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Sauf si vous êtes né dans une riche famille, il est fort probable que vous ayez connu cette situation : débarqué fraîchement dans une ville pour le travail, les études ou la famille, vous vous êtes délesté de plusieurs centaines voire plusieurs milliers d’euros, d’un seul coup, pour régler les frais d’agence, la caution et le premier loyer de votre appartement. Et vous le faites presque avec le sourire puisque vous sortez de la peur de ne rien trouver. Une peur qui est plus importante si vous n’êtes pas blanc, si vous n’êtes pas hétérosexuel, si vous n’avez pas de CDI et si vous n’avez pas de parents aisés. Ne vous a-t-on pas demandé trois fois le montant du loyer pour vos garants, la preuve que vous aurez le même poste pendant 15 ans, ainsi que votre signe astrologique pour vérifier votre compatibilité d’humeur avec le maître des lieux ?

Le logement plombe notre budget

Et ça semble normal. Entre 1984 et 2018, le montant total de loyers perçus en France a été multiplié par 2,2, après inflation, selon l’Observatoire des inégalités. Pas étonnant que la vie nous semble plus chère ! Dans le budget des Français, la part du logement est passée de 9 % en 1959 à 23 % en 2019. Et pas n’importe quel logement : près de 4 millions des Français sont non ou mal logés, selon la Fondation Abbé Pierre (logement insalubre, logement surpeuplé, logement de fortune…). Elle estime le nombre de personnes privées de logement à 300 000 en 2022, c’est-à-dire deux fois plus qu’en 2012 et trois fois plus qu’en 2001.

Il faut dire que notre beau marché immobilier est particulièrement inégalitaire : il faut être de la bonne couleur de peau pour plaire aux propriétaires, et ce, quelle que soit sa situation professionnelle : le CNRS a réalisé en 2016 une grande étude en faisant de fausses candidatures auprès de 5 000 annonces immobilières dans 50 agglomérations françaises. Elle nous confirme qu’une personne ayant un nom qui signale une origine d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb a nettement moins de chances qu’une personne avec un nom présumé d’origine française d’obtenir une réponse favorable, même lorsqu’elle se dit fonctionnaire.

Dans le budget des Français, la part du logement est passée de 9 % en 1959 à 23 % en 2019

La situation est la suivante : en France, nous avons un marché immobilier dont les propriétaires sont de plus en plus riches, les locataires font face à des dépenses de logement de plus en plus importante, un marché générateur de discriminations et incapable de mettre fin au mal-logement.

En parallèle, nous bénéficions heureusement d’un parc de logements dits sociaux, c’est-à-dire dont le financement et l’attribution ne sont pas décidés par des personnes privées ou des entreprises, mais par les pouvoirs publics. Ce parc social a permis d’améliorer considérablement le logement des Français après la Seconde Guerre mondiale, et de permettre à celles et ceux qui n’ont pas le droit de cité dans le parc privé de trouver un domicile. Mais il n’est pas infini, se dégrade car construit à la va-vite, nécessite un temps d’attente très important en raison du nombre de demandes et souffre donc d’une mauvaise image, tandis que les gouvernements successifs travaillent à sa lente privatisation : la loi ELAN adoptée par les macronistes en 2018 facilite ainsi considérablement la vente des logements sociaux à des groupes privés.

Les propriétaires de logements loués sont une minorité

Tout ça, pour le plus grand bonheur des propriétaires privés qui, en France comme ailleurs, ne sont pas le commun des mortels. Tout comme la part des « petits actionnaires » est minoritaire dans notre économie, les petits propriétaires ne pèsent pas grand-chose. 50% des logements loués en France sont détenus par des multipropriétaires de 5 logements et plus, nous apprenait l’INSEE en novembre dernier. Et ils représentent seulement 3,5% de la population. Et, sans grande surprise, ce sont des gens aisés voire très riches. Bref, la classe qui tire profit de notre économie et qui retire les fruits de notre travail – la bourgeoisie – est aussi celle qui tire profit de notre besoin vital d’avoir un toit.

Il y a donc de grandes chances que, comme moi pendant des années, vous vous fassiez pigeonner par la classe bourgeoise plusieurs fois : quand vous travaillez, si vous êtes dans le privé capitaliste par exemple. Quand vous payez votre loyer. Et quand vous faites vos courses au supermarché, et que vous payez de plus en plus cher des produits surtransformés et donc malsains.

Mais revenons au logement : si celui des grandes villes subit à fond le déséquilibre entre l’offre et la demande et favorise des hausses de loyers illimitées, malgré des dispositifs d’encadrement très insuffisants comme la loi ELAN, un autre phénomène vient pourrir la vie de ceux qui n’ont pas eu la chance de naître Arnault, Rothschild ou Mulliez, dans les campagnes cette fois-ci : le boom des résidences secondaires qui accompagne l’enrichissement de la classe parasite, pardon, de la classe bourgeoise. Ce sont Les Echos qui nous le disent, dans un article de 2020 : les confinements successifs ont motivé ceux qui en avaient les moyens à se procurer une petite ou grande bicoque loin des grandes villes. C’est particulièrement le cas dans les régions littorales, où il devient donc difficile de se loger en raison de la préférence pour les plus riches… qui ne viendront que quelques fois par an.

