Désormais, presque tout le monde fait ses courses au supermarché. On y trouve tout au même endroit, de l’ alimentation à l’électroménager en passant par les produits culturels. Le supermarché nous fait gagner du temps et la nourriture déjà préparée nous facilite l’élaboration de nos repas. Tout est plus simple, que l’on trouve ces endroits déprimants ou non. La diversité des marques présentes dans un supermarché masque en revanche le fait que, depuis 30 ans, moins d’une dizaine de multinationales contrôlent le plus gros de la production de denrées alimentaires que nous consommons quotidiennement, et les rares études en la matière nous montrent qu’elles provoquent obésité, dépendance au sucre et au gras. En France, la moitié des adultes sont en surcharge pondérale et 1 sur 6 est obèse (étude nationale nutrition santé).
Les classes sociales ne sont pas à égalité devant le phénomène. L’obésité est deux fois plus répandue chez les ouvriers et employés que chez les cadres, selon un rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Or, être en surpoids est source de discrimination, de mauvaise santé et de mortalité précoce. Le développement de maladies cardio-vasculaires, devenues la deuxième cause de décès en France, est un phénomène qui accompagne cette augmentation du surpoids. Le gouvernement écrit des petits messages en bas des publicités, enjoignant les gens à « bouger », alors que ça ne compense pas le mal qui est fait par une nourriture trop grasse et trop sucrée, comme l’ont montré récemment trois chercheurs anglais dans le British Journal of Sports Medicine. Ça revient donc à dire que les « gros » sont responsables de leur malheur et que l’industrie agro-alimentaire n’y est pour rien.
Bien manger devient une source de distinction sociale, un luxe, et pendant ce temps la publicité exalte la minceur à longueur d’affiche. Un nouveau business a émergé pour nous vendre du sain et du bio, parfois simples branches de ces mêmes industries qui nous intoxiquent donc d’une main et nous soignent de l’autre pour beaucoup plus cher.
Les constats accablants ne s’arrêtent pas là : comme l’industrie agro-alimentaire cherche quotidiennement de nouvelles combines pour réduire ses coûts de production, elle détruit notre planète à grand coup d’avions cargo qui partent du Kenya pour nous apporter des avocats en plein hiver, à grand frais de camions réfrigérés pour nous donner des tomates bien rouges dès mars, et elle pollue nos nappes phréatiques en incitant les agriculteurs à utiliser des pesticides pour augmenter leurs rendements. Les 10 plus grands groupes agro-alimentaires émettraient à eux seuls plus de gaz à effet de serre (ce truc qui grille notre planète à petit feu) que la Norvège, la Suède, le Danemark et la Finlande réunis, selon un rapport de l’ONG Oxfam International.
Se nourrir sans se faire péter le cœur, sans faire péter la planète, et sans se la péter est devenu un sacré sujet de prise de tête. On sent bien qu’on se fait avoir, et que si on n’a pas les moyens ou les infos on finira par en mourir. Les scandales et les reportages se multiplient pour nous avertir que l’industrie agro-alimentaire nous intoxique, tandis que de nouveaux gourous naissent chaque mois pour nous apprendre qu’en fait il ne faudrait pas consommer de gluten, ou bien seulement des tomates séchées, ou qu’un régime sans viande nous sauverait certes de la peste mais nous apporterait le choléra.
Comment s’y retrouver quand on n’a ni le temps, ni le portefeuille ni la culture de ce genre de problème ?
Frustration fait le point pour vous aider à moins vous perdre au supermarché, mais surtout donne les bases de ce que serait un autre supermarché : celui où l’on mangerait bien, sans détruire la planète, sa santé, sans mettre des agriculteurs sur la paille à coup de grandes concentrations agricoles, et sans que cela devienne pour autant un luxe.
Oui, on se fait avoir sur toute la ligne question nourriture
Quelques grands groupes nous préparent notre repas
Face au rayon lardons de n’importe quel supermarché, on a le sentiment d’avoir affaire à une diversité de marques si grande qu’elle diminue les risques de se faire enfumer. Plus il y a de marques, moins il y a de risques de manger la même merde, non ? Eh bien en fait non, car ce qui s’est passé ces 30 dernières années, c’est que toutes nos marques ont été concentrées entre les mains de quelques très grands groupes :
On les appelle « l’industrie agro-alimentaire » et les 6 plus gros sont Nestlé, Unilever, Pepsico, The Coca-Cola Company, Danone et Kraft Foods Group… Ces groupes sont issus de France, de Suisse, des Pays-bas et des États-Unis, mais cela n’a désormais plus aucune importante car ce sont devenus des entreprises multinationales. La grande majorité des marques qui remplissent nos supermarchés appartiennent à ces 6 empires.
