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démocratiqueFace au pays qui va mal, au chômage, à la croissance en berne, il y a régulièrement des sommités mandatées par le gouvernement pour proposer un super plan pour s’en sortir. Le plus célèbre a été fait par la « commission Attali pour la libération de la croissance française ». Son mot d’ordre ? Pour réduire le chômage et élever le niveau de vie des gens il faut lutter contre les blocages, les lourdeurs et les archaïsmes de l’économie française. Ces freins se situeraient dans les secteurs qui ne sont pas encore complètement libéralisés et privatisés : transport, santé, éducation… Il faudrait donc les réduire et aller vers plus de concurrence, plus de libéralisme, là est la clef. Vraiment ?

Chacun de ces rapports agit comme la confirmation de ce que les gouvernements font déjà. Il fallait une autorité extérieure pour se réclamer de la raison et du pluralisme (car Attali, depuis qu’il a conseillé Mitterrand, est étiqueté « de gauche ») et légitimer les mêmes réformes qui sont faites depuis plus de 20 ans. Cela donne un coup de neuf sur des vieux réflexes issus d’un l’encore plus vieux dogme : le libéralisme Les rapports se succèdent et se ressemblent. En 2012, c’est Louis Gallois qui a été nommé pour rendre un nouveau rapport, qui dit à peu près la même chose que le rapport Attali.

Mais qui sont ces gens ? Jacques Attali est un technocrate, un expert qui tire son pouvoir de ses prétendues compétences, qui est passé par toutes les grandes écoles de la République. Il est dans les corridors du pouvoir depuis l’élection de François Mitterand en 1981 et il a écrit pas moins de 65 essais et romans. Il est président du conseil de surveillance du journal en ligne Slate, éditorialiste à L’Express et il préside un groupe financier, PlaNet Finance, qui fait des affaires autour du micro-crédit. En 2007, il est nommé par Sarkozy à la tête d’une commission de réflexion. Louis Gallois, quant à lui, est devenu président du groupe Airbus avec le soutien de Jacques Chirac en 2006, après avoir passé 10 ans à la tête de la SNCF. En 2008, il était le 14ème patron français le mieux payé, avec 2 125 000 euros annuels (environ 130 fois le niveau de vie médian – 50 % des Français vivent avec moins, 50 % avec plus – qui s’élevait cette année là à 1580 euros). Le 31 mai 2012, son mandat se termine, à son grand dam. Heureusement, moins d’un mois plus tard, François Hollande lui demande de préparer un nouveau rapport. Une fois la copie rendue, il remplit différentes autres missions pour le gouvernement puis devient président du conseil de surveillance de PSA Peugeot-Citroën.

Ces rapports ont en commun de demander des efforts économiques aux Français, d’exalter l’esprit d’entreprise et la capacité des individus à prendre des risques. Ils réclament du renouveau, de l’audace, et surtout ils fustigent le poids de l’État dans une économie qui se passerait très bien de lui. Il faut être doté d’une grande imagination et d’un grand détachement pour arriver à exalter l’entrepreneuriat privé et le « risque financier » lorsqu’on est un technocrate qui passe avec aisance du privé au public, jamais à court de missions, gagnant plus de cent fois ce que gagne le Français moyen. Quand ces messieurs parlent d’audace et de nouveauté, on a l’impression d’écouter de grands amnésiques : ne sont-ce pas eux qui conseillent les dirigeants depuis 20 ans ?

Nous avons voulu jouer le jeu à notre tour. Après tout, si un technocrate biberonné par le contribuable peut faire des leçons de prise de risques à toute une population, pourquoi des citoyens ordinaires ne pourraient pas livrer leur expertise économique ? Si quelqu’un qui gagne cent fois plus que son compatriote moyen est considéré comme un homme qui sait se projeter dans l’esprit et les intérêts des Français, alors des gens comme nous, qui gagnent moins que le salaire médian, doivent être capables de faire des miracles !

