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Si prompts à proclamer, à longueur d’antenne, qu’ils “assument” ou qu’ils “prennent leur responsabilité”, l’ensemble de la classe politique macroniste – c’est-à-dire des gens qui ont été ministres ou haut-fonctionnaires dans tous les gouvernements depuis 15 ans – se blanchissent de toute culpabilité dans le meurtre du professeur d’histoire-géo Samuel Paty par un jeune terroriste radicalisé. Ils sont pourtant pleinement responsables de ce qu’il s’est passé, et leur agitation anti “islamo-gauchiste” n’est en somme qu’un odieux chiffon rouge.

Depuis plusieurs jours, politiques et intellectuels bourgeois se succèdent pour désigner de nouveaux responsables de l’attentat commis contre l’enseignant Samuel Paty. Pour le ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, ce qui compte c’est “la complicité intellectuelle du terrorisme. Notre société à été trop perméable (…) à  l’islamo-gauchisme et qui fait des ravages à l’université, dans les rangs de la France Insoumise”, déclarait-il le 22 octobre sur Europe 1. Un discours repris dès le lendemain par Bruno Le Maire, qui dénonce “l’attitude des partis politiques comme la France insoumise ou une partie des EELV qui relaient les discours sur l’islamophobie par calcul ou par idéologie.” 

Les “intellectuels” néoconservateurs comme Pascal Bruckner parlent d’une même voix que la gauche bourgeoise, incarnée par les journalistes de l’émission 28 Minutes, passifs et complices. Ce dernier a en effet carrément accusé sur ce plateau télé la militante antiraciste Rokhaya Diallo d’être responsable de la mort des douze membres de la rédaction de Charlie Hebdo. Tout simplement. Car ce discours, commun des ministres et idéologues du système, est le suivant : toutes les personnes qui ont affirmé l’existence de l’islamophobie, c’est-à-dire d’une haine des gens en raison de leur confession musulmane (réelle ou supposée), ont permis à des terroristes de trouver une légitimité dans leur passage à l’acte. L’objectif est alors double : faire en sorte qu’il ne soit plus possible de dénoncer l’islamophobie (et le racisme institutionnel), sans être accusé de complicité avec les anciens et futurs terroristes. Et surtout, de détourner totalement l’attention du public de l’énorme responsabilité de l’administration, de l’Education nationale, des services de renseignement et des gouvernements successifs dans l’irruption d’actes terroristes.

L’Education nationale et les services de renseignement ont abandonné Samuel Paty 

Si l’on s’intéresse aux faits, ce n’est pas la France insoumise ou Rokhaya Diallo qui ont mis Samuel Paty dans cet état de solitude face à une menace. La page Facebook “Cas d’école” raconte bien ce qui lui est arrivé et la responsabilité de l’Education nationale est écrasante. 

Ce ne sont pas Mélenchon ou Diallo qui ont rappelé Samuel Paty à l’ordre et qui l’ont laissé sans protection, mais bien l’administration et les services de renseignement. Ces derniers ont conclu que la situation dans le lycée était “apaisée” après avoir pourtant suivi tout ce qui s’était produit. Leur responsabilité est immense. Mais au delà de ces deux institutions, ce sont les politiques qui, depuis 15 ans, les désorganisent, qui sont véritablement responsables. Et ces politiques ne proviennent ni de la France insoumise, ni des “indigénistes”, mais bien de “socialistes”, de droite et macronistes : les services de renseignement, tout comme l’Education nationale, ne cessent d’être désorganisés par les gouvernements successifs qui rêvent d’y laisser leurs marques ou de s’en servir pour faire des économies.

Jean-Michel Blanquer, qui dirigeait l’administration de l’éducation sous Sarkozy, a été l’artisan des vagues de suppressions de postes qui ont rendu le métier d’enseignant si dégradé. Les profs ne s’y trompent d’ailleurs pas, bien conscients de l’hypocrite compassion des politiques envers leur profession, traînés dans la boue par tous les gouvernements. Pas plus tard qu’il y a un mois, fin août, Macron expliquait, face aux demandes de recrutement d’enseignants pour faire face à la rentrée en pleine épidémie de covid-19, “c’est le genre de créations d’emplois qui vont aggraver le déficit et qui ne servent pas à redresser le pays”. Ses larmes actuelles sonnent donc faux.

