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La culpabilisation des chômeurs a été un thème à la mode pendant la campagne présidentielle et, puisqu’il compte supprimer 120 000 postes de fonctionnaires et rendre les normes salariales toujours plus flexibles, notre président a pour unique plan de lutte contre le chômage la contrainte toujours plus forte des demandeurs d’emploi. Ses grands mots sur l’obligation pour un chômeur d’accepter le deuxième emploi qu’on lui propose se heurtent pourtant à une réalité de terrain dont nous avons voulu rendre compte : notre service public d’accompagnement pour l’emploi semble incapable de remplir un tel rôle, faute de moyens et de définition claire de ses fonctions. Nos lectrices et nos lecteurs qui sont passés par les guichets de Pôle emploi ont pu constater par eux-mêmes sa situation. Pour les autres, les choses sont sans doute moins évidentes : ressemble-t-il à ces administrations cruelles et absurdes mises en scène dans le film de Ken Loach, Moi, Daniel Blake, Palme d’or 2016 ? Pour comprendre les contradictions et rendre compte de l’expérience des agents de Pôle emploi, Hadrien Clouet, sociologue, a mené une enquête de terrain durant plusieurs mois à leurs côtés. Il nous livre dans cet article ses constats.

Jouer sur la file d’attente

Promesse de campagne de Nicolas Sarkozy, la création de Pôle emploi résulte d’une fusion à marche forcée menée durant l’année 2008 entre deux institutions différentes. Elle fond dans un même opérateur public l’ANPE (service public d’accompagnement vers l’emploi) et le réseau des Assédics (associations privées sous contrôle des partenaires sociaux, en charge du versement des allocations chômage). Il s’agit donc avec Pôle emploi de confier à une même personne la casquette de l’aide à la recherche d’emploi et de la sanction des comportements déviants – et d’étatiser une partie des activités dévolues aux partenaires sociaux.

Cette idée est développée durant une période où le taux de chômage frôle son plancher historique depuis deux décennies. Mais très vite, la crise économique vient heurter les projets gouvernementaux. Après l’été 2008 et l’arrivée en Europe des conséquences de la crise des subprimes, le nombre des inscrits à Pôle emploi explose. L’institution se retrouve face à un mandat impossible : mettre en relation des personnes et des emplois, alors que le nombre de demandeurs excède de loin celui des offres. Cette situation persiste jusqu’à aujourd’hui, Pôle emploi ayant pour mission de gérer la pénurie d’emplois en en distribuant à certains inscrits.

L’institution se retrouve face à un mandat impossible : mettre en relation des personnes et des emplois, alors que le nombre de demandeurs excède de loin celui des offres.

Elle conduit finalement l’opérateur à agir sur la file d’attente du chômage. En effet, les personnes au chômage n’ont pas toutes les mêmes chances de retour à l’emploi, selon leurs qualifications, leurs connaissances, leur réseau de proches… C’est ce que l’on appelle la file d’attente du chômage : certains individus sont loin de l’emploi tandis que d’autres sont proches et, une fois les proches retournés à l’emploi, les plus éloignés ont une chance d’être embauchés. Ne pouvant contrôler le nombre d’emplois en circulation, c’est là-dessus qu’agissent les conseillers de Pôle emploi. L’objectif des formations ou des modes de recrutement alternatifs (sans CV, ou en simulant l’acte professionnel…) est de rapprocher de l’emploi certaines personnes considérées comme éloignées. Cela ne modifie en rien le volume d’emplois (et donc le taux de chômage), mais limite les inégalités face au chômage. Ainsi, quoi que fassent les agents de l’institution, Pôle emploi n’a pas le pouvoir d’agir sur le niveau du chômage[1].

 

Le mythe des emplois non-pourvus

Dans certains groupes patronaux et chez certains porte-paroles partisans, le mythe d’un immense gisement d’emplois non-pourvus est régulièrement réactivé. Il s’agit de l’idée selon laquelle de nombreux emplois seraient proposés en France, sans trouver preneur, et que par conséquent les demandeurs d’emploi manqueraient souvent de volonté. Rappelons qu’en 2015, seules 43 000 offres n’ont pas été pourvues en France, dont 21 000 faute de candidats. Face à 6,5 millions de demandeurs d’emploi, cela ne pèse pas lourd et confirme la pénurie d’offres dans le pays : il n’y a qu’une offre sans postulant pour 300 demandeurs d’emploi.

