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L’échec du capitalisme à organiser la société s’observe de manière de plus en plus flagrante en France ces dernières années. L’un des aspects de cette incapacité à assurer le bien-être des populations est la difficulté d’accès à un nombre grandissant de médicaments. La pénurie à laquelle nous faisons face atteint des produits de base comme le doliprane, mais également des antibiotiques très utilisés, comme l’amoxicilline, ou des traitements anticancéreux. Selon une étude de France Assos Santé,  “37% des Français ont été confrontés à une pénurie de médicaments en pharmacie” en 2023. Ce sont les exigences de rentabilité des multinationales, sur le dos de la sécurité sociale, ainsi que le désintérêt du gouvernement pour le sort de la population, qui expliquent fondamentalement ces pénuries. Elles font courir des risques mortels à certains patients. 

On considère qu’un médicament est en pénurie ou en rupture d’approvisionnement, quand il est indisponible pour les patients pendant plus de 72 heures. C’est beaucoup le cas ces derniers mois, mais ce problème n’est pas né avec le Covid-19 et la guerre en Ukraine, contrairement à ce qu’on entend souvent. Nous évoquions d’ailleurs déjà ce problème il y a cinq ans. Ces dix dernières années, l’Académie nationale de Pharmacie a régulièrement alerté sur les pénuries régulières de vaccins, de molécules utilisées en réanimation, etc. En cause, l’explosion de la demande au niveau mondial et notre dépendance à la production étrangère organisée par les multinationales pharmaceutiques. 

1ère cause de la pénurie : la délocalisation de la production

Pour bien comprendre la situation, il faut savoir que pour aboutir aux médicaments dont nous bénéficions, il y a d’abord l’intervention de laboratoires de chimie, qui fabriquent le principe actif (c’est-à-dire la substance qui procure un bénéfice thérapeutique ou préventif), et ensuite les laboratoires pharmaceutiques qui ajoutent les excipients (c’est-à-dire ce qui permet au principe actif d’avoir une forme et un goût consommable tout en ne détériorant pas son efficacité) et façonnent le produit fini (gélules, comprimés, ampoules, etc.). Les laboratoires pharmaceutiques sont pour beaucoup basés en Occident, mais ce n’est quasiment plus le cas des laboratoires de chimie, dont la production a été massivement délocalisée ces dernières décennies. 

La France comptait plus de 450 entreprises de production de médicament en 1980 et n’en a plus que 240 aujourd’hui

Aujourd’hui, 80% des principes actifs utilisés en France sont importés, notamment de Chine, qui est le premier producteur mondial d’antibiotiques, d’analgésiques et de corticoïdes. Même le paracétamol vient principalement d’Asie. En particulier, le groupe Seqens, qui fournit un tiers du marché mondial et un quart du marché européen, a bien son siège social en France, mais le fabrique en Chine. Il a un projet de relocalisation d’une partie de son activité, mais il faudra attendre au moins 2025 pour que celui-ci voit le jour. Globalement, la France comptait plus de 450 entreprises de production de médicament en 1980 et n’en a plus que 240 aujourd’hui. Le Covid et la guerre en Ukraine, en désorganisant les chaînes de production et la logistique internationale, n’ont ainsi fait qu’amplifier des pénuries qui viennent d’un mal bien plus profond : la volonté des grands groupes de réduire au maximum leurs coûts et donc de produire les principes actifs dans les pays les plus durs socialement pour les travailleurs. 

Avis de recherche : des milliers de boites de Doliprane pour bébé sont actuellement portées disparues sur le territoire national.

2ème cause de la pénurie : la concentration de la production 

La production de médicaments se délocalise ainsi, mais elle se concentre également. Dans l’accès aux médicaments, il faut distinguer ceux dont les brevets sont tombés dans le domaine public, ceux qui sont dans la fleur de l’âge, et les thérapies innovantes. Les pénuries touchent surtout les médicaments tombés dans le domaine public. Le cycle de vie du médicament princeps (médicament d’origine à partir duquel sont ensuite conçus les médicaments génériques) comporte une phase d’expérimentation de dix ans pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché d’une autorité compétente, puis une phase d’utilisation de dix  ans après sa commercialisation. Le brevet  tombe donc rapidement dans le domaine public.   Les grands laboratoires se désengagent alors de leur production, car ces molécules anciennes ne génèrent pas une rentabilité suffisamment élevée pour les appétits des actionnaires.

