Le travail est parasité par un ensemble de grands mythes politiques, médiatiques et managériaux qui rendent difficile la discussion sur ce sujet. Du périodique débat “pour ou contre la valeur travail” aux affirmations selon lequel l’effort paye et le mérite libère, ces mythes nous empêchent de remettre en question l’ordre établi et parasitent notre réflexion pour travailler différent, selon d’autres fins et avec d’autres moyens. Pour cette nouvelle série de chroniques, on revient sur ces mythes qui pèsent, au quotidien, sur notre travail, et viennent légitimer son aliénation. Cette semaine, on parle du présentéisme : la tendance qui consiste à travailler toujours plus – ou à mettre en scène le fait de travailler toujours plus. Pourquoi cette injonction ?
Le travail qui paye est largement une imposture – les dividendes des actionnaires du CAC 40 et le niveau des salaires nous le montrent chaque année – et pourtant nous sommes matraqués par les représentations des conséquences positives du travail acharné et surtout de ses bénéfices intrinsèques. La plupart des séries télévisées à succès mettent en scène des personnages qui sont accablés de travail, mais qui en tirent une certaine fierté et une joie. Pendant des dizaines de saisons interminables, Grey’s Anatomy a mis en scène l’univers impitoyable du monde hospitalier avec comme ressort dramatique principal, outre les habituelles péripéties amoureuses et sexuelles des protagonistes, la course à la réussite professionnelle. Travail de nuit, semaines à rallonge, stress chronique… rien n’est épargné aux internes en médecine des premières saisons.
On retrouve la même apologie du « workaholism » (ou addiction au travail) dans la série Suits ou encore How to get away with murder, qui mettent en scène la vie chargée de brillants avocats. La morale reste peu ou prou la même : non seulement le surtravail permet la réussite professionnelle, mais en plus elle est admirable en elle-même. Ces séries glamourisent particulièrement le travail de soirée et le travail de nuit. A la lueur des lampes de bureau, les personnages s’assomment de travail et se finissent au whisky sans que cela n’abîme en rien, dans les épisodes suivants, leur apparence.
La glamourisation du travail de nuit
Pourtant, le travail de nuit, qui s’est considérablement développé ces trente dernières années (il y a deux fois plus de travailleurs de nuit en France que dans les années 1990), n’a absolument rien de glamour. Depuis une étude exhaustive de l’ANSES en 2016, on sait qu’il favorise l’obésité, les troubles cardiovasculaires et dérègle complètement le sommeil. Les professions prestigieuses mises en scène à la télévision ne sont pas les plus exposées au travail nocturne. On trouve du travail de nuit dans la logistique, le transport, l’agroalimentaire, le médico-social, le nettoyage… dans ces secteurs, les horaires dits « atypiques » sont contraints et non le résultat d’une volonté individuelle d’implication acharnée dans le travail.
Il y a quelques années, j’ai mené une expertise sur les conditions de travail d’un groupe d’ouvriers de la logistique qui travaillaient toute l’année de nuit ou de soirée. La plupart étaient en très mauvaise santé, souffrant de troubles digestifs notamment et leur vie en dehors du travail était complètement bouleversée par leurs horaires. Ainsi, même lors de congés de deux ou trois semaines d’affilée, la plupart n’arrivaient plus à s’endormir à des horaires communs à leurs proches… Pourtant, ils s’accrochaient au travail nocturne en raison du complément de salaire qu’il leur offrait, dans un secteur où la rémunération au SMIC est la norme. Cette compensation va être de moins en moins répandue puisque les socialistes (loi El Khomri de 2016) et les macronistes (ordonnances Pénicaud de 2017) ont permis aux entreprises de déroger, par négociation locale, aux normes du Code du travail en matière de travail de nuit…
Les représentations télévisuelles du travail évacuent donc tout effet sanitaire du travail de soirée. La mise en scène glamour de ces horaires participe du mythe du travail qui paye et esthétise l’implication acharnée et pour le moins irrationnelle de subordonnés à leur propre exploitation. Le mythe bourgeois du travail est donc parvenu à imposer l’idée d’une morale du travail qui implique le dépassement des horaires convenus de façon contractuelle. Le respect des horaires est le plus souvent perçu comme l’expression d’une mesquinerie bureaucratique, d’un excès de zèle envers les règles et d’une absence d’implication dans son travail. Ce que l’employeur d’une amie appelle « une mentalité de salarié » (pourtant logique, venant de… salariés).
