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Il a racheté La Provence, La Tribune, il a pris des participations dans M6 et Brut et il est désormais le nouveau propriétaire des chaînes BFM TV et de la radio RMC, qui forment ensemble le troisième groupe de média privé du pays. Il y a encore quelques années, pas grand-monde n’avait entendu parler de Rodolphe Saadé. Désormais, les portraits élogieux s’enchaînent dans la presse, certainement parce qu’il faut s’attirer les bonnes grâces de celui qui a le cash pour “sauver” tous les médias qui le souhaiteront. Pour Le Point il est “le nouvel empereur des médias”, Le Monde raconte son épopée “de la mer aux ondes” tandis que Le Figaro salue cet homme “capitaine d’entreprise d’un côté et patron de presse de l’autre”… Comme si c’était normal que nos médias appartiennent à des patrons. Cet homme mérite-t-il tous ces éloges ? Qu’a-t-il fait au juste ? D’abord, il s’est contenté de naître et d’hériter de l’entreprise de son père, CMA-CGM, dont la constitution s’est faite avec l’aide de politiques complaisants. Puis, il a considérablement augmenté ses tarifs depuis la pandémie de Covid. Enfin, il bénéficie d’une arrangeante niche fiscale qui nous coûte 4 milliards d’euros par ans.

Article initialement publié en octobre 2022, remis à jour le 18 mars 2024

CMA-CGM, pour Compagnie maritime d’affrètement – Compagnie générale maritime, est un armateur de porte-conteneur français, dont le siège social est à Marseille. Les porte-conteneurs sont ces gigantesques navires transportant des marchandises d’un bout à l’autre du globe et donc indispensable à la bonne marche du capitalisme mondialisé. En 2022, le PDG de la CMA-CGM apparaissait dans le top 5 du classement Challenges des 500 plus grandes fortunes de France. Rodolphe Saadé s’est propulsé en un an au 3e rang des fortunes de France, puisqu’il a gagné en 2021 30 milliards d’euros de plus que l’année précédente. 

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“Mon secret de réussite ? être né !”

Si la fortune des Saadé a explosé ces dernières années, c’est grâce à l’épidémie mondiale de Covid-19. Les tensions d’approvisionnement générées par la reprise économique post-confinement ont créé une aubaine pour les armateurs, qui ont décidé d’augmenter considérablement leurs tarifs. Les profits faramineux des armateurs comme Saadé ont provoqué en 2021 les foudres de Joe Biden, qui a exigé des enquêtes détaillées sur cette envolée des coûts du transport international, qui nourrit l’inflation planétaire que nous connaissons encore. Michel-Edouard Leclerc, PDG du groupement d’hypermarchés du même nom (lui aussi héritier de l’entreprise familiale), a même attaqué Rodolphe Saadé et son groupe en novembre 2021 : “Je trouve bizarre d’augmenter les factures quand on affiche des résultats de 30 milliards par trimestre. Il ne faut pas laisser passer cette inflation”. Saadé agit pourtant avec cohérence, comme tout bon capitaliste : plus la dépendance à l’égard de ses services augmente, plus il augmente ses coûts. Michel-Edouard Leclerc, qui s’est attribué le rôle d’incarner la conscience morale du système, feint d’ignorer cette règle. Le secteur du transport maritime est dominé par 4 géants mondiaux, dont l’ensemble des pays sont dépendants pour échanger des marchandises. MSC (famille Aponte), Maersk (famille Moller), Cosco (propriété de l’État chinois) et CMA CGM (famille Saadé) ont même conclu des alliances stratégiques et techniques (Ocean Alliance, 2M et The Alliance). Vous voyez la Guilde Spatiale dans Dune, de Frank Herbert ? Une entreprise en situation de monopole qui dicte sa loi aux États ? On s’y dirige.

En 2022, le PDG de la CMA-CGM apparaissait dans le top 5 du classement Challenges des 500 plus grandes fortunes de France. Rodolphe Saadé s’est propulsé en un an au 3e rang des fortunes de France, puisqu’il a gagné en 2021 30 milliards d’euros de plus que l’année précédente. 

Discrètes, nos grandes familles leaders du transport fonctionnent en bonne intelligence avec les États. Le Monde raconte ainsi que Macron est “toujours le bienvenu à la « tour » CMA-CGM, lors de ses déplacements à Marseille”. Tandis qu’en 2022, Saadé a tenté de recruter un ancien ministre des Transports : Jean-Baptiste Djebarri ne laissera pas de grandes traces dans l’histoire du quinquennat Macron, si ce n’est celle d’avoir fait des vidéos rigolotes sur la plateforme TikTok. Pourtant, en raison des dossiers techniques et politiques auxquels il avait eu accès durant son mandat, son recrutement présentait un risque pour l’État : c’est ce qu’a estimé la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP), consultée sur ce transfert. ​​L’Autorité a considéré qu’il présentait un risque “substantiel” pour le “fonctionnement indépendant et impartial de l’administration”. Ce risque est évidemment souhaité par les entreprises qui recrutent des anciens ministres, des anciens hauts fonctionnaires : il s’agit de bénéficier du carnet d’adresses de leur nouvelle recrue plus que de son talent. Une bonne partie de la classe politique recycle ses “compétences” au service des grandes entreprises privées et de leurs actionnaires, pour capitaliser sur leur parcours et ainsi appartenir à un monde qu’elle envie souvent. 