D’où vient ce non-pourvoi de certaines offres ? Déjà, certaines échouent indépendamment des chômeurs, lorsqu’elles comportent des propriétés repoussantes (très bas salaires, désarticulation entre les revenus et les compétences demandées, conditions de travail très mauvaises, offre trop éloignée des habitats en l’absence de transports en commun…). Ensuite, d’autres offres de très faible durée doivent être pourvues en quelques jours, dans un délai bien trop court pour parvenir à trouver des candidats. Enfin, si une offre est proposée à plusieurs endroits, eh bien lorsqu’une personne l’acceptera quelque part, elle sera retirée ailleurs ! Si l’offre est proposée à Pôle emploi et en agence d’intérim, son acceptation par un inscrit de l’agence signifiera son retrait de Pôle emploi – donc une offre non-pourvue, si on l’entend au sens étroit du terme.

 

Un travail sous contraintes

Avec la crise économique, la crise sociale vient aussi perturber le travail de Pôle emploi à deux niveaux. D’abord, par l’arrivée de publics paupérisés (récipiendaires du RSA) dans des situations de précarité telles qu’elles empêchent la reprise de nombreux emplois (pas de mobilité automobile, pas d’argent pour faire garder les enfants…). Ensuite, par la paupérisation des publics déjà inscrits, avec la montée du chômage de longue durée et les fins de droits qui menacent. Dès lors, Pôle emploi devient un service où les usagers viennent adresser des demandes qui touchent à tous les aspects de leur vie et débordent à la fois le mandat officiel et les capacités techniques de l’établissement. Ainsi, on peut y croiser à côté des personnes en recherche immédiate et planifiée d’emploi des individus qui ont des problèmes familiaux, qui vivent des situations d’isolement, qui ne comprennent pas les règles du marché du travail, qui éprouvent des addictions… autant de situations face auxquelles les agents se sentent impuissants, et qui ne correspondent pas à leurs compétences professionnelles. Ils emploient parfois des mots très durs pour décrire ce malaise, comme cette conseillère, auparavant liquidatrice aux Assédics, qui m’expliquait en août 2014 : « Nous au niveau de notre rôle, Pôle emploi est un des seuls organismes où on ne travaille pas sur notre cœur de métier. C’est rare qu’on cherche du boulot pour les gens. Parce qu’on est beaucoup pollués par des gens qui sont inscrits mais qui cherchent pas, ou qui ont autre chose en tête, des problèmes aussi, enfin voilà. On va recevoir beaucoup plus de gens avec qui on va pas pouvoir faire de la recherche d’emploi. 80 % des gens qui viennent nous voir, on parle pas d’offre d’emploi ! Déjà parce qu’ils peuvent pas, et puis le temps de parler des problèmes on a fini le rendez-vous… Moi j’aimerais ne recevoir que des gens qui cherchent, c’est ça mon boulot quoi… ».

Le travail quotidien des agents (en majorité des femmes) est ainsi traversé par de multiples tensions. La problématique majeure est celle du temps limité, face à un flot de demandeurs d’emploi que les conseillers décrivent souvent comme « infini ». Les agents font face à un dilemme : placer (convoquer uniquement les chômeurs les plus faciles à mettre sur le marché) ou pointer (convoquer tous les chômeurs y compris les plus durs à placer)[2] ? Cette hésitation entre pointage et placement est d’autant plus vive que la pression des usagers est forte. Depuis deux ans, Pôle emploi restreint progressivement les plages de réception sans rendez-vous (uniquement le matin désormais), afin de dégager les effectifs nécessaires pour les convocations régulières. Les objectifs officiels sont simples : maximiser le temps passé avec les personnes inscrites et limiter le nombre de conseillers absorbés par les demandes à caractère social (traduction du jargon administratif, plainte face à des prélèvements faisant suite à des versements erronés…). Pour de nombreux conseillers, l’accès libre uniquement en matinée a aussi pour vertu de réduire l’angoisse et l’appréhension au quotidien. C’est en effet souvent au guichet qu’ont lieu les algarades les plus violentes et les controverses les plus pénibles pour le moral des conseillers. Toute réduction de ce temps stressant est ainsi saluée. Les agents en viennent donc à valider une mesure qui réduit pourtant l’accès des usagers car la pression quotidienne est devenue trop difficile à gérer en public, comme en témoigne cette scène :