Les services de renseignement ont, quant à eux, été réorganisés par Sarkozy puis Hollande, avec une multitudes de missions variées et incohérentes, de la surveillance des militants “d’extrême-gauche” à celle des gilets jaunes. Depuis 2015, les “ratés” vis-à-vis du terrorisme se multiplient. Les terroristes de l’attentat contre Charlie Hebdo étaient sous surveillance, mais finalement pas suffisamment, la documentation sur eux n’étant pas à jour… Dès 2015, toute la presse en parlait. Pour quelle décision prise depuis ? Aucune. Les lois d’exceptions se succèdent, détruisant à petit feu notre Etat de droit, mais sur le terrain, c’est le flou artistique qui demeure. Les ministres incompétents aiment faire de grandes lois ou demander des interdictions qui existent déjà (comme Darmanin, qui réclamaient l’interdiction de la vente libre des feux d’artifices, déjà en place), mais se désintéressent totalement de la capacité matérielle et organisationnelle de leurs administrations à appliquer des mesures qui changent continuellement.

Nos politiques ont donc tout intérêt à évoquer les “complicités intellectuelles” du terrorisme, une matière sur laquelle il est possible de spéculer et de dire tout et son contraire, plutôt que de parler des dysfonctionnements institutionnels et des mauvaises décisions politiques qui ont conduit à cet énième passage à l’acte terroriste. Car s’il est difficile (et non souhaitable) de contrôler les idées des gens, il est possible de mettre fin à leurs actes violents, ou du moins de les prévenir. Pourquoi Samuel Paty n’a-t-il pas été soutenu par sa hiérarchie ? Pourquoi n’a-t-il pas été placé sous protection judiciaire ? Pourquoi l’assassin n’était-il pas sous surveillance ? 

https://twitter.com/CerveauxNon/status/1319288377376526351

Gérald Darmanin devrait s’expliquer sur sa responsabilité en la matière, plutôt que de faire le malin sur les plateaux télé, à parler rayon Halal et communautaire comme n’importe quel petit facho sur les réseaux sociaux.

“L’islamo-gauchisme”, la dangereuse accusation pour détourner le regard et les réelles responsabilités

Les accusations d’“islamo gauchisme” à l’encontre de la France insoumise aujourd’hui procèdent d’un mécanisme de propagande proche des accusations de “ judéo-bolchévisme” dans la première moitié du siècle dernier. Cette formulation permet de jeter l’opprobre, dans un même mouvement, à la fois sur une minorité bouc-émissaire et sur les mouvements politiques qui s’attaquent à la bourgeoisie. En faisant appel ainsi aux sentiments les plus obscurs et haineux de la nature humaine, la doxa politique et médiatique tente, pour protéger l’ordre dominant, d’orienter la colère vers toute autre chose que ceux qui nous gouvernent et sont responsables de la situation dans laquelle se trouve notre pays. Rappelons-nous que dans les années 20, la thématique du judéo-bolchévisme n’était pas seulement diffusée par les fascistes, mais également par une partie de la presse et par des personnages importants comme Henry Ford ou Winston Churchill, par exemple, qui écrivait en 1920, notamment que Il n’y a pas besoin d’exagérer la part jouée dans la création du bolchevisme et dans l’arrivée de la Révolution russe par ces Juifs internationalistes et pour la plupart athées. C’est assurément un très grand rôle ; il surpasse probablement tous les autres.” 

Quand le gouvernement élu pour “faire barrage au RN” suit la ligne de Valeurs Actuelles, il faut se poser des questions.

L’utilisation de l’expression “islamo-gauchisme” s’est quant à elle répandue progressivement, de la sphère des intellectuels réactionnaires d’abord (Pierre-André Taguieff notamment qui le définit comme “une synthèse du trotskisme et du fréro-salafisme” ou Michel Houellebecq qui fait dire à l’un des personnages de son roman Soumission la définition suivante : “une tentative désespérée de marxistes décomposés, pourrissants, en état de mort clinique, pour se hisser hors des poubelles de l’histoire en s’accrochant aux forces montantes de l’islam”), jusqu’aux politiciens au pouvoir, particulièrement après les attentats de novembre 2015, et à l’extrême-droite. Marine Le Pen utilisait quant à elle le terme d’islamo-trotskisme en 2017 comme synonyme d’islamo-gauchisme. Ce qui se passe aujourd’hui n’est donc que la continuité d’une stratégie des dominants pour disqualifier du débat publique “républicain” ceux qui dénoncent les discriminations visant spécifiquement les musulmans (réels ou supposés), qui viennent s’ajouter au racisme qui frappe la population d’origine maghrébine. 

Comment médias et politiques préparent le terrain du terrorisme 

Sans avoir besoin de remonter dans une chronologie trop lointaine, depuis plusieurs mois, les médias dominants ne cessent d’alimenter un discours islamophobe à longueurs d’éditos, d’émissions ou de reportages : propos racistes de Zemmour sur Cnews, loi sur le “séparatisme”, polémique sur la langue arabe à l’école, le burkini… Pour mieux détourner l’attention d’une situation sociale dramatique, et tout particulièrement en cette rentrée 2020. Les organisations islamophobes et racistes telles que le Printemps républicain gagnent en influence, jusqu’à mettre la pression contre l’Observatoire de la laïcité et demander la tête de son directeur Nicolas Cadène, au détriment du Comité Adama, des manifestations contre l’islamophobie en 2019 ou des manifestations antiracistes, accusées de “séparatisme”.