Nous avons donc tenté l’expérience. Une centaine d’heures de travail, des lectures, des auditions, sans toutefois pouvoir bénéficier du cadre idyllique de la commission Attali, à qui avaient été prêtés les salons du palais du Luxembourg, le Sénat. Pas de salon lambrissés mais des discussions de comptoir rigoureuses et avec l’immense avantage (hasard des circonstances !) de rassembler des acteurs tous issus du monde du travail, qui prennent les transports en commun (!) et qui connaissent des chômeurs.

Nos conclusions sont sans appel.

I – L’ENTREPRISE CAPITALISTE :

UN FREIN AU DEVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE

L’économie contemporaine est majoritairement constituée de petits royaumes, les entreprises privées, dont les habitants évoluent tous dans un lieu qui ne leur appartient pas. Des royaumes où la majorité des habitants ne possèdent rien de ce qui les entoure, parfois même pas leurs vêtements de travail. Des royaumes où tout appartient à une seule personne ou bien, pire, à un groupe de personnes qui vit dans un autre monde que celui des travailleurs. Cette personne ou ce groupe peut disposer du royaume-entreprise comme il le souhaite : le liquider, le fermer, augmenter les rendements, baisser les salaires. Il peut décider, selon une charte, que ses sujets ont dû toutefois signer, de régenter les moindres aspects de leur vie. C’est lui qui décide, seul ou avec son groupe de propriétaires, ce qu’il convient de faire pour le salut du royaume. Régulièrement, la loi permet aux membres du royaume de faire remonter des doléances, de se plaindre, mais le chef et son conseil sont libres d’écouter ou non.

Les similitudes entre le fonctionnement des entreprises privées et l’État sous l’Ancien Régime sont nombreuses et frappantes. On y pense rarement tant on est habitué à cet état de fait, mais la majorité d’entre nous, lorsque nous allons au travail, renonçons à nos libertés comme autrefois des sujets d’un royaume étaient privés des leurs. Bien entendu, il y a des nuances à apporter à un tel constat : en théorie, nous sommes libres de quitter une entreprise, plus facilement qu’ils ne l’étaient de quitter un État. Certes, cela reste cependant moins vrai depuis que le taux de chômage se maintient à un niveau aussi élevé, multipliant les risques pour les salariés trop exigeants. Ensuite, en France, en moyenne 64 % de notre journée se déroule hors du lieu de travail, ce qui est une nuance de taille. Sauf que si l’on enlève le temps de sommeil, on passe alors la moitié de son temps dans son entreprise. Un demi-royaume. La structure des entreprises capitalistes semble donc à première vue un peu datée. Est-ce un problème ? Après tout, ne dit-on pas que c’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe ? Une structure pyramidale et autoritaire n’est-elle pas une condition nécessaire du dynamisme économique ?

Pour répondre à cette question, nous sommes revenus un peu en arrière : on croit souvent que la monarchie a été balayée au cours du 19ème siècle parce qu’elle était injuste et contraire aux « idées des Lumières ». En fait, c’était aussi et surtout pour des raisons très matérielles que ce système autoritaire devait être remplacé. La monarchie est très vite économiquement devenue un poids pour un pays pacifié et en pleine expansion au 18ème siècle. Le coût de la monarchie, de ses symboles et de ses fastes, était clairement trop élevé par rapport à sa gestion douteuse du pays (de guerres inutiles en taxations trop fortes). Or, cette concentration du pouvoir dans les mains de quelques-uns dans le domaine de la gestion administrative et politique d’un État ne serait-elle pas devenue aussi néfaste dans le cadre du fonctionnement économique de la production des biens et des services ? Ce qui était une aberration économique pour un pays ne le serait-il pas pour une entreprise ? C’est la question que nous nous posons ici.

Deux points ont principalement soulevé notre attention.

1 – Il est dangereux pour une entreprise d’avoir un patron

Est-il sage et avisé de confier l’ensemble des décisions relatives à la vie d’un collectif à une seule personne et son conseil restreint ? Au cours du 19ème siècle, en ce qui concerne la politique intérieure de leur pays, les Français ont tranché : un roi et sa suite sont mauvais juges. Parfois il y en a des doués, mais souvent il y en a des dépensiers (Louis XIV) ou encore des faibles (Louis XVI). Mais la monarchie absolue semble définitivement has-been.