Gérer les scandales

Observation d’un guichet de Pôle emploi, Seine-Saint-Denis, 11 mars 2014. Une femme, arrivée de Côte d’Ivoire deux ans auparavant et récemment licenciée d’un salon de coiffure en faillite, vient pour se faire expliquer un courrier reçu de Pôle emploi :

« Conseiller(consulte le courrier apporté par l’usagère) Vous devez rendre de l’argent Madame.

Usagère – Mais je suis pas en train de vous voler, vous imaginez pas le mal que vous faites !

Conseiller – Hé ho, moi je vous ai rien fait Madame, je vous donne votre situation.

Usagère – Mais arrêtez, en mai 2013 j’ai reçu 200 € et on me demande de rendre 260 €. Je suis pas une voleuse, y a des gens qui volent on fait rien, et moi on me tape dessus.

Une autre usagère (trois places derrière, dans la queue, deux enfants dans les bras) – Mais prenez la dans une salle ! Moi elle a besoin de 200 €, là je lui aurais donné si j’avais ! Vous pourriez avoir de la dignité et l’accueillir dans un bureau !

Conseiller – Moi Madame, je réponds à ses questions hein ! (le brouhaha monte)

L’autre usagère – Non, vous l’humiliez devant tout le monde ! Je dis pas que vous êtes coupable, mais c’est comme ça !

Un usager (assis sur une chaise dans l’attente d’un rendez-vous, emmitouflé dans une doudoune) – Ça pourrait être ma mère, c’est honteux !

Responsable équipe (ancien responsable aux Assédics, en poste depuis 14 ans) Écoutez, vous voulez qu’on règle le problème ou pas ? (S’adresse à tout l’accueil mais regarde l’usagère). Alors on remplit ce dossier, on règle aujourd’hui. Venez avec moi dans ce bureau (il l’emmène pour s’isoler). »

À côté de la pression du public, les instruments informatisés encadrent aussi le travail des agents. Pour chaque conseiller, ils décomptent le temps passé en contact avec les usagers, le nombre de chômeurs qui n’ont pas été vus depuis différentes dates, la ventilation des chômeurs selon différents profils censés témoigner de leur « distance à l’emploi », etc. Les conseillers sont donc inondés d’indicateurs qui jouent un rôle ambigu au quotidien. D’un côté, ils permettent de s’orienter et d’avoir une idée des priorités. De l’autre, ils deviennent des objectifs en tant que tels : certains conseillers tentent de diminuer le nombre de demandeurs d’emploi « pas vus » depuis 60 jours en leur passant des coups de téléphone, par exemple.

 

