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Lors de l’émission Touche Pas à Mon Poste du 10 novembre 2022, le célèbre animateur Cyril Hanouna s’est emporté contre le jeune député Louis Boyard avec une violence rarement atteinte, dans une émission pourtant habituée aux coups d’éclats. Que s’est-il passé ? 4 points pour comprendre.

1- La séquence : ce qu’il s’est passé

Le jeudi 10 novembre 2022, le député FI de 22 ans Louis Boyard était invité à l’émission Touche Pas à Mon Poste pour évoquer la question de l’accueil de 234 migrants qui se trouvaient sur un bateau (l’Ocean Viking).

Louis Boyard commence par rappeler que lorsque l’on s’intéresse aux questions migratoires, il faut analyser ses causes. Or “l’appauvrissement de l’Afrique” n’est pas une donnée naturelle, c’est l’effet d’une histoire coloniale qui se poursuit. Il rappelle donc, à juste titre, la déforestation au Cameroun par le milliardaire Bolloré ainsi que les projets de Total et de son patron Pouyanné en Ouganda


Mais voilà. Louis Boyard n’a même pas le temps de finir sa phrase, que les 3 syllabes de “Bolloré” parvenues aux oreilles de Hanouna déclenche chez lui une fureur rarement vue.
Celui-ci se met à insulter le député de tous les noms : “abruti”, “ferme ta gueule”, “t’es qui toi ? Arrête de te la raconter ! Si t’es député c’est grâce à nous”, “Tocard”, “T’es une merde”, “allez tais-toi !”…


Voir la séquence : 

A deux doigts d’en venir aux mains, l’animateur fait partir le député de l’émission en lui confisquant son micro et en lui hurlant “allez barre-toi !” : 

2- Qui est Vincent Bolloré ? Que fait-il en Afrique ? 

Mais qui est ce Vincent Bolloré qui fait qu’Hanouna serait prêt à quasiment frapper un député à heure de grande écoute en direct pour qu’on ne sache pas de quoi il est accusé ?

Vincent Bolloré est un milliardaire capitaliste français, 13ème fortune de France avec plus de 9 milliards d’euros. Après des études dans le XVIe arrondissement de Paris et au lycée Janson-de-Sailly, il devient, en 1973, à seulement 23 ans, directeur-adjoint de la Compagnie financière Edmond-de-Rothschild. 

Après diverses activités dans la finance et l’industrie, il démarre la construction de son “empire” en Afrique en rachetant des sociétés ayant fait fortune à l’époque de la colonisation (la Société Commerciale d’Affrètement et de Combustible en 1986, et la Société Anonyme de Gérance et d’Armement en 1997), ainsi qu’en profitant des privatisations imposées aux pays africains lui permettant d’obtenir les concessions d’infrastructures également issues de l’époque coloniale (comme la Société internationale de transport africain par rail en 1995 ou la compagnie ferroviaire du Cameroun en 1999).

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En 2008 toutes ces activités sont regroupées sous le nom de Bolloré Africa Logistics, “le premier réseau intégré de logistique en Afrique”. Concrètement, comme nous l’apprend Le Monde Diplomatique, le groupe exploite les matières premières africaines (cacao, coton…) et fait des contrats dans le domaine de la logistique pétrolière, minière et industrielle (avec Total en Angola, au Cameroun et au Congo, avec Areva pour l’uranium du Niger, pour les mines d’or au Burkina Faso etc.).  En 2009, il disposait sur le continent de 19 000 salariés, de 200 agences dans 43 pays et du contrôle d’installations stratégiques (ports, transports, plantations). 

De ce point de vue, Bolloré est une des incarnations les plus fortes de la “Françafrique”, terme défini par Issa N’Diaye, philosophe et ancien ministre malien, comme “une sorte de tutelle qui ne dit pas son nom et qui consiste à faire prévaloir les intérêts de la France, les intérêts des entreprises françaises, des multinationales françaises sur celui des populations africaines”, c’est-à-dire une persistance de structures et de politiques héritées de la période coloniale. 