Derrière l’héroïsation médiatique, un héritage familial

La famille Saadé est immensément riche, certes, mais cet argent ne vient pas de nulle part (air de violon) : “l’histoire côté Saadé débute en 1978, quand Jacques (le père de Rodolphe) a dû fuir la guerre civile, se réfugiant à Marseille. Il redémarre de zéro avec un seul navire. Avant de pressentir, à la fin des années 1980, l’essor de l’Asie. il ouvre les premières lignes vers la Chine, futur Atelier du monde”.  C’est un journaliste de Challenges qui parle. Dans ce magazine, tous les grands patrons sont des génies, visionnaires et philanthropes. Jacques Saadé a “pressenti” l’essor de l’Asie, il avait un train d’avance sur tout le monde. La justification première de la fortune des grandes familles capitalistes, c’est toujours le mérite qui revient à leurs fondateurs. Leurs parcours cochent toutes les cases du récit capitaliste ordinaire. Saadé père serait parti de rien, nous laisse entendre l’article de Challenges. Ensuite intervient l’audacieux choix entrepreneurial qui change sa vie : il “ouvre les premières lignes vers la Chine”. Puis les enfants lui succèdent après voir : “Rodolphe et sa soeur Tanya n’ont jamais oublié, nous raconte Le Monde, cette terrible année 2009, quand CMA CGM (…) a failli sombrer sous le poids de son endettement, en pleine récession mondiale”. Bref, on ne dirait pas comme ça, mais ils ont galéré.

La presse spécialisée n’est pas du genre à contrarier l’histoire racontée (storytelling) du grand patronat.

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Auditionné par le Sénat le 22 juillet au sujet de l’inflation et de ses super profits, Rodolphe Saadé a visiblement passé un sale quart d’heure

Il faut évidemment, pour adhérer à ce point de vue, ne pas être trop regardant sur les détails, et s’en tenir à la biographie officielle délivrée par Challenges ou Le Monde. Un petit approfondissement risquerait de nous apprendre que Jacques Saadé est lui-même héritier d’une belle affaire familiale, qui comptait plusieurs usines en Syrie… Jacques Saadé le dit lui-même au Point en 2013 : c’est son père qui “a tout bâti tout seul”, pas lui. Mais dans les dynasties bourgeoises, chaque génération a droit à son heure d’héroïsme méritocratique, louant au passage la figure paternelle pour se grandir davantage. Rodolphe Saadé, auditionné par le Sénat le 21 juillet 2022 au sujet des “super profits” de son entreprise (la plus bénéficiaires de tout le pays cette année-là, avec Total Énergies), a débuté son intervention par le rappel de l’épopée paternelle : “mon père a dû fuir le Liban pour s’installer à Marseille, j’avais 8 ans”. Quel rapport avec les super-profits engrangés, sur fond d’inflation galopante, par son entreprise ? Aucun. Mais le récit des origines permet de rappeler aux sénateurs qu’ils ont face à eux le fils d’un héros. Et la presse spécialisée n’est pas du genre à contrarier l’histoire racontée (storytelling) du grand patronat. “Saadé, confidences d’un tycoon des mers” titrait Le Point, annonçant la couleur de son entretien sans concession avec le patriarche. 

Une fortune obtenue sur le dos du contribuable

Pourtant, un peu de mémoire politique ne fait pas de mal, et permet de relativiser un peu un récit de réussite uniquement basé sur un pressentiment entrepreneurial. Comme beaucoup de fortunes consolidées dans les années 80-90, Saadé a bénéficié d’un ensemble de choix politiques et macroéconomiques qui ne relèvent pas du “pressenti” sur un contexte géopolitique nouveaux, mais de belles opportunités aux soubassements moraux discutables.  En 1996, comme partout en Europe et dans le monde, le gouvernement français d’Alain Juppé s’adonne aux plaisirs des privatisations à tout va. La Compagnie Générale Maritime (CGM) est bazardée pour l’occasion. Héritière des messageries maritimes et de la compagnie générale transatlantique (propriétaire du célèbre paquebot France), cette entreprise est cédée à celle de Jacques Saadé, CMA. L’affaire est cousue de fil blanc : juste avant la privatisation, le gouvernement a renfloué la compagnie publique à hauteur d’1 milliard de francs, pour ensuite la céder à un prix bien plus faible à CMA. Il faut dire que Jacques Saadé est en très bonne entente avec le gouvernement et le parti présidentiel – le RPR – pour lequel il a activement travaillé dans les départements d’Outre-mer. Le gouvernement préfère CMA à un concurrent, malgré une offre nettement inférieure. 