Ainsi, Unilever possède environ 400 marques, parfois concernant les mêmes produits. Au rayon moutarde vous hésitez entre Maille (parce qu’ « il n’y a que Maille qui m’aille ») et Amora (« Par amour du goût ») ? Les deux appartiennent à Unilever et sont produites dans la même usine ! Au rayon eau minérale, vous préférez de la Quézac, puisée au fin fond des roches d’un coin paumé de France et dont les petites filles racontent l’histoire de génération en génération (« Et qué s’appelerio Quézac ») ou bien de la San Pellegrino, boisson favorite des repas de famille italiens ? Les deux sont possédées et gérées par Nestlé !
La concurrence et le choix entre les marques est une illusion. On a le sentiment que le capitalisme nous permet au moins de ne pas avoir un seul type de lardon calibré par les kolkhozes du parti comme en URSS, mais en fait on n’en est pas si loin.
Mais ce n’est pas ça qui est embêtant. Ce qui est ennuyeux, c’est que moins d’une dizaine de multinationales contrôlent à elles seules la quasi-totalité de notre alimentation, ce qui leur donne un pouvoir considérable. En France, c’est un des secteurs de l’économie les plus puissants et les plus rentables, avec la grande distribution. Unilever ou Nestlé ont un pactole supérieur au PIB de nombreux petits pays. Et ça, c’est complètement nouveau. Il y a encore 50 ans, notre alimentation dépendait surtout de producteurs de petite taille, très dispersés, généralement à diffusion locale, et beaucoup de biens de consommation étaient produits à domicile.
Depuis, les choses ont changé, et ces quelques grands groupes se sont mis à tout acheter et ont externalisé notre production de nourriture partout dans le monde. Désormais on peut vivre chez soi avec seulement un four à micro-ondes, et sans aucun ustensile de cuisine. Le pouvoir de production a été confié à ces entreprises, qui ont mené une politique agressive pour ensuite anéantir toute concurrence, avec la bienveillance des pouvoirs publics. Le fait que la cuisine soit devenue un « loisir », notre petit moment de créativité hebdomadaire, témoigne bien du fait qu’on a délégué un acte quotidien à ces géants de la nourriture.
Quelques grands groupes changent nos habitudes alimentaires
Qui de l’œuf ou de la poule ? Est-ce que c’est parce que l’on a moins de temps pour nos pauses déjeuner que les plats cuisinés à réchauffer pullulent, ou bien est-ce que parce que ces groupes nous ont dit qu’il nous fallait des plats cuisinés qu’on s’est mis à en manger ? Naturellement, les entreprises de l’agro-alimentaire disent publiquement que c’est nous, les consommateurs, qui voulons manger ainsi. Eux ne feraient que s’adapter à une demande. C’est comme ça qu’on se plaît à nous raconter les Trente glorieuses, ce pic de croissance économique dans l’après-guerre : d’un coup, tout le monde s’est mis à vouloir deux voitures et manger du Nutella à la truelle. Naturellement, eux-mêmes savent que c’est faux, sinon pourquoi alloueraient-ils un budget aussi énorme au marketing ? Car le marketing c’est « donner envie », et donc créer de nouveaux besoins.
Bien sûr, notre inculture commune et un certain optimisme a joué dans les années 1980-1990. On trouve cela normal de manger des tomates en février, ou d’avoir des avocats et des bananes quand on le veut. À force que l’on nous répète que nous vivons dans un « village planétaire », on oublie que ces fruits voyagent des jours dans des conditions sociales et environnementales déplorables. Mais parfois, ce n’est pas seulement de l’inculture, c’est une véritable intox systématique qui nous a conduits à manger comme nous mangeons maintenant.
Par exemple, dans les années 1990, apparaît sur la table des petits déjeuners français un produit qui semble aujourd’hui indispensable : les « céréales ». Le groupe américain Kellogg’s, leader du secteur, ne lésine pas sur les moyens. Pendant plusieurs décennies, les personnages sympathiques de ses différentes gammes de céréales défilent sur les écrans des matinales pour enfants, entre les dessins animés et le télé-achat, pour leur vanter les vertus de la consommation quasi-exclusive de céréales le matin. : « Avec Frosties, le tigre est en toi », répète en boucle le gentil félin de la marque qui accompagnera les enfants à l’école et les aidera à passer une bonne journée. Le côté ludique pour les enfants, le côté pratique pour les parents : un grand bol de lait et des céréales ce serait la clé d’une journée réussie pour votre gosse qui va pouvoir tenir jusqu’à la pause déjeuner. Mais comment s’y sont-ils pris ? Comment a-t-on pu faire croire à des millions de gens que le petit déjeuner pouvait être constitué de lait et de pétales de maïs recouverts de – beaucoup – de sucre ?