3- Bolloré rachète les médias pour renforcer son influence, censurer et défendre ses intérêts 

Pour maintenir son influence, Bolloré copine avec la classe politique, mais ce n’est pas suffisant. C’est pourquoi il s’est également bâti un immense empire médiatique afin de s’assurer de pouvoir contrôler l’information, favoriser les idées et les mesures qui l’arrangent, censurer ceux qui le contrarient, propulser les carrières politiques des politiques qu’il soutient. 

Concrètement aujourd’hui, Vincent Bolloré est propriétaire de Vivendi, qui détient le Groupe Canal+, c’est-à-dire les chaînes de télé Canal+, C8 (la chaîne de Touche pas à mon Poste) et CNews. Vivendi est également propriétaire des magazines Capital, Harvard Business Review France, National Geographic, Gala, Voici, Télé Loisirs, Femme Actuelle (via Prisma Media). Toujours grâce à Vivendi, Vincent Bolloré est également actionnaire majoritaire de l’entreprise Lagardère qui détient le Journal du Dimanche, Europe1, Paris Match, RFM et Virgin Radio

L’avantage de Bolloré, c’est que, contrairement à d’autres, son contrôle de l’information n’a rien de subtil et s’est traduit par de nombreuses actions de censure et de coups de force idéologiques, d’ailleurs dénoncés par Reporters Sans Frontières. 

La mise au pas de Canal+ : Bolloré détruit toutes les émissions généralement considérées comme “de gauche”

En 2015, à peine arrivé à la tête de Canal+, Vincent Bolloré décide de s’attaquer à un programme culte de la chaîne, Les Guignols de l’Info (qui finira par s’arrêter complètement en 2018).  Comme le dévoilera Mediapart, Vincent Bolloré censurera aussi d’un simple coup de téléphone un documentaire consacré à la fraude fiscale et au Crédit Mutuel (Bolloré et le Crédit Mutuel ayant beaucoup d’intérêts communs). Puis, ce sera au tour de l’émission Le Zapping de disparaître, et au tour de son créateur d’être licencié après que le programme a repris des extraits d’une émission Compléments d’enquête (France 2) consacrée à Bolloré.

Le “Zapping” que Bolloré ne veut pas que voyez

CNews : Bolloré soutient Morandini accusé de “corruption de mineurs”, impose sa ligne de catholique d’extrême droite et donne un tremplin à Zemmour

À CNews, Bolloré a également donné le ton. Alors que le présentateur Jean-Marc Morandini est visé par des enquêtes pour “corruption de mineurs aggravée” et pour “harcèlement sexuel et travail clandestin”, en août 2016, le Groupe Canal+ annonce fièrement son arrivée sur ITélé (l’ancien nom de CNews). Cette nouvelle déclenche chez le personnel d’ITélé la plus grande grève jamais enregistrée en France dans un média audiovisuel privé, avec plus d’un mois de grève. La direction refuse de plier, si bien que les trois quarts de la rédaction décident de démissionner (94 journalistes sur 120). Morandini sera tout de même maintenu, et continue encore aujourd’hui d’officier quotidiennement sur la chaîne avec le Morandini Live

En 2014, dans un journal italien, à la question de savoir s’il suggérait de déporter par avions et bateaux les cinq millions de musulmans français, Eric Zemmour avait répondu : « c’est irréaliste mais l’histoire est surprenante ». A la suite de cela, le chroniqueur d’extrême droite avait perdu sa place dans de nombreuses émissions, y compris dans Ca se dispute sur ITélé (pas encore contrôlée par Bolloré). Mais en 2019, Vincent Bolloré décide de redonner de l’audience à Zemmour afin de lui permettre de déverser son idéologie : ce dernier rejoint l’émission Face à l’Info animée par Christine Kelly, ce qui lui permettra de regagner en notoriété jusqu’à l’annonce de sa candidature à l’élection présidentielle en 2021. 

