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Depuis le 1er mars 2020, 275 plans sociaux (PSE) visant la suppression de 43 343 postes ont été lancés en France d’après la DARES. C’est presque trois fois plus que sur la même période en 2019. Alors que certaines grandes entreprises annoncent de très gros PSE (à l’image d’Airbus, d’Air France, de TUI France, de Renault, de Nokia, etc.), la majorité d’entre eux se déroulent dans leurs filiales ainsi que chez leurs sous-traitants qui voient leurs contrats commerciaux rompus, suspendus ou encore renégociés à la baisse. Cela, sans oublier les nombreux plans de licenciements de moins de dix salariés, ne rentrant légalement pas dans le cadre des Plans de Sauvegarde de l’Emploi : depuis le 1er mars 2020, on dénombre 2 023 procédures de « petits » licenciements collectifs. Sans oublier non plus les centaines de milliers d’intérimaires, dont l’emploi n’a pas été reconduit. Entre le 1er janvier et le 1er mai 2020, l’emploi intérimaire a chuté de plus d’un tiers en France (-37%), soit environ 291 000 postes en moins. Dix ans après le grand bond en arrière de 2008, la France revit la même catastrophe, sans qu’aucune leçon n’ait été tirée entre temps.

Le commentaire médiatique et politique de ce qui va contribuer à une augmentation massive du chômage est résignée et fataliste. Face à “la crise”, ce serait finalement une conséquence logique, bien que dramatique. “La rentrée sera très difficile”, a prévenu Macron en juillet, alors même que la situation était d’ores et déjà particulièrement difficile.

Ce fatalisme se diffuse jusque dans les rangs d’un grand nombre de salariés, et même de certaines organisations syndicales, qui face à un manque de perspectives politiques alternatives, ont renoncé à combattre le principe même des licenciements et consacrent l’essentiel de leur énergie à obtenir les meilleures (souvent les moins pires) conditions de départ pour les salariés. Dans ce cadre, l’abandon de l’entreprise comme objet politique et de lutte de la part des principales forces politiques de gauche, y est pour beaucoup ! On le voit d’ailleurs aujourd’hui : ces dernières ont largement abandonné la critique des plans sociaux en tant que tels en dehors de quelques cas emblématique (la production de masques et de bouteilles d’oxygène). Pourtant, les choses pourraient se passer autrement. 

1. Les crises, inhérentes au capitalisme, s’accélèrent avec sa financiarisation

Si l’on respecte l’esprit du code du travail, un plan social (PSE) ne se justifie que dans la mesure où l’entreprise identifie un motif économique (difficultés, perte de compétitivité, introduction d’une nouvelle technologie) et que la réorganisation qu’elle vise pour régler le “problème” se traduit par des suppressions de postes, et donc des licenciements.

La première chose à bien comprendre est que la notion même de “difficulté économique” n’a rien de naturelle. Celle-ci est particulièrement inhérente au capitalisme, à cette organisation de la production sous l’égide du pouvoir du capital, qui organise une concurrence coupe-gorge systématique et toujours plus forte entre entreprises afin de soutirer toujours plus de profit.  

Par ailleurs, la financiarisation du capitalisme a accéléré sa propension à rencontrer des difficultés économiques. Contrairement à sa version industrielle, le capitalisme contemporain vise la rente à court terme et propulse à la tête des grandes entreprises des dirigeants capables de traduire ce désir de rente en plans d’action opérationnels. Un grand nombre d’entreprises est ainsi aujourd’hui piloté par des personnes ne connaissant pas les secteurs d’activité, les évolutions de marché, l’état de développement des nouvelles recherches technologiques en cours, bref, de tous les facteurs pouvant conduire à mettre les entreprises en difficultés à moyen et long terme.  

Enfin, les entreprises, une fois la difficulté avérée, préfèreront sauvegarder leurs marges plutôt que l’emploi. Et c’est une loi aussi importante que celle de la chute des corps.