2, 1, 0 refus : la loi ne fait pas la réalité

Les réformes contemporaines du service public d’emploi ont opéré une inflexion cruciale : elles délèguent de plus en plus l’interprétation des politiques publiques aux conseillers de première ligne qui ont pourtant des façons d’appréhender leur mission qui peuvent être opposées. Les différentes manières de vivre sa mission d’accompagnement sont évidentes, surtout lorsque les conseillers tentent de pointer « le vrai problème » : « Le vrai problème, c’est que les conseillers, ils sont trop gentils. Les gens ils prennent ça par-dessus la tête. Quand tu vois les magouilles… je comprends hein l’envie d’être gentil. Mais tu peux pas non plus tendre la main tout le temps à des gens qui ont pas envie, qui sont bien confortables et installés dans leur truc… ». Ancien salarié dans la chimie, le conseiller qui m’expose ce point de vue en mars 2014 s’est reconverti à Pôle emploi lors de son licenciement en 2009, et compare volontiers le manque de volonté des publics qu’il accompagne à son propre parcours. Ce n’est pas l’avis de l’une de ses collègues, entrée à l’ANPE dans les années 1990, syndiquée, responsable d’équipe, qui me fait part en mai 2014 de son sentiment de solitude au travail, avec l’impression d’être en décalage par rapport à ses collègues et leurs aspirations : « La plupart des collègues refusent de faire du travail social, ils disent qu’on n’est pas là pour ça… alors que si, un peu, qu’on le veuille ou non. C’est une manière de se protéger hein, mais dans ce cas faut pas laisser les gens parler… et dans ce cas on ramène personne à l’emploi, c’est ça le vrai problème, si on se contente de taper sur les gens. Les collègues sont trop durs en vrai, surtout les jeunes ».

Loin de se réduire à l’indemnisation et l’accompagnement des publics, le travail des agents varie donc selon leurs dispositions sociales. Certains sont très engagés dans leur métier, d’autres occupent ce poste faute de mieux – parfois car ils sont sortis du chômage pour devenir conseillers ! Certains entretiennent une proximité avec les chômeurs, qui peut ou bien mener à de la complicité et à une tolérance aux petits illégalismes répandus, ou bien au contraire à un traitement plus dur pour se distinguer. En somme, l’observation des pratiques au guichet et en entretien révèle les mille missions officieuses que s’attribuent les agents. Conseil, aide affective, écoute, empathie, mais aussi injonctions, humiliations ou vexations.

Mais cette responsabilité croissante impose aux agents de terrain d’effectuer eux-mêmes certains arbitrages indicibles en haut lieu. C’est le cas par exemple des politiques migratoires actuelles. D’un côté, la législation affiche son respect des droits fondamentaux. En même temps, elle délègue aux agents la mission d’apprécier singulièrement chaque cas, tout en leur imposant une politique du chiffre et un enrôlement idéologique dans la lutte contre l’immigration. Finalement, les agents se retrouvent en situation d’annuler dans les faits les droits des étrangers[3].

Des marges de manœuvre très importantes sont ainsi octroyées aux agents subalternes des politiques publiques dans de nombreux domaines. Pôle emploi ne fait pas exception. Ainsi, la législation prévoit depuis 2008 l’impossibilité de refuser deux fois une « offre raisonnable d’emploi »  – législation sur la sellette, car Emmanuel Macron a annoncé vouloir réduire à un seul refus, et zéro en cas de formation préalable. Il reprend là le projet de Nicolas Sarkozy lors de son retour en politique en 2014. Ces propositions reposent cependant intégralement sur le bon vouloir des conseillers, car le caractère raisonnable des offres n’étant défini que de manière vague se trouve sujet à interprétation.

Par exemple, les chômeurs sont astreints à des actes « positifs et répétés » de recherche d’emploi par le Code du travail : mais d’un conseiller à l’autre, la fréquence nécessaire pour accomplir des « actes répétés » peut grandement varier. De même, nul ne saurait être contraint d’accepter un « niveau de salaire inférieur au salaire normalement pratiqué dans la région et la profession concernées », ce qui impose encore aux conseillers d’évaluer les salaires normaux par région et par profession, une tâche concrètement impossible, et qui repose sur une interprétation libre. Ces difficultés expliquent le très faible nombre de radiations annuelles pour refus d’emploi, impossibles à appliquer pour la plupart des conseillers. De plus, la tâche de contrôle des chômeurs demeure perçue comme un « sale boulot » par les conseillers, qui tentent d’échapper à cette activité ou de la reporter sur d’autres.

Par exemple, les chômeurs sont astreints à des actes « positifs et répétés » de recherche d’emploi par le Code du travail : mais d’un conseiller à l’autre, la fréquence nécessaire pour accomplir des « actes répétés » peut grandement varier.