Personne n’est dupe face à la bienveillance tonique du tigre des Frosties de Kellogg’s. Personne ne le savait parce que personne ne nous avait dit qu’il y avait trop de sucre, que les céréales ne représentaient qu’une faible proportion du produit du même nom, car personne ne peut analyser chez soi sa teneur en sucre. Or, elle est en réalité énorme : la consommation d’un bol de Smacks servi par la gentille grenouille revient à avaler 8 à 10 morceaux de sucre dans du lait*. Pour savoir ça, il faut des moyens, il faut des chercheurs, et aucun n’a émis la moindre critique publique jusqu’à très récemment : le premier rapport indépendant en la matière date de… 2011, soit après deux décennies de consommation de masse de céréales. Comment est-ce possible ?
Les grands groupes contrôlent l’information
On pourrait citer des centaines d’autres exemples, mais dans le cas des céréales, il n’existe à notre connaissance qu’un seul rapport qui a été un peu médiatisé. Il s’agit d’une étude menée par l’Environmental Working Group (EWG), une ONG américaine spécialisée dans des enquêtes sur l’impact environnemental des pratiques de consommation. Cette étude montre que les céréales les plus vendues (celles du groupe Kellogg’s) contiennent jusqu’à 50 % de sucre. Or, non seulement la surconsommation de sucre est responsable de maladies (diabète, obésité), mais elle ne permet pas du tout à un enfant de « carburer » à l’école toute la matinée. De plus, il est désormais prouvé que le sucre crée une addiction forte.
Kellogg’s rend donc de grands services à l’industrie agro-alimentaire : votre enfant part le matin sous-doté en ressources que sont pourtant censées lui apporter les céréales. À 10 h, il risque donc d’avoir faim. Merci pour Kinder (groupe Ferrero, membre du top 10 mondial), qui jouera sur le même registre : un Kinder Country plein de céréales et de « bon lait », et ça repart. Nouveau shoot de sucre, apport nutritionnel équilibré nul. L’industrie agro-alimentaire a produit une génération de drogués.
Pourquoi n’entend-t-on pas plus cette vérité ?
Exercice pratique : Tapez « céréales sucres » ou un mot clé de ce genre dans Google. Vous tombez sur quelques forums avec des parents qui se posent des questions, sur les journaux qui font références à l’étude de l’EWG, mais surtout sur une flopée de sites beaucoup mieux conçus. Par exemple http://www.matinscereales.com/info-intox-sur-les-cereales. Là les infos sont claires et nettes. Une vidéo avec une dame à lunettes répond de façon rassurante à nos doutes, qui sont retranscrits sous la vidéo : à base de démonstrations courtes et pédagogiques, on nous apprend que non, les céréales du matin ne sont pas trop sucrées, que non, il n’y a aucun problème à ce que votre enfant en surpoids consomme des céréales (!) et que si jamais votre enfant digère mal le lait, eh bien vous pouvez tout de même utiliser un autre produit laitier : yaourt, fromage blanc, crème fraîche liquide… « n’importe quoi pourvu qu’il bouffe nos putains de céréales pour lesquelles nous avons dépensé des milliers d’euros à faire ce site truffé de mensonges. » (Sauf que ça on ne le lit nulle part.)
Car qui a fait ce site Internet de pro, et très bien référencé par Google (ce qui coûte de l’argent en terme d’achat de noms de domaine et de mots clés, comme le montre notre article consacré à Internet dans ce même numéro) ? Il s’agit de « Matins Céréales », peut-on lire dans les mentions légales. Matins Céréales est « le service d’information du Syndicat français des céréales prêtes à consommer ou à préparer. Il a pour vocation d’être une véritable source d’information sur les céréales pour petit déjeuner et d’être l’interlocuteur privilégié des médias. »
Et qui sont les adhérents de ce « service d’information » ? 8 entreprises, dont Pepsico et… Kellogg’s. Et le procédé est le même pour tous les produits. Un site apparemment neutre qui est financé par une fondation à laquelle adhérent les grands groupes.
