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Ce mois-ci, Camille Lizop nous a proposé son analyse de la façon dont la revendication à la dépolitisation gagne du terrain dans le public, alors même que oui, tout est politique.


« Vous êtes très politisé, vous », rétorqua le président de la République à un citoyen révolté par les nombreuses fermetures de lits à l’hôpital. Une répartie à toute épreuve. Dans cette histoire, toute ressemblance avec une fiction serait purement fortuite. La réplique est bel et bien donnée par Emmanuel Macron, le 25 janvier 2022 à l’occasion d’un déplacement à Saint-Léonard de Noblat (Haute-Vienne) pour parler des services publics. Le numéro un de l’État français, l’homme politique s’il en est, répond à son détracteur et à ses chiffres désolants en lui faisant l’affront de le traiter de « politisé ». Voilà qui aurait visiblement dû suffire à le discréditer. À moins que ce ne soit l’inverse…

Un « choc de dépolitisation ». C’est avec ces mots que le politologue Jérôme Sainte-Marie analyse ainsi les conséquences du Covid-19, quand la maire de Paris Anne Hidalgo alerte sur le problème d’une « dépolitisation extrêmement néfaste pour la démocratie ». De son côté, chez Télérama, la journaliste Elise Racque – qui s’est intéressée à la rencontre entre téléréalité et campagne présidentielle – redoute que le marketing prenne le pas sur le journalisme, avec pour conséquence de « dépolitiser les candidats à l’élection présidentielle »… À rebours de tels positionnements, le collectif citoyen d’extrême droite Lyon pour la Liberté qui se bat « contre la dictature sanitaire », se revendique résolument « apolitique », et, dans un même geste, « apartisan ». Idem pour l’association « Rendez les doléances », qui réclame la possibilité de consulter les 400 000 pages des cahiers de doléances du Grand débat national, né à la suite du mouvement des Gilets Jaunes : l’association se revendique elle aussi « apolitique ». Il faudrait citer encore Geneviève, qui manifeste parmi les enseignant-es marseillais-es ; Denis Lassay, secrétaire de l’association Solidarités Nouvelles face au Chômage ; Abdoulaye Kanté, « le policier républicain [qui] plaide pour une pacification des rapports entre population et forces de l’ordre » et auteur de Policier, enfant de la République (2022, Fayard). Ces militant-es se rejoignent sur au moins un point : leur revendication « apolitique ».

Descendre dans la rue et revendiquer la prise en considération de la parole citoyenne n’aurait donc rien de politique ? Give me more : la revendication « apolitique » des mouvements apparaît comme une garantie de leur sérieux ou de leur intégrité. Elle traduit une préoccupation majeure : celle de s’éloigner des partis politiques manifestement caducs et des institutions toujours plus défiées. De l’autre côté, aux yeux de l’establishment, la dépolitisation semble s’imposer comme la mesure de l’essoufflement démocratique.

Alors comment comprendre ces circonvolutions entre la « politique politicienne » ou partisane d’une part, et la plume et le bitume d’autre part ? Les revendications apolitiques sont-elles vraiment le signe d’une dépolitisation et avec quoi cherchent-elles à rompre ? 

Négation des antagonismes

La dépolitisation pourrait être définie comme un processus de négation des divergences d’intérêts dans la société. Dépolitiser reviendrait à réduire un phénomène à l’un des enjeux qu’il soulève parmi d’autres, en invisibilisant la pluralité des intérêts, des enjeux, des acteur-ices. En neutralisant, du même coup, l’hypothèse même d’une possible délibération.

Par exemple, l’évolution des maladies chroniques ne doit pas être réduite à des considérations biologiques. La compréhension d’un tel problème nécessite de s’intéresser aux conditions socio-économiques d’apparition des maladies, aux milieux techniques en question, etc. Une question sanitaire implique donc pour la médecine de travailler en lien avec les patient-es ainsi qu’avec les études sociologiques, urbanistiques, psychologiques, numériques, etc. De la nécessité d’une chaire de philosophie à l’hôpital.

Le cas de la désormais fameuse « précarité énergétique » se prête aussi bien à l’analyse : les budgets se multiplient pour rénover les bâtiments et les systèmes de chauffage, sans que la question sociale ne soit au cœur du débat. Pourtant aucune compréhension globale du problème ne peut exister sans s’intéresser à la santé mentale, à l’isolement social ou encore, à la pauvreté. Appréhender la précarité énergétique à travers la seule préoccupation technique revient à considérer le phénomène comme une cause (l’origine de la précarité) là où l’approche globale (pluridisciplinaire et démocratique) permet de comprendre que la précarité énergétique est avant tout une conséquence de logiques systémiques et de décisions politiques.

