : organiser une succession de petits coups de force ne dépassant à peine le périmètre des cabinets ministériels pour surpasser les législations nationales et forcer une intégration matérielle et économique du capitalisme continental, petit à petit mais suffisamment pour – comme par effet de cliquet – empêcher tout retour en arrière.
C’est Jacques Delors qui saisira le mieux la nature de l’UE en parlant de “despotisme bénin”.
Et c’est cette habitude anti-démocratique qui mènera la construction européenne jusqu’à aujourd’hui. L’UE est le résultat – presque expérimental – d’une pensée qui veut voir le triomphe de l’économie sur la politique. La raison économique pure suffirait à gouverner les sociétés loin de tous les excès que charrie la démocratie et ses querelles. Alors que l’après-guerre voyait s’affirmer des États sociaux, et des avancées démocratiques notables, le projet européen a pu être vécu comme un remède aux excès démocratiques et, surtout, aux revendications populaires et anti-capitalistes qui gagnaient en ampleur partout dans le monde occidental (dans un contexte où l’URSS toquait à la porte du vieux continent). Si l’Etat-nation ne garantissait plus un capitalisme sans entrave, il fallait construire autre chose par-dessus pour le concurrencer. Construire des structures nouvelles, qui ne se laisseraient plus mener aux quatres vents des aspirations populaires. Des structures fortes pour garantir un capitalisme libéré des entraves qu’imposent celles et ceux qui le font tourner.
Le Parlement européen est à l’image de l’Union européenne : une immensité bureaucratique, opaque, régit pas les puissances du capitalisme mais qui fait office de vitrine des valeurs libérales et démocratiques au yeux du monde.
…notre internationalisme malin
Le tableau dressé au fil de ce récit n’est pas réjouissant. Face à cette réalité des institutions européennes il existe plusieurs approches :
La plupart des partis de gauche qui concourent à la prise du pouvoir institutionnel adoptent une stratégie de conquête de sièges au sein du Parlement européen via les élections européennes. Transposant souvent l’approche adoptée vis-à-vis des assemblées nationales. Les élus peuvent y agir comme des pirates dans l’institution et, c’est vrai, cela peut amener des avancées pour le camp des travailleurs (comme la directive garantissant un socle de droits aux travailleurs ubérisés obtenue par le combat de l’élue Leila Chaibi).
Mais après plus de 30 ans de radicalisation du néo-libéralisme européen, le mirage de “l’Europe sociale” et la farce démocratique qu’est le Parlement européen, semblent des évidences pour beaucoup. Si la réforme n’est pas possible il faut la rupture, une ligne que peu de partis en tête de peloton parviennent à tenir avec vigueur mais qui pourtant reste bien présente chez différentes composantes de la gauche radicale. Fréquemment l’idée d’un “Frexit” progressiste et anti-capitaliste ressurgit !
Mais, ces deux approches peinent à se détacher des institutions existantes – l’UE pour l’une, l’Etat-nation pour l’autre – et il est peut-être plus que temps d’opposer au despotisme européen un internationalisme retrouvé. Aujourd’hui, les stratégies internationales des organisations anti-capitaliste sont en berne, mais il est possible de refaire de l’enjeu international un enjeu premier de toutes les organisations qui aspirent réellement à rompre avec le capitalisme. Il doit nous être possible d’à la fois faire sans l’UE et sans l’État-nation capitaliste.
Il y a 70 ans, les capitalistes du continent ont perçu la nécessité de construire l’institution du marché à une échelle continentale. Paradoxalement, ils avaient alors près d’un siècle de retard sur le prolétariat qui avait déjà construit, avec notamment les Internationales, les moyens de sa propre existence politique à l’échelle de son existence réelle : c’est-à-dire le monde. Deux guerres mondiales, et différentes éruptions fascistes, auront eu raison des réalisations populaires.
Mais nous vivons dans l’héritage de ces réalisations. Nous pouvons imaginer faire revivre des organisations politiques et syndicales qui ne s’attardent pas aux frontières et assurent la solidarité entre les peuples au-delà des États. Lorsqu’une révolution ou une révolte éclatait de par le monde, c’est les militants de toutes les organisations socialistes et ouvrières qui se précipitaient pour être là où l’histoire avançait. Ce n’était pas l’exception mais la règle. Nous pouvons faire vivre les mouvements sociaux à l’échelle internationale – la mobilisation des agriculteurs de ces derniers mois ou l’ébullition internationale contre le génocide qui se déroule sous nos yeux à Gaza sont peut-être à ce titre des signes de l’internationalisation croissante des mouvements sociaux. Nous pouvons faire grandir les réseaux de luttes et de pouvoirs locaux qui n’obéissent pas – comme ces réseaux de villes rebelles qui affirmaient ne plus obéir aux politiques écocidaires ou anti-migrants de leurs États.
Avec les institutions internationales, la bourgeoisie voulait faire sans nous, à nous de faire sans eux.
L’Union européenne est cette volonté de la bourgeoisie d’institutionnaliser le capitalisme de la façon la plus irréfutable et vaste possible. Il ne tient qu’à nous, par nos organisations, nos luttes et nos solidarités, de hisser de nouveau le prolétariat sur la scène réelle de la guerre des classes : le monde et, ainsi, d’institutionnaliser l’alternative au capitalisme de la façon la plus irréfutable et vaste possible.
Hugo Marin
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