Christine Kelly, protestante évangéliste, est d’ailleurs une des manifestations de la ligne chrétienne intégriste que Bolloré tente de donner à sa chaîne en lien avec ses propres convictions catholiques traditionalistes. Cette tendance est également visible avec des émissions ayant pour thèmes des intitulés comme “Combat contre le mal : Qui est l’antéchrist ?”, “Anges et démons : le vrai combat ?” ou encore “Une guerre civile au Paradis ?”, présentées exactement de la même manière que les émissions d’information.

L’arrivée de Bolloré à CNews est également marquée par le début d’une autre émission paillasson de la bourgeoise d’extrême droite, L’Heure des Pros, animée par le journaliste sportif Pascal Praud, avec des invités et chroniqueurs essentiellement de droite dure ou d’extrême droite comme Ivan Rioufol, Elisabeth Lévy, Charlotte d’Ornellas, Jean Messiha, Eugenie Bastié, Gilles-William Goldnadel ou Paul Melun. 
L’heure des pros sera parodiée par les comédiens de l’ancienne équipe d’Action Discrète, (autre émission culte disparue de Canal+), dont Sébastien Thoen. Ce dernier est licencié de Canal+ quelques jours après. Stéphane Guy, commentateur phare du foot et employé de la chaîne depuis 23 ans, saluera amicalement ce dernier. Il apprendra lui aussi son licenciement pour “déloyauté”

La parodie de l’Heure des Pros que Bolloré ne veut pas que vous regardiez

Radios, maisons d’édition… le pouvoir de Bolloré ne se limite pas à la télé

La censure Bolloré ne touche pas que les chaînes de télé : on retrouve les mêmes phénomènes à Europe 1 avec l’imposition au service politique d’un journaliste issu de Valeurs Actuelles, magazine condamné pour injure raciste, ou dans l’édition avec la suspension d’un livre co-écrit par Guillaume Meurice qui contenait quelques blagues sur le milliardaire (celui-ci étant également propriétaire de la maison d’édition).  

Bolloré ne possède pas que la chaîne d' Hanouna mais aussi des maisons d'éditions
Les (fausses) excuses de Guillaume Meurice dans Siné Mensuel

Pourquoi Bolloré est moins macroniste que la moyenne des milliardaires et penche plutôt pour l’extrême droite ?

On le voit, l’influence médiatique de Bolloré n’est pas anecdotique mais absolument centrale dans la promotion des idées d’extrême droite et dans la protection des intérêts du capital. 

De ce point de vue Bolloré, incarne et défend les intérêts et les idées d’une fraction particulière des capitalistes : celles de la haute bourgeoisie catholique, industrielle et coloniale

Si les médias cités au-dessus sont parfois critiques du macronisme, c’est donc toujours par sa droite – car il est vrai que parmi les milliardaires français, qui sont plutôt de fervents soutiens de Macron, Bolloré fait partie des moins enthousiastes.

Cela s’explique à la fois par les convictions d’extrême droite de Bolloré mais surtout par des rivalités internes aux capitalistes.
Dans L’Emprise, le journaliste d’investigation Marc Endeweld explique la rancune de Bolloré vis-à-vis de Macron par le fait que celui-ci ne le soutiendrait que mollement dans ses entreprises néocoloniales en Afrique, la politique du gouvernement favorisant plutôt le groupe MSC (Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, fait partie de la famille Apone qui détient MSC). 

4- Pourquoi Hanouna est-il devenu fou ?

Le rachat de D8 (devenue ensuite C8) par Bolloré a marqué la prise du pouvoir d’Hanouna sur la chaîne, toute sa santé économique reposant sur l’émission Touche pas à mon poste, une des plus populaires de France. 

Autrement dit, Hanouna a beau être un patron millionnaire (ce qui ne l’empêchait pas de déclarer, en 2013, qu’avec ses – au moins – 25 000 euros mensuels, à la fin du mois il ne lui restait pas grand-chose…), être connu pour tyranniser ses salariés, être tout puissant sur C8, celui-ci sait aussi qu’il a un maître à qui il doit tout : Bolloré. 

Il faut dire que Louis Boyard a fait quelque chose de très rare à la télévision : il a violé plusieurs des règles implicites fondamentales de l’invitation à un débat sur un plateau de télévision.