Pendant ce temps, la majorité d’entre nous vit de plus en plus loin de son lieu de travail : l’Agence nationale de la cohésion des territoires nous apprend ainsi qu’entre 1982 et 2008, la distance moyenne entre domicile et travail est passée de 9 à 14,7 km. Le marché immobilier accélère donc la crise écologique puisqu’il nous pousse à utiliser la voiture pour se loger de façon décente. Le projet de remplacer la voiture par le vélo en ville ou par les transports en commun, vœux de nombre d’écologistes, est sérieusement abîmé par cette réalité.

C’est ça, le marché immobilier : un mécanisme de distribution de logement par l’argent qui fait qu’on ne peut pas vivre là où on travaille, mais aussi qu’il y a dans ce pays 10 fois plus de logements vides que de SDF. Ce sont des maisons dont les propriétaires attendent un niveau encore plus scandaleux du marché pour le vendre, des bureaux vides, des habitations vétustes dont on ne s’occupe pas… Et cela semble naturel et normal pour la plupart d’entre nous. L’idée qu’un marché régisse nos vies, creuse les inégalités entre possédants et miséreux s’est imposée comme une loi intangible de l’univers.

Il n’en a pas toujours été ainsi : de 1914 à 1986, les loyers étaient réglementés.

Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi : de 1914 à 1986, les loyers étaient réglementés. C’est au cours des très néolibérales années 1980 que s’est imposée l’idée que pour résoudre l’endémique crise du logement, il fallait laisser les propriétaires fixer librement leurs loyers. Ce fut l’objectif de la loi Méhaignerie de 1986 : la droite au pouvoir, celle du premier ministre Jacques Chirac, racontait que la libération des loyers allait permettre la construction de centaines de milliers de logements, des rénovations, la fin de l’habitat insalubre… C’était un pari, et il a échoué. Mais ce qui a réussi, c’est bien l’enrichissement massif de toute une catégorie riche de la population par la rente immobilière qui était bien sur l’objectif de ces réformes.

Pour fuir la hausse des loyers, l’une des quêtes principales des Français est de devenir soi-même propriétaire de son logement. C’est pour cette raison que vous restez dans ce travail que vous n’aimez pas, c’est pour cela que vous allez vous endetter sur trente ans, c’est même parfois ce qui vous motive à rester avec votre conjoint ou votre conjointe.

Le projet d’achat immobilier façonne la vie d’une bonne partie d’entre nous. Et cette quête est d’autant plus difficile à atteindre que devenir « locataire des banques », comme le dit la Confédération Nationale du Logement, nécessite un emploi stable et une carrière continue. Or, l’état actuel du droit du travail le permet de moins en moins.

Au Hunger Games de la vie sous le capitalisme, rester locataire est perçu comme une coupable faiblesse. Devenir propriétaire est la récompense, et ça, Stéphane Plaza l’a bien compris. Mais dans cette course individuelle, il y a plus de perdants que de gagnants. Et l’envolée continue des prix de l’immobilier va la rendre encore plus difficile.

La loi du marché immobilier n’est pas la seule possible

Comment affronter ce problème collectivement ? Au niveau des initiatives locales, l’immobilier coopératif est une première réponse. Il s’agit de s’associer à plusieurs pour construire ou acheter un bien, et en définir le fonctionnement de façon plus écologique, démocratique et sociale que dans le parc privé ou les logements sociaux. Ces initiatives nécessitent néanmoins une forte organisation et un coup de pouce de la loi, ce qui n’est pas encore le cas en France.

Le développement du logement social est évidemment la réponse politique au problème du logement cher. Il nécessite un investissement public fort, l’obligation pour les communes d’augmenter le nombre de HLM sur leur territoire. 

On peut aussi imaginer les choses en plus grand, et en finir tout bonnement avec le marché immobilier. Car dans le fond, est-il acceptable qu’une minorité de la population s’enrichisse de la galère à se loger de la majorité des autres, et ce, de façon exponentielle dans le temps ? On nous bassine toute la journée avec le travail et le mérite, mais est-ce légitime que le fait d’hériter d’un appartement dans une grande ville vous enrichisse à ce point et vous permettre d’exiger des centaines voire des milliers d’euros d’autrui sous prétexte que « ce sont les prix du marché » ?

Dans le fond, est-il acceptable qu’une minorité de la population s’enrichisse de la galère à se loger de la majorité des autres, et ce, de façon exponentielle dans le temps ?

SI l’on estime que le logement est un bien commun, particulièrement vital pour faire face à la transition écologique, il serait temps de le retirer des mains des propriétaires privés. Il ne s’agit évidemment pas de mettre fin à notre capacité à posséder notre propre logement mais bien à celle de le louer à quelqu’un d’autre : ne pas interdire la propriété privée mais la propriété privée lucrative.

Il se trouve que l’État a le droit, depuis 1945, de réquisitionner les logements vides pour loger tout le monde. On pourrait commencer par là. Ensuite, on pourrait retirer aux propriétaires le droit de choisir leurs locataires en mettant l’ensemble du parc locatif privé aux mains d’un service public local ou national chargé d’attribuer les logements en fonction de critères objectifs, comme la distance domicile-travail par exemple. Pour en finir avec la peur de ne pas pouvoir payer son loyer, ses mensualités d’emprunt ou celle d’avoir des impayés, on pourrait tous et toutes cotiser à une sécurité sociale du logement, qui prendrait en charge le loyer en cas d’accident de la vie.

Désolé pour Stéphane Plaza : dans une société qui marcherait dans le bon sens, où l’on préfèrerait répondre collectivement aux besoins vitaux plutôt que d’assurer l’enrichissement individuel par la rente, nous n’aurions plus besoin d’agents immobiliers… ni de propriétaires.


Nicolas Framont