Les choses ont à présent évolué et le pouvoir politique est confié à une représentation nationale qui, en théorie, est censée être à l’image du peuple, et sous son contrôle. En réalité, ça ne marche pas si bien, ne serait-ce que parce que l’on a conservé la monarchie sous la forme d’un président dont on attend (pas tous, certains) tous les 5 ans qu’il change nos vies. Les chefs d’entreprise ont-il une qualité supplémentaire qui les rendraient meilleurs gouvernants que les rois ne l’étaient ? Non :

Ils ont du mérite : c’est faux, vu la faible mobilité sociale en France, en ce qui concerne les PME et les grandes entreprises, très rares sont ceux qui accèdent au statut de patron grâce à leurs efforts. De nos jours, ¾ des enfants issus des classes populaires (ouvriers ou employés) restent dans cette classe toute leur vie. Il en va de même des enfants de cadres et de patrons. Combien de méritants cela nous laisse-t-il ?

Ils sont compétents : c’est très discutable, si l’on considère la pauvreté de la formation professionnelle des chefs d’entreprise en école de commerce, telle qu’elle a été dénoncée récemment. « On n’y apprend pas à se remettre en cause », dénonce une ancienne élève de la prestigieuse HEC, Florence Noiville, auteure d’une enquête (J’ai fait HEC et je m’en excuse, 2009) sur le sujet : « On en sort gonflé du sentiment de sa propre importance, obnubilé par la seule réussite économique. »

Ils prennent des risques : le degré de responsabilité qui est assumé par un chef d’entreprise, face à ses créanciers et ses salariés, justifierait son pouvoir et sa rémunération. Ce qui est vrai pour des très petites entreprises (n’ayant pas ou peu de salarié, et n’entrant donc pas dans notre étude), est faux pour les moyennes et grandes entreprises. Il faut considérer le risque effectif encouru par un salarié de base en temps de crise (se retrouver au chômage en cas de faillite de l’entreprise, dans un contexte où retrouver un travail est extrêmement difficile) et le risque encouru par un chef d’entreprise, qui possède du capital, qui a accumulé des revenus nettement plus importants que ses salariés. Souvenons-nous qu’aussitôt débarqué d’Airbus, Louis Gallois a immédiatement retrouvé du travail auprès du gouvernement. Tandis que pour le Français moyen, le licenciement ça signifie retour à Pôle Emploi, pour un grand patron français ça veut dire retour à Pôle Pantouflage. Car il y aura toujours pour eux une commission où traîner leurs savates.

Que ce soit le patron d’une moyenne structure ou d’une très grande, le risque encouru par un entrepreneur face à l’échec de son entreprise est moins grand que le risque supporté par ses salariés. Ceci explique d’ailleurs pourquoi, lorsqu’une usine ferme quelque part, ce sont les salariés qui résistent corps et âme. Les chefs d’entreprise prennent un air concerné, mais ne mettent que rarement tout en œuvre pour sauver leur outil de production et ses travailleurs. En Argentine lors de la crise de la dette, en 2001, des centaines de patrons se sont d’ailleurs sauvés avec leurs fonds, laissant des usines abandonnées, finalement en partie reprises et remises en route par leurs salariés. La même chose s’était produite en 2012 aux ateliers de lingerie Lejaby en France, mais aussi en mai 2014 lorsque les salariés de l’usine Fralib ont obtenu du groupe Unilever la reprise de leur usine en liquidation.

