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“This land is my land” est un jeu vidéo sorti en 2019 sur PC et toujours en cours de développement (on peut parfaitement y jouer mais de régulières mises à jour améliorent le jeu). Créé par un studio indépendant, Games Labs, il propose un retournement de l’Histoire : contrairement au célèbre jeu de cow boy “Red Dead Redemption”, un véritable block buster, “This Land Is My Land” ne vous fait pas incarner un fringuant desperados amateur de revolvers à six coups et de bastons dans des saloons, mais un chef amérindien désireux d’unifier des tribus isolés et de faire dégager les colons européens de ses terres ancestrales. Dans ce jeu, si vous vous en sortez bien, le héros bougon et viril de Red Dead Redemption pourrait bien finir sous votre Tomahawk. De ces deux points de vue ressort une expérience de jeu particulière, à la fois sensorielle et politique et qui laisse penser qu’une culture de la résistance venue d’en bas peut se construire dans les jeux vidéos.

On peut dire que les “pères fondateurs” des Etats-Unis d’Amériques – en réalité un quarteron de grands bourgeois arrivés sur ces terres prospères avec la colonisation britannique – ont bien réussi leur coup. Ceux qu’ils décrivent, dès 1776, dans leur déclaration d’indépendance, comme des “sauvages sans pitié, dont la manière bien connue de faire la guerre est de tout massacrer, sans distinction d’âge, de sexe ni de condition”, ont longtemps été cantonnés dans l’imaginaire des Américains et Européens de toutes générations à un rôle à mi-chemin entre le vieux sachem un peu hippie et arriéré et le guerrier sanguinaire, dont le seul loisir hormis la guerre est de buter des bisons. Comme les films et les livres, les jeux vidéos contribuent à forger nos représentations de l’histoire et des rapports de dominations.

Une réécriture de l’Histoire qui s’est reposé sur la fiction

Il y a peu de réécriture de l’Histoire aussi injuste et cruelle que celle qui a frappé les Américains d’avant la colonisation européenne. Cela commence par la “découverte” de l’Amérique par Christophe Colomb, décrite comme une “découverte” et non un génocide en temps record du premier peuple que lui et ses comparses ont découvert dans les Caraïbes, les Arawaks, qui ont péri sous le feu, les massacres et les épidémie apportés par les “explorateurs”. Et cela se poursuit jusqu’aux guerres indiennes de la jeune nation américaine, décrite comme un conflit héroïque avec sa cavalerie stylée et ses cow boys badass et non un lent génocide, qui a privé les survivants de leur mode de vie, leurs lieux de cultes et leur fierté en les parquant dans des réserves où la vie s’écoule encore de nos jours douloureusement.

Prêt à contre-attaquer ?

Cette réécriture de l’Histoire n’existe pas que dans les livres : elle imprègne notre univers fictionnel qui, en France, provient en grande partie des Etats-Unis. La dernière grande œuvre en date qui traite de l’univers de la “conquête de l’Ouest” se nomme Red Dead Redemption. C’est un jeu vidéo sorti en deux grands opus sur PlayStation. Le premier, en mai 2010, a été vendu à près de 14 millions de copies. Le second est sorti en 2018 et s’est déjà vendu à 31 millions de copies, après avoir été le jeu le plus précommandé de l’histoire de la Fnac. Autant dire qu’on a à faire, avec Red Dead Redemption 2, à un blockbuster du jeu vidéo, qui a touché bien plus de monde que nombre de grands succès hollywoodiens du cinéma.

Il faut dire que le jeu est magnifique : dans un immense monde ouvert, on incarne le membre d’une troupe de brigands traqué par la police et les détectives à la solde du gouvernement américain et des grandes compagnies privées. Dans ce contexte, le jeu raconte la fin d’un monde, celui de l’Ouest américain sauvage et autonome de ses pionniers, et la reprise en main par les autorités de ces zones de non-droit. C’est un jeu à l’atmosphère mélancolique, les protagonistes – des hommes virils, bourrus et amateurs de whisky – étant confrontés à la perte de leur liberté. Notons que si Red Dead Redemption nous donne une très grande liberté de circulation, il n’offre guère de liberté de conscience : le héros que l’on incarne est bon mâle alpha à la voix rauque, et l’on aura du mal à en faire un révolutionnaire socialiste défenseur des opprimés.