Cette capture de l’information ne concerne pas qu’Internet. Ainsi, le 14 mai 2015, sur France Inter, l’émission « Service Public », qui a pour objectif d’informer les citoyens et les consommateurs sur des problèmes de société, était consacrée à la question de savoir si nous consommons trop de sucre. Il y avait une journaliste de Marie Claire qui avait « enquêté » (elle avait arrêté de consommer du sucre) et face à elle, un « chercheur », présenté comme membre du « Centre d’études et de documentation sur le sucre ». Ce monsieur n’a eu de cesse de répéter que non, on ne consommait pas plus de sucre qu’avant, que non, ce n’était pas tant un problème de société, et que non, on n’en mettait pas partout. Sa crédibilité de spécialiste faisait peser son avis bien lourd et il est évident qu’à la fin de l’émission on était plutôt rassuré. Sauf que le « Centre d’études et de documentation sur le sucre » n’est pas un « simple » institut de recherche. C’est un organisme fondé en 1932 par les producteurs de sucre et reste depuis… le lobby du sucre en France. Et c’est lui qui est intervenu pour présenter un avis « scientifique » sur le sucre et rassurer l’auditeur de l’émission très réputée de Guillaume Erner, journaliste star, sociologue de la Sorbonne, vrai « mec sympa » qu’on ne saurait soupçonner de conflit d’intêrets. L’émission de santé de France 5 n’est pas non plus avare de ce genre de “spécialistes”.
Vu leur puissance financière, ces grands groupes peuvent donc s’acheter leur réputation et anticiper les critiques qu’on peut faire à l’encontre de leurs produits. Pas seulement sur le net, pas seulement à la radio, mais aussi dans la loi.
Les grands groupes contrôlent la loi
Alors que selon le rapport de France Stratégie « Neurosciences et politiques publiques » publié en 2010, de nombreuses études montrent que les enfants sont particulièrement sensibles à l’impact des images, notamment en raison de la grande plasticité de leur cerveau, et qu’ils sont aussi plus enclins aux réactions affectives, la publicité ciblée sur les jeunes n’a pas été interdite en France. En 2008, la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, avait annoncé cette interdiction. Après discussions en coulisses, plus rien. Comment expliquer cette absence de réaction des politiques ?
D’abord parce que les organismes qui conseillent les législateurs sont eux-mêmes sous l’influence des groupes alimentaires. Auditionnés à l’Assemblée nationale à chaque fois qu’un député se demande s’il ne faudrait pas faire quelque chose (c’est-à-dire rarement), de nombreux professeurs de l’hôpital public sont aussi des consultants pour les fédérations de l’agro-alimentaire français, des organismes chargés de promouvoir les intérêts de ce secteur, comme l’ANIA (Association nationale des industries de l’agro-alimentaire). Comme le révèle un documentaire réalisé en 2012 par Stéphane Horel et Brigitte Rossigneux, Les Alimenteurs, c’est par le biais de séjours payés par les fédérations, de consultings très fortement rémunérés (on parle de 2 000 euros par jour) que l’industrie agro-alimentaire achète une bonne opinion d’elle-même chez les spécialistes de l’alimentation. Pire, les représentants de l’agro-alimentaire sont directement présents dans les instances chargées de proposer des législations, comme le Plan national nutrition santé (PNNS), auteur du désormais célèbre message « manger 5 fruits et légumes par jour » qui accompagne, en petits caractères, les publicités pour des barres chocolatées et des sodas. La première explication se trouve donc déjà du côté des experts et des instances consultatives, qui conseillent ensuite les politiques.
La seconde explication se trouve dans le lobbying intense et permanent qui est directement fait auprès des élus. Dénoncé lors de de dernière législature par la député Catherine Lemorton, présidente de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, il peut consister en l’envoi de colis chargés de biscuits ou tout simplement d’une proposition de loi toute rédigée, s’adressant à des députés pour leur « faire gagner du temps ». Mais sous le gouvernement Macron, ce système bat son plein, car les lobbyistes n’ont plus à influencer les députés, ils sont les députés. La dernière loi portant sur l’alimentation et discutée en 2018 en a donné une triste illustration : comme un seul homme, les députés de la majorité ont voté contre toutes les mesures de régulation, notamment l’interdiction de la publicité pour les enfants. Les amendements déposés par les groupes d’opposition de gauche, dont la France Insoumise, ont été rejetés. Durant un débat portant sur l’extension du “nutriscore”, cet indicateur des qualités ou défaut nutritionnel d’un produit, une députée macroniste s‘est même explicitement réclamée de son ancien employeur, Fleury Michon, pour argumenter contre cette mesure de transparence. En octobre dernier, cette députée, Martine Leguille-Balloy, députée de la 4e circonscription de Vendée, y organisait un débat de préparation de cette loi… en la présence de son ancien employeur : Fleury Michon y était invité. Sous couvert d’être des “pro-business”, les députés de la majorité sont très ouverts aux désirs des industriels. Il suffit de voir le nombre d’amendements simulaires déposés des dizaines de fois au court du débat, écrit à l’identique par les grandes fédérations de l’agroalimentaire. Cela s’accompagne de déjeuner proposés aux députés et à leurs collaborateurs, comme en février dernier à l’initiative de Michel-Edouard Leclerc lui-même.