Comment expliquer un tel détachement de la part des patrons ? L’économie mondiale s’étant concentrée, de nombreuses entreprises sont devenues les filiales d’entreprises plus grosses. Les patrons deviennent donc des super-cadres postés un jour ici, un autre là-bas, et leurs promotions, mutations et rémunérations ne dépendent qu’en partie de leur bonne gestion. C’est ce que les scandales successifs de « parachutes dorés » révèlent : on peut couler sa boîte et s’en aller avec un pactole. C’est ainsi que Noël Forgeard, président du groupe EADS, a quitté le navire en 2006 avec la somme de 8 millions d’euros, alors même que l’entreprise connaissait de graves difficultés avec la vente de l’Airbus A380, énorme avion voué à un succès international. Il était toujours, au moment de son départ, l’objet d’une enquête pour délit d’initié (il aurait vendu ses actions Airbus à un moment opportun, connaissant par avance l’annonce des mauvais résultats de sa propre entreprise, et voulant faire une bonne affaire avant tout le monde). Les exemples de ce genre-là se sont multipliés. En France en particulier, où les grands patrons peuvent passer à l’envi des entreprises publiques au privé, du cabinet de consulting à la direction de la SNCF, leur implication est minime. Qui s’interroge sur le réel talent de Louis Gallois comme gestionnaire ? Quand a-t-il été évalué pour la dernière fois ? Il passe d’une entreprise publique au conseil de surveillance d’une entreprise privé non pas parce qu’il est doué mais parce qu’il a le soutien pour.

Ces différents constats nous poussent à nous interroger : n’est-il pas hasardeux de confier la direction du collectif de production qu’est une entreprise à un type d’individu qui n’est pas spécialement compétent, qui n’a pas grand mérite à être là, et surtout dont la situation financière et face à l’emploi le rend personnellement détaché de son entreprise ? Pourquoi ne pas penser les choses différemment ? Par exemple, confier la prise de décisions aux salariés qui, eux, sont clairement liés personnellement au destin de l’entreprise.

Une objection a été soulevée par la commission à cette proposition de sortie de crise : le chef d’entreprise n’est pas le seul possesseur, dans l’économie contemporaine, des capitaux de l’entreprise. Il faut penser avec le poids des actionnaires.

2 – Il est mortel pour une entreprise d’être financée par des investisseurs extérieurs

Depuis la fin des années 1970, le modèle basé sur le pouvoir du patronat a en partie cédé la place à un système économique où le financement des entreprises s’effectue sur les marchés financiers. Depuis la crise économique de 2008, ce système est dénoncé par les hommes politiques de tous bords, sans que de réelles mesures soient prises. Les critiques contre ce mode de fonctionnement sont multiples, et véhiculées par de nombreux acteurs politiques et économiques (du prix Nobel d’économie 2001 Joseph Stiglitz à l’ancien président Nicolas Sarkozy, en passant par le candidat Hollande et par Marine Le Pen).

Le capitalisme financier est né de la mutation suivante : le capital des entreprises de l’économie dite « réelle » est de plus en plus possédé par des entreprises de l’économie financière (appelées « investisseurs institutionnels »), qui sont spécialisées dans l’achat et la vente de parts de capital (les actions), pour obtenir des taux de profits optimaux (ce qu’on appelle la spéculation), selon une temporalité et sur un lieu dématérialisé (la bourse) qui n’a plus grand-chose à voir avec la réalité quotidienne de la production de biens et de service.

La crise de 2008 a montré qu’on pouvait spéculer sur absolument tout, sans aucun égard vis-à-vis de la valeur réelle des capitaux : le surendettement d’Américains pauvres auprès des banques était devenu un produit financier que les investisseurs se refilaient, jusqu’à ce que cela explose et provoque un choc financier sans précédent, qui a coûté des milliards d’euros aux contribuables du monde entier, tout en mettant des centaines de milliers de personne à la rue. En 2011, la crise de l’euro a montré que les difficultés des États eux-mêmes étaient devenues un jeu de spéculation, et que plus un État était en difficulté, plus il devait payer cher sa dette parce que les investisseurs avaient joué ainsi, ce qui est complètement illogique et destructeur à long terme. C’est en raison de taux d’intérêts trop élevés que la dette grecque a explosé, déclenchant une crise humanitaire dans un pays où l’État a été contraint par ses créanciers de cesser d’entretenir son système de santé.

En France, toute l’élite politique répète que le capitalisme financier est le mal absolu, à cause de cette séparation sans précédent entre le travail réel et ce que les possédants pensent et font du capital qui conditionne et rend possible ce travail. Mais tous font comme si l’actionnariat était une simple anomalie, alors qu’en réalité l’entreprise capitaliste a toujours fonctionné ainsi. Le capitalisme financier a seulement engendré la mutation suivante : alors qu’il pouvait y avoir des « gentils patrons », il n’y aura jamais de « gentils actionnaires », parce que dans le jeu mathématique que mènent les marchés financiers, les considérations éthiques et sociales n’ont absolument aucune place.

