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Rokhaya Diallo est une chercheuse, journaliste, autrice et militante antiraciste et féministe française.  Alors qu’elle bénéficie d’un certain prestige à l’international – elle est depuis 2020 contributrice au Washington Post et, depuis 2021, chercheuse à l’université de Georgetown (Washington) -, elle est, en France, régulièrement la victime d’attaques et de polémiques d’une extrême violence, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les médias et la classe politique. La raison ? Rokhaya Diallo aborde frontalement la question du racisme en France, sujet encore extrêmement tabou. C’est notamment dans ce but qu’elle a co-créé, avec Grace Ly, le podcast Kiffe ta race dont est tiré le livre du même nom, sorti cette année (ed. Binge Audio Editions & @editionsfirst). Nous étions donc ravis de pouvoir nous entretenir avec elle sur des thèmes comme, entre autres, le lien entre racisme et capitalisme, la montée de l’extrême droite en Europe, l’antisémitisme, la dite « américanisation du débat public »… 


Dans l’avant-propos et la première partie de Kiffe ta race, ouvrage co-écrit avec Grace Ly, et qui porte le même nom que votre podcast, vous expliquez bien que la race n’est pas une donnée biologique, mais une donnée sociale héritée d’une histoire colonisatrice et esclavagiste. Est-ce que par conséquent vous considérez que l’émergence du racisme et du capitalisme sont intrinsèquement liés ? Est-ce que le racisme est venu justifier idéologiquement l’esclavage, l’impérialisme et la colonisation sur lesquels a reposé – et repose toujours en grande partie – le système capitaliste ? Ou bien est-ce que le racisme est une donnée autonome, préexistante dans la culture blanche occidentale, qui a entraîné justement ces entreprises esclavagistes et colonisatrices ?

Je crois vraiment que le racisme tel qu’on l’entend aujourd’hui, comme suprématie blanche, est lié à l’expansion du capitalisme et à la volonté des puissances européennes de s’établir sur d’autres territoires par la force, et de les exploiter matériellement et humainement. Ce projet et cette exploitation ont été  justifié par l’infériorisation de populations autochtones qui ont été massivement déportées ou colonisées. 

Je pense vraiment que l’expansion capitaliste est intrinsèquement liée à la généralisation des théories raciales, d’abord justifiées par une certaine interprétation de la religion, puis à partir du XVIIIe siècle, par des pseudo-sciences qui vont établir un racisme biologique. 

L’idéologie raciste et l’extrême droite progresse en Europe. Quelle est votre analyse ? Comment peut-on la combattre ? 

Ce que je constate en premier, c’est l’abaissement du seuil de vigilance et de compréhension de l’extrême droite de manière générale : on le voit avec le traitement médiatique du Rassemblement National en France. L’absence de crainte par rapport à l’arrivée de 89 députés de ce parti à l’Assemblée nationale, ses très bons résultats électoraux depuis 2014, et la banalisation de la parole lepéniste… C’est une des raisons pour lesquelles ces partis se sont installés dans l’espace public. Dans la couverture de l’élection italienne, on éprouvait des difficultés à reconnaître que les Frères d’Italie était un parti d’héritage fasciste. Dans le vocabulaire, dans l’acceptation générale de la présence de ces partis dans la sphère politique, dans la manière dont les discours publics et médiatiques ont accompagné leur normalisation, il y a des éléments qui permettent de comprendre comment ces partis sont perçus comme des partis comme les autres, comme acceptables. 

Il faut faire des rappels systématiques de ce qui ils sont, de quels sont leurs programmes, de ce qu’ils soutiennent, rappeler des choses élémentaires qui sont disponibles pour tout le monde. Parmi les personnes élues à l’Assemblée Nationale, certaines se sont exprimées contre l’IVG. Il faut rappeler que le programme de Marine Le Pen contrevient aux idéaux de la Constitution, car il fait une distinction de traitement explicite entre les Français et les étrangers. Bref, il faut rappeler que ce sont des partis hostiles aux fondamentaux de la République. On ne le dit pas suffisamment. On ne se penche pas assez sur les déclarations des uns des autres : comme Louis Aliot (maire RN de Perpignan, vice-président du RN et ancien compagnon de Marine Le Pen, ndlr), qui vient d’être normalisé par les époux Serge et Beate Klarsfeld (importants défenseurs de la cause des déportés juifs de France, qui ont reçu la médaille de la ville de Perpignan remise par Louis Aliot, ndlr), refuse de nier l’existence du Grand Remplacement (théorie raciste de Renaud Camus considérant que la population blanche serait sciemment remplacée par des populations non-blanches, ndlr). Quand on voit des personnes aussi honorables et courageuses que les Klarsfeld accepter de recevoir des médailles de personnes du RN en disant qu’ils sont acceptables parce qu’ils ne sont plus antisémites, c’est une manière de dire que le fait qu’ils soient racistes, homophobes, islamophobes et sexistes, ce n’est pas si grave. Sans compter le fait que l’antisémitisme n’a pas disparu du RN. C’est vraiment effrayant.