Non seulement Red Dead Redemption 2, c’est sublime, mais en plus, ça pète de partout.

Pour le chercheur Medhi Derfoufi, “on peut parler, au sujet de Red Dead Redemption 2, de mélancolie masculine blanche, qui est aussi une manière très contemporaine de gérer le sentiment de culpabilité des crimes coloniaux.” Pour lui, ce qui intéresse les créateurs du jeu “est clairement le point de vue de l’aventurier blanc, plutôt que celui des victimes de l’expansion étasunienne (les Amérindiens, les Noirs…)”. Un chapitre de l’aventure fait apparaître des protagonistes amérindiens, mais qui restent secondaires et cantonnés à des clichés récurrents dans la fiction nord-américaine.

“Mélancolie masculine blanche” d’un côté, silence des grands espaces de l’autre

Nettement moins connu et produit avec beaucoup moins de moyens, “This Land Is My Land” propose une narration inversée : vous n’incarnez pas un héros blanc bourru et à la gâchette facile mais un chef amérindien désireux de bouter les envahisseurs européens (les “pionniers”, dirait-on dans la version réécrite de l’Histoire) de ses terres. Les créateurs du jeu précisent que le personnage que nous incarnons et ses tribus sont un mélange culturel entre les multiples groupes vivant dans les actuels Etats-Unis d’Amérique. Vous commencez l’aventure emprisonné dans un train puis à la tête d’un minuscule petit camp. Vos quatre comparses initiaux y sont juste bons à aller chercher du petit bois et des roseaux pour fabriquer arcs et flèches.

Parce que votre place dans l’Histoire n’est pas la même que dans Red Dead Redemption, votre attitude changera du tout au tout. Quand Red Dead n’est qu’une succession de scènes bravaches et de dialogues virils au milieu de rues boueuses et de saloon bondés, This Land Is My Land fait primer le silence des grands espaces qui vous servent de refuge. Car vous résistez dans un monde où le colon a déjà pris ses aises et modifie la nature à son avantage : forts en construction, camps de bûcherons, fermes, gares ferroviaires… Les tribus que vous ralliez sont situées en marge de ces irruptions de la “civilisation”. Il s’agit donc principalement d’un jeu dit d’infiltration : affronter vos ennemis à terrain découvert n’est que rarement une bonne idée. Vous naviguez entre les patrouilles ennemies, vous vous planquez dans les buissons, vous coupez sagement du bois et cueillez des champignons : rien à voir avec la brutalité permanente de Read Dead, où le moindre virage dévoile de nouveaux ennemis à abattre ou des conversations bien burnées à avoir.

Dans Read Dead Redemption II, il n’y a pas un trajet sans dialogue permanent. 

La nature est donc votre univers, comme elle l’était pour les peuples amérindiens qui régnaient sur l’Amérique du Nord avant l’arrivée des colons français et anglais. Ce n’est pas une nature sauvage et magique, à la Pocahontas, mais un écosystème avec une faune et une flore utiles. Peut-être que le premier mérite du jeu est de ne pas s’être jeté dans le cliché mystique ou hippie de l’Amérindien qui parle aux arbres. Il n’empêche que cela reste très beau (attention, il s’agit d’un jeu gourmand en ressources, qui nécessite un ordinateur récent), entre les forêts profondes, les rivières et les prairies où paissent des bisons. Bisons qui ont d’ailleurs été exterminés par les colons états-uniens au cours du XIXe siècle, à la fois pour faire commerce de leur peau mais aussi pour priver les Amérindiens d’une ressource qu’ils géraient de façon méticuleuse et sans altérer leur développement. L’Amérindien n’est pas Pocahontas mais n’avait pas pour règle le pillage systématique des ressources naturelles, contrairement au capitaliste se ruant vers l’ouest.