Le putain facteur humain à la trappe

Résultat des courses ? Les politiques publiques fondées sur les enjeux industriels et environnementaux plus que sur les problématiques sociales se traduisent par la promotion coûte que coûte des chantiers de rénovation thermique et se heurtent à un certain nombre de blocages liés à ce putain de facteur humain. L’approche est techniciste, souvent solutionniste, qui se fonde sur la performance du bâtiment ou du système de chauffage, quand le problème est aussi social, qui s’inscrit à l’intersection entre des enjeux psychiques, relationnels, familiaux, sanitaires et, bien sûr, techniques. Autrement dit : les situations familiales, scolaires, linguistiques, etc. sont indissociables des « conduites énergétiques » des ménages ou de leurs inclinaisons et de leurs freins à entamer les démarches de rénovation. Cette nécessaire interdépendance entre les champs, Catherine Larrère l’illustre en déclarant par exemple : « L’écologie ne peut se contenter d’être scientifique. »

Repolitiser un sujet d’étude consiste donc à l’inscrire dans un contexte toujours fait d’antagonismes, à l’introduire dans le débat public et à engager un dialogue entre les différentes parties prenantes (recherche, industrie, société civile, administration publique, etc.). Il s’agit aussi par là de réfuter la prétendue neutralité et de poser la question des responsabilités, là où le geste dépolitisant tend au contraire à naturaliser les faits sociaux, en niant qu’une chose n’arrive jamais seule, que les causes sont multifactorielles. 

Illustration avec le problème de la précarité énergétique : l’ingénieur-e pense efficacité énergétique. L’habitant-e pense factures et confort. L’industriel-le pense rendement économique. L’écologiste pense émissions de gaz à effet de serre. La-e sociologue pense justice sociale. L’association locale pense lien social. L’élu-e pense contrainte budgétaire. Le tableau manque certes de nuance, mais la réalité n’est pas si loin. Tenons-nous le pour dit : la politique commence, comme une mauvaise blague, au moment où l’ingénieur-e, l’habitant-e, l’industriel-le, l’écologiste, la-e sociologue, l’association locale et l’élu-e se retrouvent autour d’une table. La réunion est bien sûr non exhaustive, elle donne cependant une idée du minimum syndical.

Opération camouflage recherche efficacité court terme

À qui diable profite le crime de la dépolitisation ? Il faut se représenter une chose : la dépolitisation, parce qu’elle ne contextualise pas le phénomène observé, empêche d’en avoir une compréhension globale, et donc, d’accéder aux différents leviers d’action qui seraient opportuns quoique parfois indirects. Il est par exemple indispensable de s’intéresser à la nourriture non seulement pour sa valeur nutritionnelle, mais encore pour sa valeur symbolique, sans quoi le problème de la malbouffe ne peut être compris dans sa globalité – c’est-à-dire en tant que problème politique et social et pas seulement biologique. La sociologue Priya Fielding-Singh déclare ainsi : “Paradoxalement, je crois que les mesures qui œuvrent le mieux pour l’égalité alimentaire sont celles qui n’ont rien à voir avec l’alimentation. Elles agissent par ricochet(« La nourriture permet d’atténuer les privations matérielles », Libération, 16 février 2018).

Autrement dit, tout est lié. S’alimenter, ce n’est pas seulement se nourrir. Les pratiques alimentaires sont aussi une façon d’exister socialement. Les choix qui sont faits au supermarché (et les conséquences sanitaires qui en découlent) ne s’expliquent pas exclusivement par des aspirations nutritionnelles (techniques), mais aussi par des implications sociales (et donc politiques). 

Pour répondre à la question brûlante, donc, la dépolitisation permet en quelque sorte de noyer le poisson qui fâche : en évitant de contextualiser le phénomène étudié, elle empêche à la fois de développer une compréhension globale, de cerner les différentes responsabilités engagées et d’identifier puis d’activer les leviers d’action qui seraient opportuns : s’intéresser au lien social et à la santé mentale des habitant-es pour mieux comprendre et résoudre le problème de la précarité énergétique, par exemple.