“Tout à coup, ils entendent des cris… et apprennent qu’un carton d’archives vient d’être dérobé par deux personnes qui se sont enfuies en voiture. Coïncidence, il s’agit de la caisse numéro 278, dont le contenu est intitulé « CGM privatisation huit dossiers spéciaux » !

Le Monde, 4 juin 2000

Quelques années plus tard, sous l’impulsion du frère de Jacques, Johnny, évincé des affaires familiales, la justice se penche sur le cas CMA CGM : Jacques est mis en examen pour « abus de biens sociaux, faux et usage de faux, présentation de faux bilans, escroquerie »… Il est notamment accusé d’avoir pompé les finances de la compagnie publique pour renflouer sa propre entreprise, totalement dans le rouge avant la privatisation. Dans cette affaire, la justice patine, et le dénouement est rocambolesque : le 23 mars 1999, la police perquisitionne la société où sont entreposées les archives de la CMA. “Tout à coup, ils entendent des cris… et apprennent qu’un carton d’archives vient d’être dérobé par deux personnes qui se sont enfuies en voiture. Coïncidence, il s’agit de la caisse numéro 278, dont le contenu est intitulé « CGM privatisation huit dossiers spéciaux » !” – la lumière sur cette affaire n’a jamais été faite, mais une chose est sûre : ce n’est pas seulement Jacques Saadé, le “tycoon des mers”, qui a permis à son entreprise de passer le cap du deuxième millénaire, mais le contribuable français, dont l’ex-entreprise publique a été bradée après avoir été renflouée, et qui aurait servi de réserve financière à la CMA en difficulté. C’est dans les archives du Monde qu’on trouve toutes ces informations, mais pourtant le journal n’en fait plus du tout référence dans ses différents portraits de Rodolphe Saadé…

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En Grèce, le port de Thessalonique a été privatisé fin 2017 par le gouvernement d’Alexis Tsipras. Parmi les acquéreurs, CMA CGM, toujours dans les bons plans

La “réussite” de Jacques Saadé est moins univoque que ce que sa biographie officielle laisse entendre. Celle de son fils Rodolphe ces dernières années est nettement moins difficile à comprendre : il est né au bon endroit. Mais surtout, il a bénéficié d’un contexte économique porteur pour les activités de son entreprise. La pandémie mondiale et l’importante reprise des échanges commerciaux qui l’ont suivi ont mis le secteur du transport en tension et permis à CMA CGM et ses concurrents d’augmenter considérablement leurs tarifs. “Porté par la surchauffe du transport maritime et la désorganisation des chaînes logistiques mondiales qui ont suivi la pandémie de Covid-19, CMA CGM est devenu en 2021 l’entreprise française qui a dégagé le plus de bénéfices (18 milliards de dollars), devant TotalEnergies. Et l’année 2022 sera encore meilleure” nous prévient le journal économique La Tribune… peu avant d’être racheté par Saadé.

En 2022, le groupe CMA-CGM a donc bénéficié d’un taux d’imposition à 2,3% (contre 25% pour les autres entreprises). Rien que cette année-là, cette niche fiscale a fait perdre aux finances publiques 4 milliards d’euros, et la CMA-CGM en est le premier bénéficiaire.

Les Saadé se sont enrichis grâce à une privatisation très accommodante, à une inflation non régulée mais aussi grâce à un régime fiscal extrêmement privilégié. En effet, depuis 2003, les compagnies maritimes ne sont plus imposées comme les autres entreprises. Elles ne payent pas l’impôt sur les sociétés mais sont imposées sur le tonnage de leurs navires. En 2022, le groupe CMA-CGM a donc bénéficié d’un taux d’imposition à 2,3% (contre 25% pour les autres entreprises). Rien que cette année-là, cette niche fiscale a fait perdre aux finances publiques 4 milliards d’euros, et la CMA-CGM en est le premier bénéficiaire. C’était BFM TV qui nous le disait en octobre 2022… la chaîne continuera-t-elle de relayer une telle information avec Saadé pour nouveau propriétaire ?

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La tour CMA CGM domine Marseille en toute modestie

Rodolphe Saadé s’est contenté de naître et de tirer profit de la situation confortable que son secteur du transport maritime occupe dans la reprise économique post-Covid. Vous, vous vous contentez de travailler, pour ne plus pouvoir vous payer les produits rendus hors de prix par Saadé et ses semblables. La “mondialisation”, “l’inflation”, les “délocalisations”, la “baisse du pouvoir d’achat” sont décrits par nos médias comme des processus incontrôlés, inéluctables, dont les causes sont “complexes” et bien abstraites. Or, derrière ces mots creux se cachent des noms, et des adresses. Vous souffrez de l’inflation des produits qui vous permettent de survivre ? L’un des responsables s’appelle Rodolphe Saadé. C’est l’héritier d’un homme d’affaires, lui-même héritier, qui a su piller le contribuable avec la bénédiction de nos politiques. Son adresse professionnelle est à Marseille : vous ne pouvez pas la louper, la tour CMA CGM est le plus haut bâtiment de la ville, après Notre-Dame de la Garde et elle est située… Boulevard Jacques Saadé. 


Nicolas Framont


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