À l’inverse, l’observation des interactions en entretien révèle que le droit est tellement mou que les rares conseillers adeptes d’une franche directivité trouvent facilement un motif d’incrimination des chômeurs mal vus, ou avec lesquels ils ont une relation difficile. Il s’agit donc surtout d’un outil donné aux conseillers pour garder le contrôle de l’interaction dans les rares cas difficiles :

Contrôle de la recherche d’emploi : un coup de pression

Entretien entre une conseillère (sept ans d’ancienneté, ex-ANPE) et une demandeuse d’emploi en Seine-Saint-Denis, mai 2014.

« Conseillère – (consulte le rapport de formation, adressé par le prestataire qui a pris en charge la demandeuse d’emploi pendant plusieurs mois) Ce que je vois là, c’est que vous avez créé votre profil, vous avez répondu efficacement à des offres, ce qui me fait rire, parce qu’il aurait dû notifier les différentes offres auxquelles vous avez répondu, mais ce que je retiens, c’est que vous avez un problème de garde d’enfant, on en a déjà parlé, y a écrit que vous cherchez un emploi d’agent d’accueil à partir de 16 h, écoutez, franchement, ça existe pas. Qu’est-ce que vous voulez faire là ? Ça existe pas. Vous touchez le RSA, pourquoi vous restez demandeur d’emploi ?

Demandeuse d’emploi – Parce que j’ai besoin d’un travail moi !

Conseillère – Non mais écoutez, quand on est inscrit, on doit chercher un emploi.

Demandeuse d’emploi – Mais comment je fais ? J’ai un enfant. Mais je peux travailler avant 16 h, c’est n’importe quoi ce qui est écrit, mon mari peut prendre un mois de congé, avec le contrat de travail j’ai la crèche, la mairie me l’a dit, et après c’est bon.

Conseillère – Je vais faire un rapport à mon directeur qui tranchera sur votre maintien comme DE [demandeuse d’emploi].

Demandeuse d’emploi – Mais pourquoi vous faites ça ?! Donnez-moi un peu de temps, la commission d’attribution en crèche siège le 6 mai.

Conseillère – Mon travail est de lever les freins à l’emploi. Or, vous n’en avez en réalité pas, être disponible est une obligation de DE.

Demandeuse d’emploi – Mais moi je veux, il faut que je travaille.

Conseillère – Écoutez madame, ça fait un an et demi, si vous avez besoin de travailler vraiment, demain vous reprenez un emploi, je suis référente Éducation nationale, je peux vous trouver un travail et c’est fait. Là vous ne souhaitez visiblement pas travailler.

Demandeuse d’emploi – Si ! Si, je prends ça moi.

Conseillère – Eh bien j’envoie votre CV au Pôle emploi de ***, et ils vous contacteront.

Demandeuse d’emploi – Oui, moi je recherche un emploi, une fois que c’est bon je m’arrange avec mon enfant.

Conseillère – Bon on fait ça. Vous avez intérêt à donner suite. »

 

Malgré la réticence des conseillers à sanctionner les personnes, surtout en période de chômage de masse et de pénurie d’emplois, des équipes de Contrôle de la recherche d’emploi ont été créées depuis deux ans. Là aussi, il s’agit avant tout d’effets d’annonce et de stigmatisation des demandeurs d’emploi. Car en pratique, lorsqu’elles identifient une personne qu’elles jugent ne pas accomplir les « actes positifs et répétés » de recherche d’emploi, elles lancent un processus de contrôle d’une durée de trois mois afin de radier pendant… 15 jours les personnes convaincues de n’avoir pas assez bien cherché !

Ce discours sur la « fraude » passe sous silence l’interrogation politique nécessaire : qu’est-ce qu’une recherche d’emploi ? En effet, la totalité des travaux de sciences sociales montrent que le retour à l’emploi n’est pas un sprint, mais une course d’endurance. Il est fait de moments d’intense recherche, au cours desquels les chômeurs s’adonnent à un grand nombre de rendez-vous ou d’entretiens, puis de moments plus introspectifs, de réflexion personnelle ou de déprime, à distance du marché de l’emploi. La suspicion générale à propos de tous les chômeurs ne respecte pas les rythmes réels d’une recherche d’emploi.