Les laboratoires pharmaceutiques produisent à l’autre bout du monde à flux tendu : ils ont des stocks limités, pour faire des économies, comme s’ils vendaient des machines à laver ou des automobiles. 

Nous subissons ainsi la concentration du secteur. Aujourd’hui, 40 % des médicaments génériques sont produits par deux laboratoires dans le monde, d’après l’économiste Nathalie Coutinet. De plus, non seulement les laboratoires pharmaceutiques produisent à l’autre bout du monde pour générer plus de rentabilité, mais en plus ils le font à flux tendu, c’est-à-dire qu’ils ont des stocks limités, pour faire des économies, comme s’ils vendaient des machines à laver ou des automobiles. 

Résultat : avec la flambée des maladies respiratoires cet hiver (grippe, bronchiolite, Covid, etc.), de nombreux médicaments indispensables se sont retrouvés en pénurie, car les difficultés de production, d’approvisionnements en matière première, de logistiques, entraînées par le Covid puis la guerre en Ukraine, ont aggravé des problèmes déjà existants avant ces événements à cause de la concentration et de la mondialisation de la production, que nous n’aurions quasiment pas connus si la production se faisait en France ou dans les pays proches.  Au total, d’après l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), environ 3 000 molécules ont fait l’objet de ruptures de stocks cet hiver.

Les pénuries s’étendent et mettent en danger toute la population

Les enfants sont particulièrement touchés par les pénuries de médicaments tombés dans le domaine public. Dans une lettre adressée aux ministres de la santé de toute l’Europe, et co-signée notamment par Andréas Werner, président de l’Association Française de Pédiatrie Ambulatoire (AFPA), on peut lire que « la santé de nos enfants et de nos jeunes est en danger en raison du manque de médicaments dans toute l’Europe ». En particulier, le fait que l’amoxicilline (l’un des antibiotiques les plus courants pour lutter contre les infections bactériennes des bébés) et le doliprane pour nourrisson soient régulièrement en rupture de stock dans les pharmacies françaises fait courir de graves risques aux bébés, pour lesquels il est impératif de faire rapidement descendre la fièvre. Andréas Werner va jusqu’à affirmer que l’« on risque même des décès ». 

Pour les adultes gravement malades, les conséquences des pénuries peuvent être également dramatiques, par exemple pour ceux qui souffrent du cancer. En effet, plus de 10 % des signalements de ruptures de stocks ou de risques de ruptures effectués auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) concernent des traitements contre le cancer. Selon une étude menée par la Ligue contre le cancer en 2020, 74% des professionnels interrogés ont déclaré « avoir déjà été confrontés à des pénuries de médicaments utilisés contre le cancer pendant leur carrière » et les trois quarts d’entre eux « ont le sentiment que les pénuries de médicaments contre le cancer s’aggravent depuis 10 ans ». En toute logique,  68% des oncologues interrogés par cette étude observent « une détérioration de la survie à 5 ans de leurs patients qui sont victimes de pénuries de médicaments contre le cancer ». Dans ce domaine, on est passé d’un chiffre d’environ cinquante pénuries par an il y a une vingtaine d’années, à plus de 2000  par an ces trois dernières années.

L’un des mérites de la série DopeSick est de nous montrer les réunions des actionnaires d’un gros laboratoire pharmaceutique. Ils ont des sales gueules et ne pensent qu’au fric, comme dans la vraie vie.

Les pénuries ne touchent pas que les malades, elles réduisent aussi les droits des femmes. Les pilules abortives, utilisées dans les trois quarts des avortements, connaissent des ruptures, en particulier la plus utilisée, le misoprostol, qui est sous brevets exclusifs de Norgine et Nordic pharma. À cause de ce monopole, aucun générique ou médicament équivalent n’existe et au moindre problème de production, aucune alternative ne peut être apportée. Norgine avait déjà alerté sur des problèmes sur la chaîne de production en septembre dernier. Il n’y a eu aucune réaction des pouvoirs publics, alors que là encore le problème de pénurie est ancien : le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) évoquait déjà ce risque en 2020. Rappelons que, d’après la loi, les femmes doivent avoir le choix d’avorter de manière médicamenteuse. Ces pénuries et l’inertie des pouvoirs publics à leur sujet constituent une régression inouïe des droits des femmes.