Hanouna a également vu le système de terreur mis en place par Bolloré, capable de sacrifier les audiences d’une chaîne (Canal+) par simple caprice politique, de licencier n’importe quelle star de télé d’un simple coup de téléphone, de supprimer une émission du jour au lendemain. Bref, s’il sait qu’aucune instance (Arcom, etc.) et qu’aucun politique ne peut réellement lui nuire, il a néanmoins bien conscience que la moindre complaisance vis-à-vis d’une critique du chef pourrait tout lui coûter. D’où la peur complètement panique, physique, cette rage, à la seule énonciation du nom de Bolloré de la part de Louis Boyard. D’où cette volonté de surtout ne pas lui laisser finir sa phrase et de lui faire quitter le plateau au plus vite. 

Il faut dire que Louis Boyard a fait quelque chose de très rare à la télévision : il a violé plusieurs des règles implicites fondamentales de l’invitation à un débat sur un plateau de télévision. A savoir : ne jamais évoquer qui possède la chaîne qui nous invite, pour quels intérêts et pour quel milliardaire travaillent les animateurs de l’émission, ne jamais parler des activités en Afrique des capitalistes français. 

Hanouna, via une technique de corruption classique, a bien tenté de rappeler à Louis Boyard qu’il avait été lui-même chroniqueur par le passé et que cela devrait lui interdire de parler de son ancien employeur, qu’ils seraient, au fond, tous dans le même bateau. Ce dernier ne s’est pas laissé démonter, achevant de rendre furieux le présentateur. Hanouna, les yeux exorbités, se plaçant à quelques centimètres de son visage, lui disant littéralement,  “moi je ne crache pas dans la main qui me nourrit, et toi tu ne devrais pas cracher dans la main qui t’a nourrit”(à partir de 7’10 dans cet extrait). Comme ça c’est clair. 

Le sujet qu’évoquait Louis Boyard est la déforestation du Cameroun faite par Bolloré et les poursuites dont le milliardaire est la cible.  Dans le milieu des années 1980, celui-ci avait acquis des entreprises d’exploitation forestière, dont la Société industrielle des bois africains (Sibaf), afin d’alimenter le marché européen. La Sibaf fut épinglée par WWF pour son action nocive pour l’écosystème et les populations locales, et par Greenpeace pour ses pratiques illégales

Les activités de Bolloré au Cameroun intéressent la justice régulièrement. En octobre 2020, le Parquet National Financier avait ouvert une enquête sur les conditions d’octroi d’un contrat de concession. Un juge d’instruction camerounais a enquêté pour « fabrication et suppression de preuves, faux témoignages et fausses nouvelles » commises par Camrail (la compagnie du rail camerounaise détenue par Bolloré). De son côté, toujours selon Le Monde Diplomatique, le Port de Douala avait accusé Douala International Terminal, une autre filiale de Bolloré, de détournements de fonds publics

Moi je ne moi je ne crache pas dans la main qui me nourrit !”

Cyril Hanouna défendant son patron par tous les moyens

Bolloré semble détester que ses activités au Cameroun soient évoquées dans la presse : il avait intenté un procès contre Mediapart à propos d’un article intitulé “Comment le groupe Bolloré a ruiné deux entrepreneurs camerounais” mais l’a heureusement perdu le mois dernier. 

Le flot d’injures déversé sur un député de gauche de 22 ans par un millionnaire surexcité ne pourrait être qu’un énième clash au sein d’une émission de divertissement entièrement pensée autour du buzz. Toutefois, elle est extrêmement révélatrice des liens entre le grand capital et les médias de masse, sur la censure directe qu’exerce la bourgeoisie pour falsifier notre compréhension du monde et du pouvoir de cette dernière. 
Dans la télé du capital, on peut tout faire (mettre des nouilles dans le slip d’un invité, agresser sexuellement des femmes sur le plateau…), on peut tout dire, des horreurs racistes pendant 3 heures durant, des horreurs homophobes, tout sauf l’essentiel : qui contrôle l’émission et dans quel but ? 


Rob Grams


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