Si les conseillers Pôle emploi n’accablent pas l’usager, la législation est en revanche particulièrement dure avec les personnes qui sont absentes en rendez-vous. Singularité française par rapport au reste de l’Union européenne : le refus d’une offre d’emploi est passible d’une sanction bien plus légère que l’absence en rendez-vous. Cette hiérarchie contre-intuitive des peines renforce la représentation de Pôle emploi comme une institution de contrôle social ou comme un lieu où raconter sa détresse, plutôt qu’un opérateur en charge de mettre en relation les individus.

De nombreux conseillers s’interrogent sur les missions de Pôle emploi dans la période de chômage massif et d’expansion continue du nombre de chômeurs inscrits. Se cantonner à accueillir les populations pour échanger avec elles des routines administratives et éviter les cas d’isolement ou de décrochage ? Renforcer les contrôles afin de radier les populations déviantes ou d’inciter à du non-recours aux droits ? Partir à l’offensive du côté des employeurs pour débusquer la moindre offre ?

Ces questions sont en bouillonnement, en témoignent les différentes initiatives que soutient Pôle emploi dans toutes les directions, par exemple les méthodes alternatives de recrutement, comme celle par simulation, ou des audits pour débusquer des emplois nécessaires dans certaines organisations pour paradoxalement réduire leurs coûts[4]. Néanmoins, Pôle emploi est subordonné au verrou principal des politiques d’emploi depuis trente ans : la logique d’incitation à la création d’emploi (subventions, exonérations de cotisations…) d’un secteur privé qui n’y a pas intérêt, plutôt que la création publique directe d’emplois qui avait cours auparavant (via les entreprises publiques notamment).

Au niveau international toutefois, la revendication d’un État employeur en dernier ressort a de plus en plus d’échos[5]. Cela consiste à offrir une garantie d’emploi aux personnes en chômage durable, plutôt que de les indemniser pour rechercher des emplois inexistants. Plusieurs formes historiques de ce principe ont été mises en œuvre en deux siècles. La vieille revendication du « droit au travail » a été exprimée en France par Louis Blanc le premier, qui proposait une avance de crédit public pour créer des coopératives ouvrières. Hyman Minsky y voyait une pièce maîtresse des dispositifs visant à « stabiliser une économie instable ». Sous le New Deal de Roosevelt, la Work Projects Administration embauchait plus de trois millions de chômeurs à son apogée. Plus récemment, le programme Jefes de Hogar en Argentine a offert de l’emploi à plus de deux millions de personne au plus fort de la crise du début des années 2000, tandis que le National Rural Employment Guarantee Act en Inde garantit cent jours d’emploi par an dans les travaux publics à chaque adulte d’un ménage rural. En France même, des « territoires zéro chômeur » sont expérimentés par l’association ATD Quart Monde. L’argent public versé par les différentes collectivités et l’État chaque année aux chômeurs de longue durée est converti en contrats de travail, dirigé vers la réponse aux besoins non solvables. Ces différentes perspectives sont d’autant plus stimulantes que la France dispose avec Pôle emploi d’un opérateur public au personnel qualifié, doté d’une classification des métiers et d’agences sur tout le territoire. Les conseillers de Pôle emploi pourraient se concentrer sur leur mandat de mise en relation, plutôt que l’actuelle gestion à contrecœur de la paupérisation des chômeurs.

[1] Jean-Marie Pillon, Pôle emploi. Gérer le chômage de masse, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

[2] Martine Muller, Le Pointage ou le placement. Histoire de l’ANPE, Paris, L’Harmattan, 1991.

[3] Alexis Spire, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir, 2008.

[4] Le projet Vita Air promu par l’Agence nouvelle des solidarités actives, par exemple. Il s’agit donc de décharger certains salariés de tâches « secondaires » ou « basiques » qui leur occupent trop de temps au profit de nouveaux salariés en insertion, avec un gain final pour l’entreprise.

[5] Y compris dans l’Organisation internationale du travail, où Randall Wray défend cette perspective.