Le précédent ministre de l’agriculture, Stéphane Travert, était lui-même très favorable aux intérêts des géants de l’agroalimentaire. Sur l’interdiction des publicités de produits gras pour les mineurs, il a botté en touche, renvoyant l’affaire au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel qui peut «travailler sur les contenus», «sans que nous ayons besoin d’inscrire des choses par trop contraignantes dans la loi». Il ne faudrait pas contraindre les puissants surtout, il travaille tout de même pour le président des riches.
Pour le moment, alors même que des études des associations de consommateurs ou des organismes de recherche encore indépendants se multiplient pour dénoncer l’omniprésence du sucre et du gras dans nos aliments, et les modifications physiques que cela produit sur notre rapport à la nourriture, sans compter l’impact écologique d’une telle économie, les pouvoirs publics n’ont rien fait d’autre que de mettre en place des petits avertissements sur les publicités ou lancer des campagnes incompréhensibles comme « manger 5 fruits et légumes par jour ». Pourquoi ? Parce que nos gouvernements et leurs majorités sont entièrement infiltrés par l’industrie agro-alimentaire. Le macronisme a achevé de leur ouvrir grand les portes de la décision publique.
L’industrie agro-alimentaire, comme l’industrie pharmaceutique ou celle d’Internet est désormais tellement concentrée et tellement puissante qu’elle peut contrôler des États. Il n’y a donc pas grand-chose à attendre du côté de nos dirigeants pour y voir plus clair, à moins d’en changer drastiquement et de faire un régime détox dans nos institutions. Alors comment faire ?
Comment s’en sortir ?
Nous l’avons montré, les industriels contrôlent si bien l’information, sont si experts dans l’art de contourner les législations qu’on ne peut se fier à ce qui apparaît sur les étiquettes de nos produits. Il existe heureusement un secteur de la presse alternative qui donne des informations et divulgue d’autres savoirs sur la nourriture, et beaucoup de gens en France s’engagent pour une meilleure alimentation, au sein du mouvement bio par exemple, mais il est parfois difficile de ne pas y trouver…
Des conseils trop souvent moralisateurs
La nourriture est devenue un critère de discrimination. Dans les entretiens d’embauche, les gens en surpoids ont nettement moins de chances de décrocher un poste[8]. Dans notre société, on n’hésite pas à se moquer des gros ou de ceux qui « mangent mal ». Ce serait la preuve d’un manque d’effort, d’une ignorance coupable voire d’une collaboration assumée avec le système capitaliste.
Au vu de ce qu’on a montré jusqu’ici, il est parfaitement injuste de rendre les gens responsables de leur alimentation. Bien se nourrir est un parcours du combattant qui nécessite du temps, et de l’argent.
Malheureusement les médias qui développent des informations « alternatives » ne prennent pas souvent en compte cette dimension involontaire des façons de s’alimenter, alors qu’ils sont les premiers à critiquer les industriels de la malbouffe. Dans le journal La Décroissance, on nous présente chaque mois le « couple vertueux » qui a « choisi la simplicité » et sait « bien vivre » en respectant la planète et leurs corps. On se réjouit pour eux, mais ce sont souvent des gens qui ont pu aller vivre à la campagne (sans pour autant se retrouver au chômage, ce qui n’est pas facile par les temps qui courent) et qui ont réussi à bien s’organiser pour faire de leur alimentation une préoccupation primordiale.
L’écueil des conseils pour « bien manger », c’est d’appliquer le même terrorisme moral que les conseils pour « gagner plus » : on nous demande de devenir des entrepreneurs de notre alimentation, de ne pas nous « laisser aller », etc. Mais tout le monde ne peut pas se le permettre. Pas tant parce que c’est cher mais parce que ça demande beaucoup de temps.
Du temps qui manque à beaucoup pour avoir accès à un alimentaire sain et respectable
Dans les grandes villes, l’alimentaire bio et local est clairement plus cher. Dans ces cas-là, rien que la différence de prix explique que beaucoup de gens qui sont ric-rac à la fin du moins ne s’accordent pas le luxe de se passer de Kraft Foods. Dans les plus petites villes et les campagnes, il est plus facile, il est vrai, de se procurer des produits de qualité à des sommes plus modiques. Mais ça nécessite une sacrée organisation. Pour participer à une AMAP par exemple (qui est un système où une association de consommateurs est directement en lien avec des producteurs), il faut par exemple être libre tôt au moins un soir de la semaine, et toujours le même.