Depuis les attentats contre Charlie Hebdo de 2015, les gouvernants offrent sur un plateau d’argent ce que les terroristes veulent instaurer en nous. Ils ont institutionnalisé nos peurs et verrouillé les oppositions politiques et idéologiques, en inscrivant des dispositions de l’Etat d’urgence dans le droit commun. C’était sous Christiane Taubira, alors ministre de la Justice sous le quinquennat de François Hollande. Résultat : lorsque Gérald Darmanin déclare, fièrement, que “des opérations de police ont été lancées contre “des dizaines d’individus” qui n’ont pas un “lien forcément avec l’enquête mais à qui nous avons envie de faire passer un message”, nous n’avons pas à être très étonnés. Le règne de la terreur devient une doctrine politique banalisée à la plus grande joie des terroristes qui instrumentalisent le sentiment de persécution qui en résulte à leurs fins. Nos dirigeants cherchent à interdire des associations d’exercer, telles que le CCIF qui lutte contre l’islamophobie en France, pour faire passer un message affirmant que cette lutte est en soi illégitime, dangereuse, suspecte par essence. On divise et marginalise les Français de confession musulmane pour mieux faire régner la terreur, sur le terrain et dans nos consciences. 

Ce jour d’octobre 2019, l’humiliation qu’un élu RN a fait subir à une mère et à son fils a été saluée par une bonne partie de la classe politique.

Rappelons tout de même qu’après les attentats de novembre 2015, la mère d’un des soldats victimes de Mohammed Merah avait été huée et insultée à l’Assemblée nationale, car elle portait un foulard. L’année dernière, un élu du Rassemblement national avait demandé à une femme qui accompagnait un groupe d’enfants lors d’une visite du Conseil régional de retirer son voile. Le mois dernier, plusieurs députés ont quitté l’hémicycle, car ils ne supportaient pas la présence de la responsable de l’Unef Maryam Pougetoux, qui porte le voile. Dernier exemple tout récent : des femmes musulmanes se font traiter de “sale arabe”, se font poignarder à neuf reprises, l’une d’entre elles a le poumon perforé. Des journalistes se sont empressés de citer leurs sources policières officielles et institutionnelles qui n’avaient pas retenus le caractère raciste de l’agression, sans recul. Jusqu’à ce que le parquet de Paris retienne le caractère raciste comme “circonstance aggravante”, mercredi 22 octobre. Racisme institutionnel ou journalisme de préfecture ?

Par ailleurs, comment continuer à s’étonner de la persistance du terrorisme et de la guerre dans le monde alors que notre pays est le premier marchands d’armes à destination de l’Arabie saoudite, en guerre contre le Yémen dont les milliers de morts le sont dans l’indifférence occidentale générale ? Partenaires privilégiés dans les relations diplomatiques de la France depuis de nombreuses années, l’hypocrisie de nos dirigeants est ici pleine et entière, donnant du grain à moudre aux terroristes de toute part, quand ce n’est pas une entreprise française elle-même, Lafarge, qui le finance. Notre politique étrangère, colonialiste et belliqueuse, renforce et légitime la rhétorique terroriste, c’est un fait : l’intervention en Libye, notre présence militaire au Sahel contestée et l’appauvrissement de certaines régions d’Afrique subsharienne, entre Areva, Total et d’autres multinationales bien de chez nous. Sans oublier les mosquées financées, elle, par le Qatar, pays bien connu, comme l’Arabie saoudite, pour son “ouverture” et sa “tolérance”.

En 2019, le macronisme nous racontait qu’on pouvait vendre des armes à un pays en guerre tout en ayant la “garantie” qu’elles ne serviraient pas pour ladite guerre. Mais bien sûr.

Comment mettre fin au terrorisme dans notre pays ?

Est-ce qu’en interdisant aux gens de parler d’islamophobie ou de racisme institutionnel on va décourager des individus de passer à l’acte ? Est-ce vraiment en diffusant à longueur d’année la caricature d’un musulman à quatre pattes une étoile à la place de l’anus que l’on va faire changer d’avis ceux qui estiment que la violence est la solution à leur obsession et délire religieux ? Est-ce en contraignant les jeunes à aimer “la République” et ses “valeurs” ?  Mais quelles sont les “valeurs de la République” ? Le racisme à l’embauche ou au logement, les crimes policiers, la justice de classe ? A t-on le droit encore de penser hors du cadre de la “République” ou le critiquer, et l’enseigner comme une libre expression pleine et entière, non comme une menace à combattre par toute forme de loi ? Pourquoi imposer un tel discours contradictoire à des enfants, leur imposer des minutes de silence à géométrie variable sous peine d’être convoqué au commissariat pour “apologie du terrorisme”, alors qu’ils revendiquent leur liberté d’expression ? Ou de subir des humiliations quotidiennes telles que celle de voir leurs mères refusées d’accompagner leurs camarades de classe en sortie scolaire, car voilées ? Quelles valeurs, dans un pays qui précipite les chômeurs dans la misère, licencie des salariés sur un coup de tête, abandonne ses anciens dans des EHPAD hors de prix ? 