Les considérations économiques non plus. C’est ça le plus stupéfiant. Les actionnaires jouent un jeu en huis clos, ils se moquent pas mal du dynamisme économique d’une région, d’une vallée encaissée, d’un pays tout entier. Ils ne s’intéressent pas à la quantité de carbone lâchée dans l’air par l’importation de fruits et légumes de l’autre bout de la planète pour produire des yaourts en France, ils se moquent pas mal du nombre de chômeurs que l’ouverture d’un site là-bas va créer ici. C’est pour ça qu’il est toujours pathétique de voir un ministre français invoquer des considérations humaines et patriotiques face à un grand groupe mondial. Lorsqu’en 2012 Arnaud Montebourg avait déclaré, face caméra, que Lakshmi Mittal, le PDG repreneur de l’usine sidérurgique de Florange, ne « respectait pas la France », il faisait preuve d’une grande naïveté devant ses concitoyens. Bien sûr que le groupe Mittal se moquait pas mal de l’usine de Florange ou de la grandeur de la France. Bien sûr qu’on ne fait pas plier une multinationale avec des principes ou avec des mots.

À l’échelle d’une entreprise, le recours à l’actionnariat extérieur aggrave donc les contradictions que nous avons mises en valeur à propos de la structure patronale. Un patron d’une entreprise financiarisée n’est qu’un riche pion. Les décisions sont prises en fonction d’enjeux qui n’ont absolument aucun rapport avec ce qui se fait ici et maintenant. Maintien de l’emploi, qualité du travail, qualité des biens et services produits, responsabilité à l’égard des clients ou du public… Le capitalisme actionnarial est la forme d’économie la plus irresponsable que le monde ait jamais connu.

C’est une pratique, qui plus est, extrêmement coûteuse. Toute action devant être énumérée, les entreprises se retrouvent à n’orienter leurs choix qu’en fonction du taux de rendement que telle ou telle politique pourra engendrer. Le taux de rendement n’a ni morale, ni vision, ni scrupule. En France, alors que la part des revenus du travail (salaires) dans la richesse nationale ne cesse de diminuer, celle du capital augmente. Le coût du capital devient un véritable problème, parce qu’il est ce qui, dans une entreprise, doit nécessairement augmenter. Donc au détriment des autres postes budgétaires comme l’investissement ou les rémunérations du travail. Naturellement, les actionnaires et leurs alliés médiatiques ont beau jeu de dire l’inverse, que c’est le coût du travail qui pose problème, parce qu’eux ne peuvent pas se rémunérer assez s’ils doivent payer les travailleurs trop cher, et que si c’est comme ça ils iront ailleurs.

II – COMMENT S’EN SORTIR ?

Il est courant d’entendre dans des conversations quotidiennes : « Il faut en finir avec le règne de l’argent-roi ». Presque tout le monde a conscience que les choses ne vont pas, qu’il n’est pas sain pour le pays et pour le monde d’évoluer dans un capitalisme débridé. Pourtant, les réponses apportées sont souvent décevantes.

Les naïfs sans volonté, comme les membres du PS, appellent à « réguler » le capitalisme financier. Une petite taxe sur les transactions financières, pour décourager les marchés financiers de faire des échanges trop rapides, trop absurdes. La belle affaire ! Cette taxe n’a de toute façon pas été mise en place, et les défenseurs cyniques des actionnaires ont beau jeu de leur répondre qu’il est impossible de revenir en arrière, de remettre papa à la tête d’une entreprise moyenne, d’en finir avec la Bourse et Monsanto, sans bouleverser profondément le fragile équilibre de l’économie. Montebourg grogne contre Mittal qui n’a aucun sens de la patrie française, les naïfs soupirent et renoncent, non sans avoir versé quelques larmes auprès des vraies victimes.