Or, en France, 22,8 % des ouvriers non-qualifiés ne connaissent leurs horaires que quelques jours à l’avance. Impossible de s’engager pour quoi que ce soit dans ces conditions. C’est d’ailleurs aussi le cas de 22 % des cadres ! Mais c’est la seule chose pour laquelle classes populaires et cadres sont à égalité dans la galère. Pour ce qui est du travail de nuit, des changements hebdomadaires, du travail tôt le matin ou tard le soir, cela concerne exclusivement les ouvriers et les employés, qui représentent près de 60 % de la population active. Ils sont donc complètement largués des initiatives un peu régulières qui peuvent exister.
En réalité, ce sont surtout les employés administratifs, profs et instits qui ont le meilleur contrôle de leur temps, et donc le plus grand accès à tout ce qui permet de diversifier son alimentation : le marché le dimanche matin (inaccessible pour le 1/5ème des employés qui travaille le dimanche), l’association de consommateurs le soir (caissières et serveurs, vous pouvez oublier), l’épicerie bio qui ferme à 19 h, etc.
Que reste-t-il aux autres ? Les supermarchés qui ont le droit de rester ouverts jusqu’à 22 h (les Carrefour Market qui s’ouvrent un peu partout, profitant à fond de la précarité horaire montante), qui peuvent ouvrir le dimanche, qui peuvent en fait être ouverts tout le temps, pourrissant la vie de leurs employés mais permettant à leurs clients de se fournir à toute heure en produits intégralement fournis par l’industrie agro-alimentaire. Aux États-Unis, au Japon et à Hong Kong, on est carrément passé au supermarché 24 h / 24. Seule la grande distribution peut donc se permettre de tenir un tel rythme et donc de rester leader dans l’alimentaire.
Moins on a de contrôle sur son temps, moins on a de contrôle sur sa nourriture, malgré la meilleure volonté du monde. Cette évolution du temps de travail est encouragée par nos politiques, qui votent des lois favorisant des aménagements horaires favorables aux entreprises, notamment l’ouverture des commerces le dimanche ou le contournement des conventions collectives par les négociations individuelles entre salarié et employeur (dans la loi Macron), se foutant complètement de son impact en termes de santé publique.
Mais ceux qui prônent des solutions alternatives ne sont pas compréhensifs vis-à-vis de ces problèmes de temps, contrairement à la grande distribution. Ils veulent imposer un modèle qui est de moins en moins à la portée de tous.
Alors que faire ?
D’abord, il faut bien avoir à l’esprit que la malbouffe est en fait la conséquence de tout un système. On ne s’en sortira pas en agissant simplement individuellement. Cela peut même être un remède pire que le mal dans la mesure où cela contribue à une nouvelle forme de distinction sociale anti-« beauf », quand on prétend faire de son action un exemple à suivre. On ne s’en sortira pas non plus en faisant de l’alimentaire une cause autonome à défendre.
Nos problèmes sont liés : si nous laissons le code du travail être détruit à coup de loi Pénicaud, si nous nous laissons réduire nos pauses déjeuner et « sucrer » nos dimanches, nous nous donnons en pâture à l’industrie agro-alimentaire qui se fera une joie de nous fournir des solutions clé en main pour tenir le coup. Starbucks nous apporte déjà le café qui s’aspire en marchant, rachetant peu à peu les bistrots où on pouvait boire un café assis ou au comptoir. Ferrero nous a filé la sale habitude de manger des barres chocolatées qui, grâce à leur teneur en magnésium, nous permettent de calmer notre stress et de faire une pause devant notre ordinateur ou sans quitter la salle de repos, délaissant la boulangerie. Redbull permet aux conducteurs de poids lourds et chauffeurs-livreurs de rester éveillés malgré les horaires qu’on leur impose, et les relais routiers qui servaient de la nourriture « faite maison » sont en ruine le long des nationales.
Avoir ça à l’esprit, c’est s’interdire de devenir exclusivement un militant du bio ou un militant du végétarien ou un militant du local, ou un partisan ultime du potager partagé. On a trop longtemps fait de l’écologie une cause unique, qu’on pouvait choisir de défendre sans pour autant s’intéresser aux problèmes sociaux. De plus en plus, cette position, qui était incarnée par un parti et par des associations, est critiquée. Désormais beaucoup d’écologistes ou défenseurs de la santé publique et environnementale savent qu’on doit se positionner sur d’autres questions politiques si on veut pouvoir avancer sur ces problèmes-là. Si on est pour la bonne bouffe qui ne tue pas, alors on est pour le droit du travail et pour des horaires et des salaires décents. Gourmets de tous les pays, unissez-vous !
Mais s’unir ne suffit pas, il faut aussi être moins exclusifs.