La rentabilité financière contre la santé publique

Les industriels eux-mêmes admettent implicitement que ces situations de pénuries sont dues à leurs exigences de rentabilité. Devant la commission d’enquête sénatoriale sur la pénurie de médicaments, les représentants de l’industrie pharmaceutique affirment tous que pour réduire les risques de pénurie, il faut relocaliser une partie de la production,  mais ils demandent en échange une augmentation des prix (donc de la contribution de la sécurité sociale à leurs profits) pour ne pas voir réduire leur rentabilité. Ils ont été partiellement entendus par le gouvernement : en février dernier, les ministères de la Santé et de l’Industrie ont annoncé qu’ils allaient mettre en place des hausses de prix « en contrepartie d’engagements des industriels sur une sécurisation de l’approvisionnement du marché français ». 

Évidemment, ils n’évoquent pas la rentabilité déjà considérable des groupes pharmaceutiques, qui pourraient tout à fait relocaliser sans être en difficulté économique. Par exemple, Sanofi a vu son bénéfice net augmenter de 25% à plus de 10 milliards d’euros l’année dernière.  Le groupe résume ainsi sa stratégie dans son rapport annuel 2022 : « Sanofi a poursuivi la mise en œuvre de sa stratégie « Jouer pour gagner » (Play to Win), qui doit permettre, grâce à des décisions importantes et à des actions concrètes, de soutenir et de rétablir les marges compétitives ». Sanofi joue effectivement avec nos vies pour gagner un maximum de pognon (« rétablissement des marges compétitives » en langage d’actionnaires). Rappelons que 80% de son chiffre d’affaires en France vient de la sécurité sociale.

En régime capitaliste, le but d’une entreprise est d’augmenter au maximum sa rentabilité et cet impératif supplante tous les autres. Financièrement, il peut être dans certains cas plus rentables de continuer à vendre des médicaments plutôt que d’éradiquer une maladie. Dans les cas les plus graves, comme le montre par exemple la formidable série DopeSick, relatant l’histoire vrai de l’antidouleur OxyContin (surprescrit à cause des mensonges et du lobbyings de Purdue Pharma), certains actionnaires des laboratoires pharmaceutiques peuvent même être responsables de la mort de centaines de milliers de personnes pour gonfler leurs dividendes. Ou de laisser mourir les enfants, n’ayant pas un système de santé acceptant de payer 2 millions d’euros pour une unique piqûre qui permettrait de sauver leur vie.

Confier notre santé à des intérêts privés relève ainsi d’une invraisemblable inconscience. Comme l’indiquent Pauline Londeix et Jérôme Martin dans leur ouvrage Combien coûtent nos vies ? « Un traitement qui soigne peut-être considéré comme une menace pour un business model, et des pans entiers sont abandonnés, à commencer par certaines recherches sur la résistance aux antibiotiques. ». Les financiers qui osent en parler ouvertement l’assument : « Est-ce que guérir des patients est un modèle économique soutenable ? » s’interroge par exemple un analyste de Goldman Sachs.

On peut lire notamment dans un rapport du Sénat de 2018 qu’un représentant du principal lobby des industriels, le LEEM, a expliqué aux sénateurs que “Lorsqu’une tension survient du fait d’un accroissement de la demande [nos entreprises] vont approvisionner en priorité les pays qui pratiquent les tarifs les plus élevés ». Un représentant de Sanofi affirme également qu’il existe des « stratégies de rupture visant à maintenir le niveau des prix ».  A l’inverse, ça ne gène pas non plus les industriels qu’une partie significative des produits qu’ils vendent finissent à la poubelle, car les pharmacies jettent des médicaments non périmées (une enquête estime le montant annuel moyen par pharmacie à 15000 euros) et que de nombreux médecins prescrivent beaucoup trop de médicaments par habitude et sous pression des visiteurs médicaux. 