On voit qu’il y a effectivement une récupération et une instrumentalisation par la droite de la lutte contre l’antisémitisme. Il y a un antisémitisme fort en France. L’Etat français et son élite ont une histoire antisémite. L’antisémitisme en France est-il un racisme systémique ou non-systémique ? Comment intégrer efficacement la lutte contre l’antisémitisme dans nos combats dans ce contexte de récupération ? 

Il y a évidemment un racisme systémique contre les juifs : les juifs ont été exposés à un génocide auquel a largement participé l’Etat français. A partir du moment où l’Etat a déployé des moyens policiers absolument monstrueux pour enfermer et déporter des populations françaises, qui ont été dégradées de leur citoyenneté de manière massive, bien sûr qu’il y a un racisme systémique. On vient d’ailleurs de commémorer les 80 ans de la Rafle du Vel d’Hiv’ (plus grande arrestation massive de juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale et perpétrée par des policiers et gendarmes français, ndlr). Ce racisme est ancien : il y avait un anti-judaïsme chrétien auparavant, qui est devenu systémique dans la volonté de détruire quand il a été formalisé par des théories raciales. 

Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous

Frantz Fanon (1925-1961)

C’est important de rappeler la généalogie et la filiation entre les théories racistes : Adolf Hitler était un admirateur de Madison Grant, un des théoriciens de la ségrégation aux Etats-Unis. Il y a un cousinage dans ces idéologies qui est extrêmement fort : les Allemands, avant de perpétrer le génocide contre les juifs, ont commis des génocides en Namibie au début du XXe siècle (programme d’extermination par les troupes coloniales allemandes entre 1884 et 1911 qui a entraîné l’assassinat d’environ 65 000 Héréros et de 20 000 Namas, ndlr). Les techniques qui ont été déployées contre les populations Héréros et Namas en Namibie ont été ensuite déployées contre les juifs. Idéologiquement, l’antisémitisme appartient au racisme : dans le racisme, il y a l’antisémitisme, l’islamophobie, la négrophobie, etc. Tout ça fait partie d’un tout idéologique qui a des formes différentes. Dans le combat antiraciste aujourd’hui, il faut par exemple rappeler que le Ku Klux Klan (société secrète et terroriste américaine défendant la suprématie blanche, ndlr) a toujours été opposé aussi bien aux noirs qu’aux juifs : des juifs ont été assassinés par le Ku Klux Klan parce qu’ils prenaient part au mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. Frantz Fanon disait : “quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous”. Aujourd’hui, il y a des jeunes personnes juives qui réfléchissent à la manière dont on peut penser la lutte contre l’antisémitisme dans l’antiracisme contemporain : des personnes comme Myriam Levain, ou Illana Weizman, qui vient de publier un livre qui s’appelle Des Blancs comme les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme

Entretien avec Rokhaya Diallo - Soutenez nous

On dit souvent sur ces thèmes qu’il y a une américanisation du débat public. Vous prenez le revers de cela en expliquant qu’il y a une “invisibilisation” des figures françaises de l’antiracisme.

En France, on refuse de célébrer les figures antiracistes françaises car on baigne dans le déni. En célébrant des personnes tout à fait honorables comme Rosa Parks, Martin Luther King, Angela Davis… on dit implicitement “Nous on a personne en France, parce qu’il n’y a pas de problème”.