Les lieux alternatifs sont trop souvent répulsifs
Actuellement, il est difficile de faire la démarche d’aller acheter de la nourriture dans des lieux alternatifs. Pour des questions de temps et d’argent, nous l’avons dit, mais aussi à cause du format imposé par ceux qui défendent l’alimentaire sain. Il s’exerce souvent dans ces lieux une violence symbolique. Ce terme sociologique désigne une façon cachée qu’aurait un groupe dominant à imposer son idéologie à un groupe dominé. Cela passe par une atmosphère, une esthétique, une manière de parler, ce genre de choses qui font qu’on peut se « sentir con » quelque part, sans trop savoir pourquoi. Certaines épiceries bio font cet effet, que ce soit volontaire ou non de la part des vendeurs ou des clients.
On entend souvent dans ces magasins ou sur des marchés des propos très acerbes contre ceux qui se nourrissent mal. Cette agressivité et le mépris de classe latent des défenseurs de la bonne bouffe tient aussi au fait qu’ils font eux-mêmes l’objet d’attaques régulières de la part de la droite conservatrice ou de beaucoup d’autres, y compris à gauche. Car ils sont associés à la figure du « bobo ». Ce terme, qu’on n’essayera pas ici de définir, tellement il est flou et utilisé à tort et à travers, associe des comportements alimentaires sains ou écologiques à quelque chose de ridicule. L’insulte « bobo » veut jeter le bébé avec l’eau du bain : sous prétexte que certains comportements « vertueux » sont monopolisés par la classe supérieure, et qu’ils servent à de la distinction sociale, on les rejette. Or, il n’y a rien de mal à vouloir bien manger quand on a le temps et les moyens. Ce qui est agaçant c’est lorsqu’on en fait une qualité individuelle et un vecteur de mépris des classes populaires. Et c’est souvent ce qui se passe dans les lieux alternatifs où on ne cherche pas à mettre les gens à l’aise car on veut trop imposer un style de vie spécifique.
Pour ne pas être un « bobo », il faudrait être inclusif. « Venez tous, quittez vos supermarchés, tout le monde peut bien manger. » Non, ce n’est pas une campagne de pub pour Flunch, c’est bien ce qu’on pense qu’il faudrait faire pour se détourner des poisons de l’industrie agro-alimentaire. McDonald’s vous invite à « venir comme vous êtes », et le commerce bio, local ou écologique impose toute une série de codes de savoir-vivre. Les défenseurs de la nourriture saine et écologique sont sûrs de perdre à ce jeu-là ! Pour manger différemment, soyons normaux. Car tant que le droit du travail n’a pas redonné un contrôle horaire aux travailleurs, et que tout le monde n’a pas de revenus corrects, nous devons faire avec. Nous devons trouver des solutions à notre mesure, c’est-à-dire à la mesure de tout le monde : riches comme pauvres, gourmands comme ascètes, lecteurs de 10 revues de santé bio comme parfaits ignorants de l’existence des baies de goji.
Être aussi séduisant que l’ennemi
Il y a déjà un vrai progrès dans ce qui existe. La chaîne Biocoop propose des espaces grands, « neutres » esthétiquement, et utilise aussi la publicité, que fuient généralement ceux qui veulent « vivre autrement ». Les magasins Biocoop sont un réseau de magasins indépendants, on y a donc pas d’actionnaires à rémunérer, ce qui permet d’éviter de faire n’importe quoi avec les produits comme dans la grande distribution où il faut bien assurer les revenus des grandes familles possédantes comme Mulliez (groupe Auchan), Leclerc ou les actionnaires de Carrefour. Biocoop sélectionne des produits bio et les achemine grâce à sa propre filiale de transport de marchandises, qui utilise une combinaison rail-route moins polluante. Cependant, malgré son nom, le réseau Biocoop n’est pas un réseau de coopératives. La maison-mère est une société anonyme et ce genre de structure n’est pas à l’abri des dérives de toute structure capitaliste : une nécessité de croître à tout prix, de rémunérer les banques et un risque de rachat par des concurrents.
Dans le 18ème arrondissement, un quartier populaire où une bonne moitié de la population occupe des emplois précaires, un supermarché coopératif a vu le jour. Il s’appelle « La Louve », et ça ressemble à ça :
Un supermarché de taille moyenne, d’apparence banale. Il y a des caisses, des rayons, pas de poster de Cuba en 1960, pas de musique. On ne dira pas aux gens ce qu’ils doivent acheter, on ne leur fera pas la leçon. Ce supermarché normal, aux horaires d’ouverture larges, fonctionne de la manière suivante :
– Chaque client est aussi un coopérateur. Pour 100 euros s’il a des bons revenus ou 25 euros s’il est en difficulté, il fait partie du supermarché. Il en est actionnaire. Ensuite, on demande de fournir 3 heures de travail par mois, réparties comme il le souhaite.