Nos politiques s’époumonent sur ces fameuses “valeurs” parce qu’elles ne les engagent à rien. Eux-mêmes seraient bien incapables de les définir. Marlène Schiappa envisage aujourd’hui de créer une “unité de contre-discours républicain sur les réseaux sociaux” : que vont-ils donc faire ces pauvres gens recrutés pour mener à bien cette mission ? Dire aux internautes qu’il ne faut pas dire “tous pourris”, que la République c’est beau, c’est bien, c’est propre ? Qu’un homme accusé de chantage et d’agression sexuelle peut tout de même devenir ministre de l’Intérieur ? Dans la même veine, des “élus PS” proposent d’intervenir dans les établissements scolaires pour parler de ces fameuses valeurs républicaines. Que vont-ils raconter à nos enfants ? Comment on pratique le clientélisme électoral ? Comment on peut être élu sur un programme et faire tout l’inverse ? Ce sujet des “valeurs” est de toute façon hors-sol et n’a pas grand rapport avec le drame qui s’est produit à Conflans-Sainte-Honorine : L’autocrate Tchétchène, Ramzan Kadyrov, est un féroce anti-caricatures du prophète Mohammed, qu’il mobilise dans ses discours politiques pour maintenir son pouvoir et le légitimer. Cela a certainement eu plus d’impact dans la décision meurtrière du jeune tchétchène de 18 ans, immigré de deuxième génération, que de vagues valeurs républicaines qui auraient été mal apprises à l’école.

Le PS, clairement mal placé pour réenchanter la République.

Comment mettre fin au terrorisme ? La vérité, c’est que les fascistes et les politiques qui leur emboîtent le pas s’en foutent prodigieusement de cette question. Les premiers souhaitent intimement qu’il y ait d’autres Samuel Paty dans les années à venir. Ils se frottent les mains de ce climat de “guerre civile” qu’ils attendent comme leur Grand Soir, ce qui leur fait un gros point commun avec Daesh ou tout autre organisation terroriste, qui souhaite exactement la même chose. Ce qui permet de mieux comprendre les liens entre le Rassemblement national et Abdelhakim Sefrioui, ce prêcheur radical qui a contribué au meurtre de Samuel Paty : quand on veut la même chose, pourquoi ne pas s’allier ? Nous y sommes. 

Quand à nos politiques bourgeois, eux aiment le risque terroriste car il leur permet de neutraliser le risque social que leur classe encourt. C’est une réalité désormais bien documentée : les lois anti-terroristes, si elles n’empêche pas le terroriste, sont bien utiles pour réprimer les mouvements sociaux. L’occupation idéologique de notre attention médiatique par des épisodes réguliers de violences terroristes est beaucoup plus intéressante pour la bourgeoisie, que de débattre sur les sujets qui font le quotidien des Français : l’argent, le travail, la santé

Maintenant, si on répond réellement à cette question, on voit bien que les tirades lyriques sur “les valeurs de la République” – notion qui ne parlent qu’à celles et ceux qui tirent profit de notre régime social et politique (patrons, députés, éditocrates…) – ne sont pas une réponse. Pas plus que vouloir faire aimer de force le journal Charlie Hebdo à tout le monde, ou accabler de reproches les personnes d’une même confession religieuse. 

La réponse est bien moins dans des “valeurs républicaines” artificielles et hypocrites que dans de la politique, concrètement opérationnelle, financière et matérielle : comment fait-on pour que le métier d’enseignant ne soit plus l’enfer de solitude qu’a vécu Samuel Paty avant sa mort, avec une hiérarchie malveillante et des collègues absents ? Comment fait-on pour que les services de renseignement agissent efficacement, sans être parasités par la moindre obsession législative d’un ministre de l’Intérieur intrinsèquement problématique et dont le poste est par conséquent donné au premier débile ambitieux et droitard venu ? Quel système économique et social juste, respectueux des personnes et qui n’a pas pour seul horizon collectif l’augmentation de la fortune des Mulliez, Arnault et Niel, veut-on ? Ceux qui contournent à chaque attentat ces questions fondamentales sont responsables de la persistance de crimes terroristes dans notre pays.