Allez, poubelle

Les industriels veulent le beurre et l’argent du beurre 

En France, les prix des médicaments sont fixés par le CEPS qui veille à ce qu’ils soient compatibles avec l’ONDAM voté par le Parlement. L’ONDAM, c’est l’objectif national de dépenses d’assurance maladie, fixé chaque année par la loi de financement de la sécurité sociale. Avec les politiques d’austérité mises en œuvre, son niveau est insuffisant pour assurer le bien-être des populations, comme la situation catastrophique à l’hôpital le démontre. Concernant les médicaments, l’État à la fois a laissé la main aux intérêts privés, mais sa volonté de « maitrise » des dépenses publiques avec la fixation de l’ONDAM ne lui permet pas d’accepter toutes les augmentations de prix exigées par l’industrie pharmaceutique. On remarque d’ailleurs que les hausses de prix acceptées dans d’autres pays européens leur ont permis d’avoir beaucoup moins de pénurie qu’en France, et que nous avons importé d’Allemagne des dolipranes, par exemple. 

La population française subit ainsi, par l’impact des pénuries de médicaments sur son quotidien, cette contradiction fondamentale du gouvernement français, et plus globalement du néolibéralisme : les laboratoires pharmaceutiques en demandent toujours plus à la sécurité sociale pour augmenter ses profits, tout en voulant de moins en moins y contribuer en bénéficiant de plus en plus d’exonérations de cotisations sociales. Et l’État est soumis volontairement à cette double injonction contradictoire en souhaitant limiter au maximum les dépenses de protection sociale, sans du tout contester les volontés de profits des multinationales. Nous subissons ainsi tous la double pression de l’avarice actionnariale et des politiques d’austérité de l’État. 

Alors, on voudrait payer moins de cotisations sociales et en même temps faire payer plus chers nos médicaments financés par les cotisations sociales, ce serait possible Monsieur Bourdin?

Que faire ? Mettre l’industrie pharmaceutique sous contrôle des salariés et de l’État

Les solutions existent pour en finir avec cette situation délétère. Il faut d’urgence que notre modèle social devienne autonome dans la recherche et la production des médicaments essentiels. Cela passera par la nationalisation de Sanofi et sa mise sous contrôle des salariés et de l’État, ainsi que toutes les unités de production nécessaires pour créer ainsi un grand pôle public de la santé en France, et qu’ainsi la recherche, la production et la vente de médicaments ne dépendent que de la nécessité et non des injonctions à la rentabilité capitaliste. Cela permettra notamment de rapatrier en France la production de nombreux principes actifs, que nous savons fabriquer, puisque nous le faisions encore il y a une quinzaine d’années.

Les pénuries de médicaments doivent constituer l’alerte de trop, celle qui nous poussera à retirer la santé de toute logique capitaliste. 

Tous les laboratoires pharmaceutiques souhaitant vendre leurs médicaments en France devraient se voir imposer des obligations de stockage bien plus drastiques qu’aujourd’hui où ils ont l’obligation de constituer un stock de deux mois pour tous les médicaments dont l’interruption fait courir des risques mortels aux patients, ce qui est largement insuffisant, selon les professionnels du secteur. 

Ces mesures sont indispensables pour mettre fin à la toute-puissance de l’industrie pharmaceutique, qui profite de ses innombrables financements publics, qui vont bien au-delà des remboursements de la sécurité sociale (crédit d’impôt-recherche, niches fiscales, utilisation de la recherche fondamentale menée par les institutions publiques, etc.), pour rémunérer des capitaux privés avec trop peu de contraintes. 

Le capitalisme n’a que faire de notre souffrance. L’industrie pharmaceutique et sa politique financière agressive envers la santé publique montrent bien que ce système n’est pas le plus efficace ou le plus protecteur. Plus on lui lâche la bride, plus on s’expose à de nouveaux périls. Les pénuries de médicaments doivent constituer l’alerte de trop, celle qui nous poussera à retirer la santé de toute logique capitaliste. 


Guillaume Etiévant