Sur quatre saisons et dans le parfait style des « teenage movies », qui mettent en scène le lycée américain typique et idéalisé avec des adolescents au quotidien trépidant, Thirteen Reasons Why (« Treize raisons» en Québécois) aborde les questions de culture du viol, d’addictions en tout genre, de suicide, mais aussi… de lutte sociale. Derrière ses airs consensuels propre à l’univers stéréotypé des produits Netflix, Thirteen cache une leçon de la résistance avec un message simple : du désespoir le plus profond à la colère la plus froide, la solution est toujours collective.
La saison 1 de Thirteen Reasons Why, diffusée pour la première fois en mars 2017, suit le récit enregistré sur cassette par une lycéenne, Hannah Baker. Dans les heures précédents son suicide, elle a en effet souhaité en expliquer les 13 raisons principales, chacune correspondant à une personne qu’elle estime responsable du désespoir qui l’a poussé à mettre fin à ses jours. Thirteen commence ainsi par parler de suicide et c’est l’idée générale qui lui est associée, notamment par la presse. Cette focalisation est renforcée par l’avertissement qui précède chaque épisode, et qui déconseille aux adolescents de regarder la série seul. Bref, Thirteen reasons why apparaît de prime abord comme une série glauque et déprimante. La première saison corrobore ce préjugé puisqu’on y voit Hannah Baker mener sa vie d’adolescente confrontée aux déceptions amoureuses, aux moqueries, au harcèlement scolaire mais surtout à l’impunité dont jouissent les garçons sportifs et riches, qui n’ont jamais à répondre de leurs actes, y compris lorsqu’ils vont jusqu’au viol.
Les dessous sales des lycées idéalisés par les “teenage movies”
C’est le premier aspect original de la série. Esthétiquement, elle paraît très proche du classique « teenage movie » : les décors sont ceux d’un lycée américain avec des casiers individuels, il y a des matchs de baseball et un self avec de la malbouffe, mais peuplé de gens sveltes et beaux. Mais elle s’en éloigne radicalement en remettant en cause toutes les hiérarchies sociales qui sont habituellement présentées comme sympathiques. Les sportifs sont présentés comme une caste radicalisée dans leur violence et leur sentiment de supériorité, qui opprime le reste des élèves du haut de leur veste estampillées des couleurs de leur équipe. Les pom-pom girls sont celles qui subissent leurs regards et leur violence sexuelle. L’empathie est du côté des marginaux, mecs « skinny », gothiques ou homosexuels plus ou moins assumés, filles à la réputation de « salopes », adolescentes violées qui tentent de se reconstruire, racisé.e.s et/ou pauvres qui tentent de résister à la machine compétitive qu’est le lycée américain.
Le profil sociologique des protagonistes est globalement celui en vigueur dans la plupart des séries « teenage » récentes, de Teen Wolf à Sex Education : l’essentiel des personnages ont une vie « moyenne », en réalité aisée, quelques-uns sont riches, et quelques-uns sont pauvres et drogués. C’est évidemment une cartographie peu représentative de la population américaine, bien plus inégalitaire et moins « moyenne », mais cela sert un scénario qui ne met pour autant pas de côté la lutte des classes.
L’argent ne fait pas le bonheur mais donne (beaucoup) de pouvoir sur autrui
C’est à partir de la deuxième saison que la question sociale arrive sur le devant de la scène, après une première saison littéralement désespérante, puisqu’elle suit la narration d’une jeune femme qui, faute de trouver soutien, empathie et compréhension après les agressions qu’elle rencontre, met fin à ses jours. La suite de l’histoire est écrite par ses amis et ses parents, qui décident d’obtenir justice en accusant le lycée de négligence et en s’en prenant à un jeune violeur.
Or, celui-ci a aussi pour caractéristique d’être riche. Et si la série montre bien que l’argent ne fait pas le bonheur – le jeune Bryce Walker ayant passé le plus clair de son temps dans une grande maison vide, avec des parents distants –, elle dit clairement qu’il donne du pouvoir sur autrui, et beaucoup d’impunité. Celles et ceux qui s’en prennent à lui sont combattus à coup de sexisme et de racisme social, et la justice américaine met toutes les chances de son côté.
La série insiste sur la véritable emprise que ce riche garçon a sur ses camarades, pour qui il représente un soutien financier mais aussi émotionnel. L’institution scolaire ferme les yeux sur ses agissements et la caste des sportifs conserve ses privilèges avec sa bénédiction. Le sport représentant, pour les lycéens, la possibilité de décrocher une bourse universitaire – dans un pays où les études supérieures sont intégralement payantes –, une fidélité à toute épreuve envers l’institution sportive et ses leaders est donc requise.