2. On peut faire passer les emplois avant les dividendes

Les entreprises, une fois la difficulté avérée, préfèrent souvent sauvegarder leurs marges plutôt que l’emploi. Car difficultés ne signifient pas faillites. Les grands groupes ainsi que leurs filiales ont engrangé généralement suffisamment de profit lorsque tout allait bien pour pouvoir financer des baisses d’activité en cas de crise, sans supprimer d’emplois.

Et cela pour peu qu’une partie de ce profit soit encore dans les caisses de l’entreprise, et n’ait pas été versé en dividendes aux actionnaires évidemment. Car la responsabilité des entreprises passe notamment par la constitution d’une trésorerie, ce qui revient à garder le profit dans l’entreprise et non à le verser aux actionnaires, précisément pour pouvoir supporter une hypothétique baisse future d’activité (même liée à des facteurs aussi peu anticipable que le Covid-19), sans supprimer d’emplois. 

Prenons l’exemple aujourd’hui d’une grosse PME de la filière aéronautique : tout le monde s’accordera pour dire que la filière est actuellement dans une situation économique dégradée, caractérisée par l’arrêt (ou presque) des nouvelles commandes de la part d’Airbus, de Boeing, etc. Cependant, cette même filiale a pour l’heure un carnet de commande qui, bien que ne progressant pas, a été constitué avant crise lui permettant d’avoir de la trésorerie. Cette même entreprise sera donc en capacité de financer ses emplois et ses compétences encore pendant plusieurs années. Encore davantage même si les centaines de millions d’euros de dividendes versés à son actionnaire lors des années passées étaient restés sur son compte en banque.

Ce temps-là pourrait alors être utilisé par l’entreprise et ses salariés pour rechercher des alternatives aux licenciements (diversification d’activité, départs en retraites, activité partielle, négociation avec les banques, avec l’Etat et les collectivités, etc.). Evidemment, pour cela, il faudrait que les actionnaires de cette entreprise, en l’occurrence un groupe américain, acceptent de privilégier l’emploi à l’argent…

3. Même les petites et moyennes entreprises pourraient faire autrement que de licencier 

On pourrait rétorquer que certaines petites entreprises vont vraiment mal. Certes. Mais ces petites (et moyennes) entreprises sont généralement pressurisées par les plus grosses entreprises, qui sont soit leurs maisons-mères, soit leurs donneurs d’ordre. Nous voyons se développer des comportements de chantage de la part des gros donneurs d’ordres qui somment leurs prestataires, souvent des TPE/PME, de faire des économies tout azimut pour les leur rétrocéder afin d’accroître leurs profits. Ainsi, ici encore, les plans sociaux qui seraient enclenchés dans ces petites et moyennes entreprises découlent alors de l’emprise du pouvoir du capital sur l’économie.

Par ailleurs, ces petites et moyennes entreprises sont peu suivies par les banques, autre expression de l’emprise capitaliste : alors qu’avant la crise un tiers des PME et près de la moitié des TPE se voyaient refuser un crédit de la part de leur banque, la mise en place des prêts garantis par l’Etat (PGE), censés inciter les banques à prêter aux entreprises, se solde aujourd’hui par un taux de refus toujours très élevé, de l’ordre de 52% pour les TPE (https://www.dynamique-mag.com/article/banques-jouent-role-pge.22510). Enfin, le Comité de crise sur les délais de paiement note des allongements de délais inquiétants, venant ainsi démultiplier les risques pesant sur la trésorerie des petites et moyennes entreprises. La folle course au profit est décidément une source totale d’inefficacité.

En règle générale, les PSE ne sont rien d’autre qu’un véhicule juridique permettant de justifier des plans d’économies permettant d’accroître le profit, et non pour répondre à d’hypothétiques problèmes économiques. Les termes du débat se précisent alors : les PSE deviennent une nécessité lorsque les entreprises sont détenues et pilotées par les forces de l’argent. D’où l’urgence de sortir de ce schéma.     