Ce déni fait qu’on s’empêche de célébrer davantage des personnes comme Frantz Fanon (1925-1961,psychiatre et essayiste français, figure majeure de l’anticolonialisme, ndlr) qui est pourtant révéré à l’étranger, ou Paulette Nardal (1896-1985, journaliste française, militante de la cause noire et inspiratrice du courant littéraire de la négritude). Je crois vraiment que partir du point de vue français, c’est ce qu’on a voulu faire avec Kiffe Ta Race, en citant majoritairement des personnes françaises, comme Colette Guillaumin (1934-2017, sociologue et militante antiraciste et féministe, figure importante du féminisme matérialiste, ndlr) ou Albert Memmi (1920-2020, auteur franco-tunisien, à l’origine des concepts de “judéité” et d’ “hétérophobie”, ndlr) permet de montrer qu’il y a toujours eu une réflexion antiraciste française. On peut, évidemment, s’aider des travaux universitaires produits dans d’autres pays, mais en France il y a déjà largement matière. 

Ce déni du racisme en France, comment l’expliquez-vous ?

Je le lie à la mythologie autour de l’universalisme républicain, cette manière de dire que la République aurait toujours été vertueuse et que l’universalisme serait déjà survenu. L’universalisme est un très bel idéal, mais qu’on n’a jamais vu se produire nulle part et particulièrement pas en France. 

Dans la deuxième partie de Kiffe Ta Race, intitulée “Les racistes ne sont pas (seulement) des méchants”,  vous appelez à dépasser une approche morale et individuelle du racisme. Pouvez- vous nous expliquer ce que vous entendez par là ? 

A partir du moment où le racisme est systémique, on est tous et toutes exposés et influencés par sa présence. De ce fait, on est tous et toutes susceptibles de produire des discours et des idées racistes. Il ne s’agit pas de dire de telle ou telle personne qu’elle est raciste ou non, de la qualifier moralement et individuellement, mais de comprendre comment on produit et on perpétue ces idéologies. 

Finalement, ce n’est pas important de savoir si la personne est “gentille” ou “méchante” : ce qui est important, c’est de connaître les effets de ses paroles et de ses actions, et de pouvoir les dépasser. C’est vraiment ce qui me semble prioritaire. 

Pendant très longtemps en France c’est l’approche très morale de l’antiracisme qui a prévalu

Rokhaya Diallo

Pendant très longtemps en France c’est l’approche très morale de l’antiracisme qui a prévalu, celle-ci limitant les racistes étaient à des gens méchants issus de d’extrême droite. C’était par exemple le discours de SOS Racisme dans les années 1980. Finalement, ce n’est pas efficace, car personne ne se reconnaît dans des valeurs morales négatives. Il est très rare que des gens revendiquent la méchanceté ou la haine. De cette manière, personne ne va se dire “peut-être que moi, à un moment, j’ai participé à ce système, sans le vouloir, ou en le voulant, ou en étant ignorant” et se remettre en question. Or, on y participe tous et toutes d’une manière ou d’une autre, et l’important c’est de se remettre en question, de parvenir à interroger les croyances que l’on nourrit. C’est s’extraire du stigmate individuel pour essayer de trouver des pistes de sortie qui soient beaucoup plus vastes. 

Vous expliquez qu’il est bien commode de circonscrire le racisme au lepénisme et à l’extrême droite, alors que l’histoire montre que la République peut bien être raciste et que le lepénisme est une des résultantes de la République. Considérez-vous qu’il y a une différence de nature entre le RN et les autres partis (LR, LREM), ou simplement une différence de degré

Je dirais qu’il y a une différence de nature car le RN a été fondé par des anciens nazis et des nostalgiques de l’Algérie française et de la colonisation en général. L’essence même du RN est fondée sur ces idéologies-là. Pour autant, les autres partis ne sont pas épargnés parce qu’ils ont été fondés par des personnes qui n’ont pas nécessairement déconstruit ces idées-là. 

À gauche néanmoins, il y a des idéaux antiracistes qui sont présents, même s’ils ne sont pas toujours mis en œuvre de manière efficace. Il y a tout de même une volonté de justice sociale. C’est comme pour le féminisme, il y a une sensibilité plus grande. D’ailleurs, on entend plus de critiques du sexisme à gauche qu’à droite, tout simplement parce que les militantes de gauche y sont plus sensibles. Par exemple, le fait qu’Eric Zemmour ait été accusé par de multiples femmes d’être un harceleur sexuel, ne lui a pas causé de tort auprès de ses électeurs ni dans  son parti, au contraire. 

Il y a donc quand même une différence de nature, car il y a des partis dont les fondements consistent en la perpétuation ce type d’idéologie néfastes. 


Entretien par Eugénie P. & Rob Grams

Illustration par Antoine Glorieux


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