– Qu’est-ce que cela change ? Comme le supermarché appartient aux clients, aucune entreprise privée ne peut imposer ses vues et ses fournisseurs.
– Mieux, comme les actionnaires n’ont pas d’autres objectifs que de se fournir, qu’ils n’ont pas besoin ni envie de faire du profit, alors ce supermarché ne développe pas toutes les stratégies bâtardes qui poussent les industries agro-alimentaires à rendre notre bouffe aussi sucrée, salée et grasse, et notre grande distribution à acheter ces merdes et à traiter ses employés comme des esclaves. Une fois le profit éliminé de l’équation, le rapport à la nourriture devient pour le coup plus sain : maintenant qu’il ne s’agit plus de faire 15 % de profit par an à des grands groupes agro-alimentaires et d’enrichir des actionnaires (qui eux ne mangent pas ce qu’ils contribuent à produire), on peut parler sérieusement. Autrement dit, le coût du capital, ce coût qui consiste en la rémunération et l’augmentation illimitée des profits, et qui nécessite tous les coups tordus et tous les sacrifices, est éliminé.
– Les coopérateurs volontaires peuvent rejoindre des groupements d’achat, autrement dit des réunions où on passe en revue les produits existants et où on discute de si on veut vendre ça dans notre supermarché ou pas. Et il ne s’agit pas de faire confiance à des labels dictés par des lobbyistes de Bruxelles ou de se fier aux conseils nutrition d’un gouvernement infiltré comme le nôtre. Il s’agit de réfléchir tous ensemble, de goûter, de savoir où c’est produit, comment, par qui (par des salariés bien payés ou pas), etc.
– Aucun dogme n’est imposé : ni le bio, ni le végétarien, ni le sans gluten. On discute. C’est la démocratie alimentaire.
Ce supermarché se situe entre la coopérative de production, qui rassemble des salariés qui gèrent eux-mêmes leur entreprise, et la coopérative de consommation, c’est-à-dire un groupement d’achats collectif où les consommateurs décident ensemble de ce qu’il convient d’acheter et pourquoi.
En gros, avec ce supermarché, on passe d’un système où des multinationales nous font croire qu’elles veulent notre bien alors qu’elles veulent juste notre argent, quelles que soient les conséquences sur notre santé, à un système où comme la question du profit est évacuée, on se pose collectivement de vraies questions. Reste à savoir si ce supermarché coopératif parviendra à fédérer des gens de différentes couches sociales. Est-ce que vraiment ce système de travail collectif pourra permettre à des gens salariés ou ayant une famille de prendre part à cette innovation ? Est-ce que ceux qui pourront le plus participer ne seront pas toujours les mêmes, des gens de classes supérieures dont les goûts et les croyances s’imposeront à tous ? Est-ce que se reposer beaucoup sur l’outil Internet pour organiser les coopérateurs ne pose pas un problème, dans la mesure où Internet est loin d’être d’un usage démocratique ? On le saura dans un an ou deux.
Il n’empêche que l’initiative de la coopérative La Louve est intéressante car elle ne repose pas sur de grands principes facilement détournables commercialement (les labels bio, équitable, écologique…) mais sur une remise en cause et une discussion renouvelée sur nos produits alimentaires. Car maintenant que le foyer n’a plus le contrôle de l’élaboration des plats (et on ne reviendra sûrement pas en arrière là-dessus), il est nécessaire que les citoyens prennent ce contrôle. Car vraiment, si on laisse faire les entreprises leaders en la matière, nous n’avons pas fini d’entendre que « en fait, cet ingrédient était cancérigène », que « en fait, cette marque exploite des enfants », que « en fait, manger ça le matin flingue les neurones ». Ces « en fait » qui ne nous font que culpabiliser mais ne permettent pas de vraies réponses autres que scandalisées et temporaires. Quant aux politiques censés encadrer cette activité à risque, on ne peut pas leur faire confiance. Trop de sucre sur leurs mains. La solution expérimentée par la Louve (et qui doit encore faire ses preuves) n’est en outre pas un petit effort individuel qu’il faudrait moralement imiter. C’est réellement un nouveau modèle qui pourrait à terme se substituer à tout le système actuel de gestion de notre alimentation et qui restaurerait du contrôle et du bon sens dans un mode de production devenu absurde et absolument au-dessus des lois.
Bien manger, ce n’est pas que le début du bonheur pour nous, c’est le début du malheur pour eux, ceux qui, depuis des décennies, ont joué sur le rythme compliqué de nos vies de salarié, mère, père, enfant, retraité, pour nous faire avaler de véritables poisons.