4. Le gouvernement et l’administration ne font rien contre les licenciements, au contraire 

Pour beaucoup d’entre elles, les entreprises qui annoncent aujourd’hui des suppressions massives d’emplois sont par ailleurs les mêmes qui ont bénéficié des mesures d’activité partielle, de report de cotisations sociales, de prêts bancaires garantis par l’Etat, etc… En refusant de les conditionner au maintien des emplois, ces aides deviennent purement et simplement des primes publiques à la casse sociale. Pire, le plan de soutien à l’aéronautique présenté début juin par le gouvernement indique explicitement que toute aide publique sera conditionnée à des mesures d’augmentation de productivité et de “compétitivité coût” des entreprises, donc l’inverse de mesures en faveur de l’emploi et des salaires. 

Les aides publiques sans condition, ça donne ça.

De la même manière, rappelons que les PSE doivent être validés par l’administration du travail avant de pouvoir être mis en œuvre par les directions d’entreprises. En d’autres termes, les plus de 43 000 licenciements d’ores-et-déjà prononcés en France l’ont été avec l’aval de l’administration. Il en va de même pour les accords de performances collectives et les ruptures conventionnelles collectives, fossoyeurs d’emplois, dont la généalogie revient directement à Emmanuel Macron. La crise sanitaire, qui n’aurait pu être que passagère, se transforme chaque jour un peu plus en crise économique systémique à cause du comportement irresponsable des entreprises et du gouvernement. Et plus les entreprises licencient et précarisent, plus la crise s’approfondit. 

5. Comment empêcher la multiplication des licenciements ?

Alors même que la menace de la Covid-19 est loin d’être écartée, cette folle course à la préservation du profit au détriment de tout le reste à laquelle nous assistons aujourd’hui nous laisse entrevoir ce qui nous attend demain si rien ne vient contraindre les entreprises à garantir l’emploi, les salaires et les compétences. C’est donc au pouvoir du capital qu’il faut s’attaquer rapidement, son pouvoir de choix de gestion et de financement. La situation explosive actuelle en appelle à des mesures d’urgence pour stopper l’hémorragie :     

  • Conditionner le moindre euro d’aide publique versé à une entreprise au maintien des emplois, des salaires et des compétences.
  • Aller chercher l’argent où il se trouve, dans les entreprises et les banques, via la création d’une nouvelle cotisation sociale à taux variable, assise sur la valeur ajoutée, selon des critères qui feraient davantage contribuer les grandes entreprises et les banques. Ces cotisations alimenteraient une nouvelle caisse, gérée de manière décentralisée par des représentants de salariés. Cette caisse pourra par ailleurs s’endetter auprès de la caisse des dépôts, à des taux bonifiés le cas échéant. Elle prêtera à son tour aux entreprises, sous condition qu’elles maintiennent les emplois, qu’elles paient leurs fournisseurs en temps et en heure, etc.
  • Redéfinir le rôle et les compétences de l’administration du travail qui s’occupent de valider ou non les plans sociaux : Il faut leur donner les moyens humains, les compétences et surtout les consignes d’empêcher la mise en œuvre de ces PSE dans la période actuelle. Elle doit avoir un droit de regard sur les raisons économiques présidant aux décisions de mise en place des PSE, ainsi que sur leurs conséquences sociales et territoriales, et non sur le seul respect des seules procédures. Elle doit également pouvoir valider des contre-propositions formulées par les salariés et leurs représentants, avec la possibilité pour ces derniers d’avoir un accès prioritaire aux prêts de la nouvelle caisse, à taux d’intérêts nuls ou négatifs.   

Il s’agit là de mesures d’urgence, de revendications permettant de stopper la fuite en avant actuelle. Mais les mécanismes que nous avons décrit doivent avant tout nous faire poser la question suivante : que vaut un système économique qui, à intervalle régulier, met au chômage des centaines de milliers de gens au mépris de leur dignité, de leurs savoir-faire et de leur contribution centrale dans le fonctionnement du système ? Ce système instable, à la gestion puérile et irresponsable, ne mérite clairement pas les milliards qu’on lui offre pour le maintenir en vie.


Tibor Sarcey