À côté de ceux-là, il y a ceux qui pointent le fait que Mittal est indien. Si l’extrême-droite s’est réappropriée la question sociale (Marine Le Pen qui dit représenter les travailleurs), c’est parce qu’elle concentre sa charge sur le capitalisme financier en disant qu’il est « à l’étranger ». À la place, elle réclame une économie « pour les Français, aux mains des Français ». C’est bien méconnaître le fonctionnement de l’économie capitaliste : que votre fonds de pension soit français ou émirati, son objectif est le même : assurer ses 15 % de rendement annuel. La seule différence, c’est peut-être que lorsque celui qui possède notre entreprise est chinois, on sent vraiment qu’il s’en fout de nous. Lorsque c’est un Français, il peut au moins faire semblant.

Ce n’est pas la nationalité du dirigeant qui importe, mais son appartenance à l’entreprise, sa place dans le processus de production, son groupe social. Si Lakshmi Mittal avait été français (il se serait alors appelé Laurent Mitton), il aurait sans doute mis une claque dans le dos de Montebourg, aurait promis de transformer Florange en parc d’attraction, et aurait fini par tout bazarder quand les caméras auraient eu le dos tourné. Le patriotisme peut créer de la pudeur, pas des scrupules et encore moins un changement. Patrons comme actionnaires, indiens comme français, les actuels dirigeants de la majorité de nos entreprises sont tous loin et irresponsables.

La voie qui est souvent opposée au capitalisme libéral est la solution étatique. Cela consiste à nationaliser les entreprises, en faire des administrations publiques. Si nous nous accordons à dire que certaines règles de consultation et d’avancement hiérarchique dans la fonction publique sont moins monarchiques que celles du secteur privé, notre confiance en l’État pour gérer l’économie a ses limites. Certains secteurs stratégiques comme l’énergie, les services publics et la sécurité doivent rester entre ses mains, mais nous voyons mal l’intérêt de passer des rois-entrepreneurs aux rois-technocrates. Un Louis Gallois à la tête de chaque entreprise ? Non merci ! Des énarques pour nous apprendre comment travailler ? Peut-être pas. À la tête du secteur public, les hauts-fonctionnaires savent eux aussi être des souverains sans pitié. Le secteur public compte ainsi une part nettement plus importante de contrats précaires que le privé, car l’État s’arroge visiblement des dérogations morales vis-à-vis du droit du travail. Enfin, les expériences historiques en la matière nous laissent plus que sceptiques.

Plutôt que de réguler ou de moraliser le capitalisme financier, de le remettre dans les mains de papas entrepreneurs bienveillants ou de jeunes héritiers fringants de grandes familles, ou encore de le confier à un État omnipotent et rempli de hauts fonctionnaires formatés et pantouflards, nous pensons quant à nous à sa pure et simple liquidation.

Comment faire ?

Il s’agit simplement de faire en sorte que le capital d’une entreprise soit confié aux seuls qui sont personnellement liés à son destin, qui sont sur place et ont une connaissance du travail, qui ont une logique basée sur la proximité et l’expérience : les travailleurs. Car il ne faut pas s’étonner que notre économie aille mal, ne fasse rien d’éthique, d’écologique ou de qualitatif durable tant qu’on laissera à sa tête des patrons trop riches ou des fonds d’investissements basés dans un autre monde, pas tant géographique que social.

Alors bien entendu, une entreprise dont le capital est détenu par ses membres, et dont les décisions sont prises également par eux, doit adopter un fonctionnement particulier. Ce fonctionnement existe déjà. Nous n’inventons donc rien. Il s’agit des Sociétés Coopératives et Participatives (anciennement SCOP : Sociétés Coopératives Ouvrières de Productions). La France en comptait plus de 2000 en 2013, pour un total de 46 000 salariés. Les sociétés coopératives varient dans leurs modalités de fonctionnement mais il existe plusieurs constantes :

– Au moins 51 % du capital de l’entreprise est détenu par ceux qui travaillent dans l’entreprise.

– À une fréquence régulière, des assemblées générales de tous les salariés fixent la politique économique et sociale de l’entreprise, répartissent les tâches entre les membres, contrôlent le fonctionnement de l’entreprise.

