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Un organisme centralisé décidera de tout, sous contrôle du gouvernement et des dogmes néolibéraux.

Le projet de loi de réforme des retraites a été envoyé au Conseil d’Etat, et il commence à circuler sur Internet [Vous pouvez le télécharger ici]. Nous vous donnons ici un petit décryptage de ce qu’il contient, en sachant que le texte renvoie quasiment tous les points concrets à des ordonnances, c’est-à-dire une méthode d’élaboration des lois où le parlement autorise le gouvernement à faire la loi, et vient ensuite la « ratifier » une fois qu’elle s’applique. Mais ce flou entretenu sur les détails n’empêche pas de cerner la dégueulasserie et la gravité historique de ce projet. 

Un seul Conseil Central décidera de tout, les travailleurs perdent la main

Comment sera fixée la valeur du fameux « point » ? Le projet de loi est très clair là dessus : c’est le Conseil d’Administration de la Caisse nationale universelle de retraites qui le fera. Ni les députés, ni les citoyens n’auront leur mot à dire là dessus. Qui décidera de « l’âge d’équilibre » en dessous duquel partir implique de gagner beaucoup moins ? Le Conseil d’Administration de la Caisse nationale universelle de retraites. Qui décidera du niveau de valorisation des pensions ? Le Conseil d’Administration de la Caisse nationale universelle de retraites. Et enfin, qui décidera du montant des cotisations et de leur répartition ? Le Conseil d’Administration de la Caisse nationale universelle de retraites.

Autrement dit, si vous avez une question sur votre avenir, c’est à cet organisme omnipotent qu’il faudra demander, ce qui change tout, fondamentalement.

Retour en arrière : actuellement, notre système de retraites est composé de plusieurs caisses, selon les secteurs et les métiers, qui sont gérées par les représentants de ces secteurs et métiers. Les salariés du privé gèrent, par le biais de leurs représentants syndicaux élus, le régime général. Les agents du public le leur, les agents de la SNCF le leur, les avocats le leur, et ainsi de suite. Les règles y sont définis en fonction des particularités des métiers et de l’Histoire de leur lutte. Ce système loin d’être parfait fut tout de même un des meilleurs du monde.

Les pères fondateurs de la Sécurité Sociale en avaient confié la gestion aux travailleurs pour éviter le “pilotage” par des technocrates

Au moment de la création de la Sécurité Sociale, les pères fondateurs ont insisté sur l’importance de la gestion de ces caisses par les premiers intéressés : les travailleurs. Depuis, les libéraux comme Macron nous ont matraqué la tête avec l’idée que tous ces régimes, « c’est trop complexe », alors que c’est ce qui empêché que les bourgeois libéraux au pouvoir depuis trente ans réduisent massivement nos droits car ils n’en avaient pas le pouvoir. Depuis les années 90, et notamment grâce aux « socialistes » comme Michel Rocard, c’est en fait de plus en plus possible. Chaque année, le gouvernement limite les dépenses de la Sécurité sociale et des régimes de retraites par le biais d’une loi de financement de la sécurité sociale qui serre la ceinture du système. Mais ça ne leur suffisait pas, d’où cette réforme.

Quand on lit ce projet de loi on le comprend bien : les bourgeois libéraux veulent reprendre la main. Ils veulent pouvoir chaque année réduire nos droits, prendre totalement le contrôle d’un outil qui a été conçu par les travailleuses et les travailleurs à la Libération. Ce système dont les fondateurs avaient pour conviction première l’idée que tant que l’Etat n’aurait pas la main sur le système, aucun gouvernement aussi réactionnaire soit-il ne pourrait démonter de ce que le mouvement ouvrier a mis des décennies de lutte à construire.

François Fillon avait bien raison quand il disait en 2016, devant un parterre de patrons : “Le système par points, en réalité, ça permet une chose, qu’aucun homme politique n’avoue : ça permet de baisser chaque année la valeur des points et donc de diminuer le niveau des pensions”

Dans l’introduction du projet de loi, les auteurs osent se dire héritiers du CNR alors qu’ils en broient les principes fondamentaux

Une seule règle de fonctionnement autorisée : l’austérité budgétaire

Ainsi, c’est un petit Conseil d’Administration d’une Caisse Centrale, qui sera un établissement public dont l’organisation sera définie par ordonnance – c’est-à-dire par l’actuel gouvernement – qui décidera de tout, et tout le temps. Nous n’aurons plus aucune certitude sur ce qu’il adviendra. Ah si, une : ce conseil ne pourra jamais prendre de décision menaçant l’équilibre du régime de retraite. C’est écrit noir sur blanc à l’article 55 du projet de loi : « De manière à ce que le solde cumulé du système universel de retraite apprécié sur la première période de cinq ans soit également positif ou nul », le conseil aura à fixer « l’âge d’équilibre », la valorisation des pensions, la valeur du point, le niveau des cotisations…. Il décidera tout ça avec une seule règle : pas de déficit.

Ça ne vous rappelle rien ? Si, l’Union Européenne que nous sommes de plus en plus nombreux à vomir et qui ne voit la politique commune qu’à travers l’obsession de réduction du déficit public. On comprend pourquoi Bruxelles attend la réforme avec impatience !

Des experts indépendants… désignés par le président 

Et pour être sûr que cette Caisse ne dérive pas, elle sera surveillée par un « Comité d’expertise indépendant des retraites » (article 56). Ce comité sera aussi indépendant que la présidence de Radio France : ses membres seront nommés par le président, le président de l’Assemblée Nationale et le président du Sénat. Indépendance, mon cul.

Pas grand-monde n’en parle parce qu’avec le temps et la propagande nous avons collectivement oublié les précautions historiques que les fondateurs de la Sécu avait pris pour nous : ne pas confier la gestion du système à l’Etat, pour ne pas laisser les obsessions budgétaires et les appétits bourgeois guider la gestion de notre protection sociale. L’humain avant tout, le fric après. Avec cette réforme, nous nous éloignons radicalement de cet idéal qui a fait de nous l’un des pays les plus protecteurs de la dignité humaine et de la reconnaissance des droits que le labeur donne.


Photos par Serge D’Ignazio