L’intérêt : se focaliser sur un aspect que l’on est en mesure de traiter (exemple : la rénovation des bâtiments) puis définir la cause du problème à travers ce seul prisme et, réciproquement, présenter cette proposition comme la seule réponse à espérer. L’efficacité est illusoire parce que tellement partielle malgré les prétentions exhaustives. Tant que personne ne bronche, ça passe. Et ça peut passer longtemps. Pourtant, sous couvert d’expertise ou de technologie, les logiques de dépolitisation ont une efficacité toute partielle et court-termiste parce qu’elles reposent sur une opération de camouflage. Un camouflage qui nuit à la fois à la démocratie et au progrès social.

Repolitiser la politique

La dépolitisation repose sur l’hypothèse séduisante qu’une cause explique une conséquence. Les passoires thermiques expliquent la précarité énergétique, l’amour des classes populaires pour la malbouffe explique l’obésité. Ce sont des mensonges : derrière ces raisonnements fallacieux et incomplets, on soigne un secret bien gardé : la pauvreté et l’exclusion sociale contribuent à expliquer ladite précarité énergétique et l’échec des politiques de rénovation thermique. La domination symbolique contribue à expliquer certains « choix » alimentaires qui, délétères sur le plan sanitaire, sont une condition pour accéder à un certain type de reconnaissance sociale. Les logiques de dépolitisation ont généralement pour conséquence de nier les inégalités et d’invisibiliser les enjeux sociaux.

Si la philosophie est fille de l’étonnement, la dépolitisation est fille de l’efficacité. L’idéologie à l’œuvre dans le projet Elyze (dont les fondateurs se revendiquent précisément « apolitiques », comme si cela avait de quoi nous rassurer) selon laquelle une application conçue sur le modèle de Tinder et consorts pourrait résoudre à elle seule le problème de l’abstention, en est un exemple. Non, les électeur-ices ne se réduisent pas à des consommateur-ices, pas plus que l’acte de vote n’est réductible à un clic. Seulement voilà : lancer une appli, c’est plus rapide et plus tendance, certainement moins coûteux d’une certaine façon que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles la vie politique mainstream est largement délaissée et, surtout, de chercher à agir sur les origines de ce problème. Les fameuses racines.

Que dire enfin des militant-es qui marquent soigneusement leur engagement du fer « apolitique » ? En cherchant à confronter leurs idées à d’autres, à faire entendre leurs voix et d’autres, en questionnant les a priori et en créant de la friction, iels font exister les antagonismes constitutifs de la société. Leur participation au débat public est éminemment politique, sans doute plus que les statistiques et autres algorithmes auxquels les technocrates sont parfois tenu-es d’obéir. Il n’est pas ici question d’anarchisme ou de relativisme, il s’agit de revenir aux bases : contextualisation et confrontation, délibération et pluralisme. Au bout du compte, il faudra trancher et la décision ne pourra jamais prétendre à l’universel ni à la perfection. Certains intérêts seront priorisés. Il y aura des partis pris et donc, forcément, des lésions. Mais le caractère global de la réflexion menée confère aux décisions non seulement plus de légitimité et d’assise démocratique (« démocratiser la démocratie » comme le propose le philosophe Paul-Antoine Miquel), mais aussi la garantie d’être plus pertinentes et plus efficaces à long terme.

Ne soyons pas dupes. L’individualisation des responsabilités qui fait culpabiliser les glorieux « consommacteurs » et les glorieuses « consommactrices » empêche de s’interroger sur les mécanismes structurels qui sous-tendent la destruction de la planète ou l’exploitation d’une partie de sa population. Permettons-nous plutôt de faire un peu d’archéologie pour comprendre les racines de nos comportements compulsifs dont les alliances entre marketing, neurosciences et publicité sont conjointement responsables. Nos actes de consommation délétères sont moins les causes de la situation climatique que la conséquence d’un ordre politique mondial fondé sur certaines logiques néolibérales reposant sur l’extractivisme, la jetabilité, la surconsommation, le court-termisme.

Il nous faut repolitiser la recherche, l’industrie, le débat public, les consciences, les arts. Repolitiser la politique, c’est-à-dire poser la question des responsabilités en admettant le pluralisme et les intersections. Créer du débat pour de vrai, et donc aussi les conditions matérielles de ce débat, c’est-à-dire : des espaces, du temps, de l’argent, des savoirs théoriques et empiriques, du désir. Et de reconnaître une fois pour toutes que la politique n’est pas seulement institutionnelle et que l’institution, parfois, dépolitise.


Camille Lizop