J’ai tué un colon (et j’ai aimé ça)

Votre mission est donc de vous infiltrer dans les campements, forts et postes avancés colons et vous débarrasser de leurs occupants pour libérer des territoires. Plus vous y parviendrez et plus votre population grandira : dans chaque fort il y a des frères d’armes à libérer, et ils afflueront sur votre territoire quand votre réputation s’affirmera. Face aux colons, vous avez le choix : le plus sûr est de vous faufiler derrière eux dans la nuit, de les mettre à terre puis, selon vos envies, de les égorger ou encore de les subjuguer : il est possible de faire preuve de merci dans This Land Is My Land, contrairement à Red Dead Redemption où vous êtes régulièrement amené à commettre des massacres (et moralement, ça passe comme une lettre à la poste). Au terme d’une sorte de formule incantatoire un peu cheloue, vous entraînez le départ précipité de vos ennemis hors de votre territoire. Mais comme, en raison de leur nombre, vous n’avez pas toujours la possibilité d’exercer votre talent d’hypnotiseur, le plus efficace reste de les tuer, que cela soit avec votre arc ou avec les armes à feu que vous leur aurez volées.

“Hé, psssssst!”

Vous voilà donc à devoir assassiner des colons, parfois dans leur sommeil et ça fait bizarre, très bizarre. On nous a tellement habitué, quand on est un jeune Européen blanc, à s’identifier aux pionniers de l’ouest plutôt qu’à leurs adversaires amérindiens, qu’il est presque douloureux, au début, de devoir égorger deux trois soldats… Mais on s’y fait rapidement. Le fait d’arriver trop tard pour libérer des tribus alliées ou de retrouver vos hommes morts effacera progressivement vos scrupules. Et si cela reste compliqué pour vous, lire quelques articles Wikipédia sur la déportation et le génocide des Amérindiens au 19e siècle achèvera de vous convaincre.

Un monde à défendre

Mais pour y parvenir, il vous faudra faire preuve de prudence : précisons que le jeu est bien plus difficile qu’un Red Dead Redemption 2, qui vous renvoie en permanence à votre condition de gros bad boy badass tout en s’assurant qu’il soit impossible de rater un ennemi et en gratifiant le moindre de vos “head shot” d’un ralenti flatteur. L’ambiance y est aussi nettement moins chaleureuse. Red Dead Redemption, c’est la joie de pouvoir buter trois quatre malfrats puis de louer une chambre d’hôtel, boire deux trois whiskys en écoutant des conversations sur le bon vieux temps, puis aller se délasser dans un bain en se faisant frotter le dos par une femme à forte poitrine (eh ouais, les joueuses et joueurs homosexuels ne trouveront pas grand-chose pour eux, mais c’est par réalisme historique, nous assurent les fans).

La résistance, c’est un truc sérieux dans This land is my land. On ne rit pas, on ne boit pas, un peu comme quand on prend sa carte à Lutte Ouvrière, le calumet en plus.

A l’opposé de la vie trépidante des villages de Red Dead, dans This Land Is My Land les campements, même agrandis par des développements prévus par le jeu, restent des endroits sympatoches mais sans trop de vie. Pas de chants autour du feu (qui crépite pourtant en permanence au milieu du camp), pas de discussions bravaches avec nos compagnons d’armes. Chaque retour au bercail a un côté déprimant : vous êtes un grand chef de la résistance, vous venez de dégommer deux forts yankees et de libérer 15 prisonniers, et pourtant personne n’interrompt ses occupations quand vous pénétrez au milieu des tipis. Vous croyez être un grand chef amérindien mais vous êtes aussi bien accueilli que le stagiaire de 3e dans l’open space.

Clairement, les moyens limités du jeu viennent directement percuter son apport politique : en l’absence d’un univers social attachant, chaleureux et varié, on finit par se demander, après des heures de jeu à stresser comme un dingue pour neutraliser la moindre sentinelle, pourquoi on se décarcasse. Quel est le monde pour lequel on se bat, hormis l’idée abstraite de la liberté des peuples opprimés ? Car on ne lutte jamais que pour des idées, on lutte pour des gens, des groupes, pour la vie. Hélas, en ne nous permettant pas d’accéder à la diversité et à la richesse de la vie amérindienne, This Land Is My Land réduit considérablement l’expérience de la résistance.

Malgré cette importante limite, ce jeu vidéo prometteur permet de prendre conscience non seulement du rôle énorme de la fiction dans notre perception des rapports de pouvoir, mais aussi de l’intérêt de produire une culture révolutionnaire, c’est-à-dire qui donne envie de se battre et de remettre en cause l’équilibre des forces favorable aux dominants, dans les jeux vidéo.