La série a ainsi pour grande vertu de montrer que les violences sexuelles ne sont pas le simple faits d’individus isolés et mal dans leurs peaux qui « dérapent ». Elles découlent d’un système et sont favorisés par des confréries masculines où l’on se couvre mutuellement, tandis que le monde extérieur refuse d’agir tant que le mot « viol » n’a pas été prononcé et que la victime ne peut pas démontrer qu’elle est la vierge Marie. Quand, au cours du procès, l’histoire d’Hannah est enrichie de ses ambiguïtés et de de ses contradictions que son récit à elle, trame de la saison 1, avait mis de côté, la réaction de Clay, personnage principal de la série, est celle de nos journalistes ou de nos politiques face à une victime d’un homme puissant (au hasard, un ministre de l’Intérieur) : finalement, elle n’était pas si pure, pas si nette, non ? Finalement, elle l’avait un peu cherché, vous ne croyez pas ? La série crame sans sommation ces arguments.
Pas une énième histoire de résilience, mais un récit de résistance
Face à un tel système d’oppression et de contrôle social, qui se déroule dans le cadre verdoyant et libéral d’un pays qui ne cesse de proclamer la liberté individuelle – le lycée de Thirteen est ironiquement nommé « Liberty Highschool » -, la question de la soumission se pose en permanence. La série met donc en scène des personnages en prise avec des dilemmes moraux permanents. Agir avec justice et solidarité, ou se sauver dans un système où la protestation peut valoir chère ? Parler et risquer la violence physique, sexuelle ou sociale, ou bien se taire et avoir la paix et la culpabilité ?
La série ne raconte pas une histoire de résilience – ce processus à la mode qui raconte des reconstructions individuelles miracles et proprette -, mais une histoire de résistance, dérangeante et pas toujours clean. Elle met en scène des individus en colère, que la lutte collective transforme au plus profond d’eux-mêmes. Jessica, l’ex-pom pom girl agaçante de la saison 1, devient une femme violée en reconstruction puis une féministe héroïque, qui dénonce la passivité de l’institution scolaire face aux violences sexuelles et à l’impunité des sportifs. Ou encore Clay, geek taiseux et endeuillé par le suicide d’Hannah, qui fait face à sa colère par la construction d’un collectif d’amis solidaires tout en prenant conscience de sa responsabilité en tant qu’homme qui a laissé faire ou n’a pas voulu savoir. Guidés par leur rage, qu’ils peinent à contrôler, ils ne tentent pas de canaliser leur colère, de surmonter leur deuil ou de faire du yoga : ils se battent au risque d’échouer et de blesser.
Notons que les institutions officielles que sont le lycée, la justice ou la police sont décrédibilisées par la série. Du conseiller principal d’éducation (CPE) qui n’agit pas tant que le récit de viol qu’il reçoit ne décrit pas une situation stéréotypée et limpide (ce qui n’arrive jamais), au système judicaire américain qui admet la décrédibilisation de la victime en passant par le proviseur qui veut avant tout restaurer une paix sociale où les dominants règnent, aucun adulte n’apparaît comme un recours fiable face aux injustices et à la souffrance. Les protoganistes de Thirteen Reasons Why n’ont confiance en aucune institution et s’organisent par eux-mêmes. Seule la saison 4 (décrite par les fans comme “la saison de trop”) qui joue sur le thème très américain de la rédemption, réhabilite in extremis les adultes et leurs institutions.
La résistance comme question de vie ou de mort
Thirteen Reasons Why reste une série sombre, qui montre que face aux épreuves injustes qui rythment la vie, dans nos latitudes capitalistes et patriarcales, le suicide demeure une option. Antithèse de la résistance collective, se donner la mort seul n’est pas un sujet aguicheur pour série Netflix (comme on a tendance à le croire en s’arrêtant à la saison 1). C’est un phénomène social qui s’accentue à mesure que le système gagne en arbitraire et en violence. En France, les idées suicidaires augmentent chez les moins de 25 ans. Dans une société où le jeu scolaire est de plus en plus dupé en faveur des bourgeois ou sous-bourgeois, où les perspectives d’avenir social sont sombres et où le discours du collectif et de la solidarité n’est réduit qu’à des slogans vides (le « vivre-ensemble »), la solitude s’étend et l’espoir lié à la présence des amis, des collègues ou des camarades dans sa vie se réduit comme peau de chagrin. Aussi, quand l’injustice gagne, les défaites s’accumulent, l’isolement progresse et la mort reste une option.
Dans sa saison 3, la série met en scène un ordre renversé : le riche impuni est seul et en souffre, les autres s’unissent et se soignent. Même dans ce contexte où la compassion est de mise, Thirteen Reasons Why ne sanctionne pas la colère féministe, la rage de classe ou le sentiment de revanche sociale. Mais elle conditionne leur efficacité à une seule condition : que le collectif soit le maître d’œuvre.