– La répartition des bénéfices est effectuée selon des critères de justice et de pérennité de l’entreprise, interdisant de fait la spéculation.

– On devient membre de la coopérative après en moyenne deux ans de salariat standard.

L’extension d’un tel modèle à l’ensemble de l’économie parviendrait selon nous à résoudre, au moins partiellement, plusieurs contradictions que porte la poussiéreuse économie capitaliste.

Les considérations sociales n’ont aucune place, l’argent n’a pas de scrupule. Il en irait différemment d’entreprises où les décisions sont prises collectivement, au sein d’environnements où chacun peut se connaître et se parler. Certes, des salariés financièrement liés au destin de l’entreprise seraient intéressés, mais ils seraient aussi sensibles au sort de leurs semblables. De plus, la confrontation de points de vue permettrait selon nous des décisions plus justes et plus respectueuses de la personne humaine que des calculs de rendements sur PowerPoint, réalisés dans une tour de verre.

Les considérations locales n’ont aucune place dans une économie où le capital est mondialisé. Cela ne pose aucun problème au 1 % le plus riche du monde de laisser crever une région du monde. Faisant jouer la concurrence entre les territoires, ils se vendent aux plus offrants : une zone franche par-ci, des salariés sans droit du travail par-là. Il en irait différemment si le capital était localisé là où le travail se fait. Il ne serait plus possible de jouer la concurrence entre une région de Chine et une autre de France si localement les entreprises y sont possédées par leurs salariés. Une entreprise locale aurait tout intérêt à se fournir dans une autre entreprise locale, même si les prix y sont plus élevés, car ses salariés-actionnaires savent qu’à la longue ils auraient tout à perdre d’un effondrement économique régional ou national.

Les considérations éthiques et écologiques n’ont aucune place dans une entreprise dont le but ultime est de fournir 15 % de bénéfice annuel à ses actionnaires. Des citoyens ont beau s’acharner pour « interpeller » Danone ou McDonald’s pour qu’ils ne torturent pas d’animaux ou qu’ils n’importent pas des matières premières de l’autre bout de la planète en saturant notre ciel de CO2, ils ne le feront que si cela n’affecte pas significativement leur taux de rendement, c’est-à-dire qu’ils ne le feront qu’à la marge (profitant au passage de l’impact marketing de telles décisions). Il en irait différemment dans une entreprise où les travailleurs, proches de leur outil de travail, peuvent délibérer et où la spéculation n’est pas autorisée, ne donnant pas d’impératifs financiers démesurés à atteindre au mépris de tout le reste.

Et ce n’est là qu’un aperçu des nombreux effets positifs de l’entreprise coopérative sur notre économie, auquel notre commission a pensé. Malheureusement, la mise en œuvre d’une telle réforme de notre économie se heurte à un obstacle de taille : la présence dans notre pays et dans le monde de puissants freins au changement.

CONCLUSION : QUI BLOQUE L’ECONOMIE ?

Le 5 mars 2014, le groupe UPM, une multinationale cotée en bourse spécialisée dans l’exploitation et la transformation du bois, a refusé l’offre de reprise d’une de ses papeteries à Docelles (Vosges). Les 85 salariés émetteurs de l’offre avaient réussi à rassembler auprès des banques et avec leur prime de licenciement près de 3 millions d’euros (ça c’est ce qu’on peut appeler un risque). Leur plan prévoyait le rétablissement des 160 emplois supprimés par la fermeture de l’usine, la constitution d’une société coopérative et le maintien des 240 autres emplois que le maire de Docelles estimait voir disparaître avec la papeterie, en activité depuis 1452. Depuis, l’usine a fermé.

Pourquoi UPM a-t-elle refusé la reprise à un prix qu’elle n’avait cessé de faire monter (le faisant passer de 10 millions au début des négociations à 15 millions d’euros) et qui était jugé surévalué par les salariés ? Peut-être parce qu’elle préférait une usine fermée qu’une concurrence qui nuirait à ses bénéfices. Un capitaliste cohérent peut préférer la mort à la vie si son intérêt le réclame.