Pour éviter d’être associé à ce genre de comportement, il est recommandé de s’adonner à une série de pratiques de mise en scène de soi au travail. La mise en scène est plus importante à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie. Il faut performer son rôle, pas toujours clair d’ailleurs, quand on est manager. Les chefs détestent le télétravail car il les empêche de performer leur rôle, en l’absence de public. Qu’importe si leurs subordonnées travaillent en réalité mieux à distance, ce qui compte, c’est le respect des rituels qui prouvent qu’ils sont chefs. Un collègue enseignant précaire à l’université publique, devenu cadre dans le secteur privé, m’avait donné une description assez juste de la mise en scène présentéiste de soi. Surpris des mœurs en vigueur dans le monde du travail, il m’avait raconté avoir trouvé le « secret » pour avoir la paix et rassurer ses supérieurs hiérarchiques : soupirer de fatigue, dire à haute voix « ça, c’est fait », poser bruyamment des masses de dossiers papiers, avoir des conversations téléphoniques à voix haute… Il ne s’agit pas tant de travailler mais de montrer que l’on travaille. Cette pratique est tellement acceptée et valorisée comme telle (sans recul critique sur sa pertinence) que dans le vocabulaire managérial de la dernière décennie on appelle cela le « savoir-être ». Le savoir-être devient, dans les modes d’évaluation qui se multiplient dans toutes les entreprises, autant voire plus important que le « savoir-faire ». On n’est plus tant jugé sur le résultat de son travail que sur sa façon de le mettre en scène.
Ainsi, dans cette entreprise de la grande distribution, le nouveau mode d’évaluation que l’on m’a demandé d’expertiser, pour le compte du CSE, il y a deux ans, consistait à changer de paradigme d’évaluation des commerciaux et des « promoteurs de vente », ce personnel chargé de se rendre dans les hypermarchés à 4h du matin pour afficher promotions, réductions, vente par là et panonceaux publicitaires. Le siège de l’entreprise avait décrété, sur la base de nouvelles théories managériales on ne peut plus fumeuses, qu’il fallait sortir d’une évaluation jugée trop « quantitative » – basée sur le chiffre d’affaires de leurs produits dans le secteur assigné à chaque salarié – pour passer à du « qualitatif » : prendre en compte l’attitude des « collaborateurs », leur « mentalité » (ils disent « mindset ») et par conséquent leur « savoir-être ». Concrètement et après enquête sur les attentes réelles des managers, il s’agissait d’évaluer l’enthousiasme des salariés, et notamment leur capacité à surtravailler.
La prise en compte du savoir-être dans l’évaluation, et donc la promotion, des salariés, n’a absolument rien à voir avec leur productivité réelle ou ce qu’ils apportent à l’entreprise. Il s’agit bien de prendre en compte la loyauté, le zèle voire le larbinisme plutôt que les compétences à agir dans le champ prévu par le contrat de travail. Cela produit des attitudes intériorisées particulièrement navrantes, telle que le fameux « alors, tu as pris ton après-midi ? » lancé à quelqu’un qui quitterait son travail à une heure raisonnable (17h ou 18h). Cela produit des comportements particulièrement absurdes du point de vue du travail lui-même. Ainsi se multiplient le cas des travailleurs qui restent « pour rester », c’est-à-dire de façon indépendante voire antagoniste avec le travail demandé.
La loyauté plutôt que la compétence
J’ai assisté à une version particulièrement aboutie de cette mise en scène zélée lors de mon expérience de deux années comme collaborateur parlementaire à l’Assemblée Nationale. Dans cette vénérable institution, les collaborateurs sont corvéables à merci mais la plupart consentent pleinement à cette situation. En effet, en se faisant bien voir, ce poste pénible peut être la première marche de l’accès à un poste d’élu et à la politique professionnelle à vie, comme l’ont fait la plupart des gens qui dominent la scène politique actuelle, à droite comme à gauche. Il n’y a donc rien d’absurde à leur excès de zèle. Lorsque l’on travaille à l’Assemblée, on assiste, à partir de 17h, à un phénomène particulièrement frappant : les collaboratrices et collaborateurs particulièrement appliqués et méthodiques commencent à quitter les bureaux pour rentrer chez eux. Il faut dire que le plus souvent, ils sont arrivés sur place entre 8h et 9h, désireux de pouvoir travailler dans le calme avant que les bureaux exigus et mal insonorisés du Parlement soient envahis de leurs patrons les députés avec leur agitation, leur flot de parole et leurs multiples rendez-vous.