« Elle est belle non ? » faisait remarquer, à propos d’une machine, un salarié dans un article du Monde daté de janvier 2015 (des mois après l’échec des négociations). « On n’y est pas pour rien ». Cette phrase à elle seule met en valeur la supériorité économique du modèle coopératif : des salariés qui aiment leur outil de travail, qui le connaissent, et qui donc y sont pour quelque chose, et seraient donc de droit propriétaires de cet outil.

Pourquoi un modèle aussi intéressant ne triomphe-t-il pas ? Parce que des groupes puissants, dans la société, s’opposent constamment à son émergence.

Les responsables politiques, qui sont doués pour s’épancher sur « la fin de l’industrie française », mais qui ne prennent aucune mesure pour agir sur les causes d’une telle situation. Peut-être parce que tous (du FN au PS) ont plus d’affinités et de rapports d’intérêt avec le patronat qu’avec les travailleurs : ils fréquentent des notables plutôt que des ouvriers, ils ont fait les mêmes écoles que les dirigeants plutôt que les salariés, ils sont intégrés dans des réseaux de puissants.

Les médias, qui répètent le « il n’y a pas d’alternative » et ne réservent leurs reportages larmoyants, comme Le Monde, que 6 mois après la fermeture des usines. Peut-être parce que l’écrasante majorité d’entre eux sont détenus par des grands groupes industriels, de Libération au Figaro en passant par Le Monde et BFM TV. Et que la « liberté d’expression » qu’ils prônent en ce moment n’est accessible que pour ceux qui en ont les moyens.

Les banques, qui ne soutiennent que très rarement les projets de coopératives pour des raisons idéologiques, camouflées en raisons économiques. Ce fut le problème des ouvrières de l’atelier de lingerie Lejaby, reprise en coopérative au moment de sa liquidation en 2012, puis asphyxiée par les banques en juin 2013 et contraintes de déposer le bilan alors que les carnets de commande étaient pleins. Une fois que tout était terminé et selon la règle de la presse consistant à ne parler que des succès du capitalisme et des échecs de l’économie coopérative, dans un article nécrologique dans Le Point, la responsable élue de la coopérative exprimait sa colère contre les banques « plus fortes que la République ». Mais surtout contre la Banque publique d’investissement, autrement dit la banque d’État censée rééquilibrer l’économie française, et qui en réalité possède une clause qui exclut les entreprises qui ont peu de fonds propres, ce qui est le cas des coopératives qui interdisent la constitution de capitaux extérieurs. Une clause qui institutionnalise le fameux « on ne prête qu’aux riches », et qui empêche tout un secteur d’émerger, sans motif économique réel.

Banques, médias et politiques sont trois groupes qui ont pour point commun de chaque jour faire de l’entreprise capitaliste un modèle économique incontournable alors que chaque jour il montre son inefficacité. Il n’y a pas de hasard à cela. Banques, médias et politiques appartiennent directement ou indirectement (par financement ou par affinités de classe) à la minorité de riches qui n’a absolument aucun intérêt à ce qu’un modèle alternatif qui l’exclue de la vie économique émerge.

Le monopole de l’entreprise capitaliste sur notre économie n’est pas naturel. Il est chaque jour construit et entretenu. Et ce n’est pas sa grande qualité qui favorise ce monopole : notre rapport montre au contraire à quel point ce système d’Ancien Régime est boiteux. Ce n’est évidemment pas non plus sa justice sociale, tout le monde s’accorde là-dessus. Mais surtout, ce n’est pas le manque d’alternatives qui construit et entretient ce monopole : c’est la répression et la dissimulation de ces alternatives par des groupes qui, mondialement, nationalement et localement, travaillent activement, plus ou moins consciemment, à la prospérité de la petite minorité qui se nourrit des grandes contradictions de l’économie capitaliste. Comment faire pour surmonter de tels blocages, des groupes d’intérêt aussi puissants ?

Notre rapport ne peut que conclure sur cette préconisation : pour libérer l’économie française, il faut liquider le capitalisme et neutraliser ses défenseurs. Cela passe par du courage politique, de l’audace, et beaucoup de pédagogie. Dont acte.