Pour les autres, la véritable journée de travail commence : arrivés entre 10h et 12h, le cerveau légèrement embrumé par les excès de la veille, ils font traîner leur pause déjeuner jusqu’à 14h en se plaignant bruyamment de la masse de travail qui les attend au bureau. Après deux heures d’inactivité liée à la digestion d’un repas trop riche (la cantine de l’Assemblée Nationale s’étant spécialisée dans une cuisine conservatrice, pas avare de jambons braisés et de plats en sauce arrosés d’un quart de Côte du Rhône), la véritable mise en scène de soi au travail peut aussi continuer, une fois que les bureaux sont semi vide : il suffit d’éteindre le plafonnier principal de son bureau et d’allumer uniquement la lampe secondaire. C’est la tactique du clair-obscur.
Il est important de tenir jusqu’à ce qu’un collègue vienne vous chercher pour aller prendre un verre à la buvette des parlementaires ou dans l’un des nombreux bars hors de prix qui entourent la vénérable institution. Dans ce cas, il est essentiel de ne pas répondre immédiatement : il faut garder les yeux rivés sur son écran et dire d’un air distrait « attends, je finis un truc, et je vous rejoins ». Vous pouvez alors commencer ce qui paye vraiment, pour progresser dans la vie politique : le grenouillage. « Grenouiller » consiste à se regrouper autour d’une mare et de coasser. Il en est un peu de même lors des soirées à l’Assemblée nationale : on commente l’actualité du moment, les différents rebondissements du jour, les conflits interpersonnels entre députés, on critique les autres dans leur dos (on « bitche »), on râle, on s’agace, mais aussi on complimente, on flatte. L’importance n’est pas tant ce que l’on dit que de compter parmi les présents.
Prendre conscience de la mise en scène pour mieux déjouer ses effets
A terme, l’omniprésence paye. C’est une leçon du monde professionnel au sens large, même si elle est particulièrement payante dans la vie politique. En effet, c’est un domaine où il est difficile d’établir des compétences à proprement parler. Est-ce le charisme ? (dans ce cas, pourquoi Olivier Dussopt a été ministre ?). Est-ce la compétence dans un domaine particulier ? (dans ce cas pourquoi Bruno Le Maire est-il resté si longtemps ministre des finances alors qu’aucune des mesures qu’il a prises n’a produit les effets macro-économiques annoncés ?). Est-ce la clairvoyance ? (Dans ce cas, pourquoi l’ensemble de notre classe politique est-elle encore au pouvoir ?). Par conséquent, l’omniprésence devient une vertu bien particulière. Mais c’est aussi vrai dans la plupart des secteurs professionnels : l’omniprésence a pour première vertu de rassurer les chefs, dont le sentiment de légitimité est – à juste titre – fragile. Elle est quantifiable et observable : le travail consciencieux lui, ne l’est pas.
Sans même parler du travail invisible de soin et d’organisation domestique qui est dévolu aux salariés femmes. Les hommes ont une longueur d’avance au jeu de la mise en scène du surtravail : en raison de leur plus faible implication dans les tâches ménagères, ils peuvent rester plus tard au travail et mettre en scène des « sacrifices » d’autant plus faciles à faire qu’ils n’en sont pas vraiment.
Savoir cela doit nous aider à démystifier la prétendue compétence de ceux qui prétendent nous diriger ou nous dominer. Si nous ne sommes pas dupes de leur parcours, alors nous pourrons plus facilement contester leurs ordres et leur règne.
On pourrait s’étonner que la vie des entreprises capitalistes – dont le moindre aspect est mesuré par des consultants avides d’efficacité et de performance – puisse comprendre des rituels aussi irrationnels et inéfficients. Mais cette inefficacité à court terme – favoriser les personnes qui ont un bon « savoir-être » plutôt qu’un bon « savoir-faire » – est porteuse de stabilité à moyen et long terme : en favorisant les profils zélés et conformistes au détriment des personnes appliquées dans leur travail, on s’assure de la stabilité du tout. On oublie trop souvent que tout système de vol et de domination menace à tout moment de s’effondrer. Les possédants, eux, ne l’oublient pas. Ils préfèrent donc des médiocres omniprésents plutôt que des compétents potentiellement rebelles.
Nicolas Framont
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