Le Sénégal commémore les 80 ans du massacre de Thiaroye, un événement traumatique pour les Sénégalais et pourtant fort absent des mémoires françaises. Cette commémoration se déroule dans un contexte particulier puisque le Sénégal a exigé de la France qu’elle retire ses troupes au plus vite. Se souvenir des crimes coloniaux, c’est mieux comprendre le rapport oppressif qui persiste entre l’Etat français et les nations africaines qui furent colonisées, celui avec les Françaises et Français afrodescendants, le logiciel colonial qui continue d’habiter le gouvernement dans les répressions en Nouvelle-Calédonie, Martinique et Guadeloupe, le soutien jusqu’au grotesque d’Israël dont le dirigeant est désormais sous mandat d’arrêt pour crimes contre l’humanité, et la suffisance du Président Macron traitant sans gêne aucune les Haïtiens de “cons” dans leur propre pays.
La “Françafrique” : une décolonisation jamais complètement achevée
Malgré la décolonisation des années 1950 et 1960, l’Etat français a maintenu dans les anciennes nations colonisées africaines, par tout un ensemble de mécanismes (présence militaire, corruption, assassinats, coups d’Etat, franc CFA…), un fort contrôle pour la préservation des intérêts du capitalisme français aux dépens d’un développement démocratique et souverain de ces dernières.
C’est ce qui a été appelé la “Françafrique”, terme défini par Issa N’Diaye, philosophe et ancien ministre malien, comme “une sorte de tutelle qui ne dit pas son nom et qui consiste à faire prévaloir les intérêts de la France, les intérêts des entreprises françaises, des multinationales françaises sur celui des populations africaines”, c’est-à-dire une persistance de structures et de politiques héritées de la période coloniale.
La présence militaire, notamment, a permis à la France de soutenir les régimes en place, de dissuader des attaques contre des pays favorables à ses intérêts, de projeter des forces militaires en Afrique, de garantir la sécurité des citoyens français sur place comme celles des entreprises françaises. Dans le cas du Sénégal, cela servait à protéger les intérêts économiques des capitalistes français, présents par exemple via Total, Bolloré et Orange.
La situation évolue toutefois avec une perte d’influence croissante de l’impérialisme français, du fait, notamment, de dirigeants africains tentant de minorer celle-ci et de jouer sur les compétitions entre puissances capitalistes.
Le Sénégal ne veut plus être occupé par la France
La situation politique au Sénégal s’est récemment trouvée modifiée avec l’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye, élu, notamment, sur une promesse de “souveraineté”, c’est-à-dire une lutte contre les ingérences étrangères.
Celle-ci se traduit par un certain nombre de mesures concrètes comme la limitation des exportations d’arachides pour favoriser la production et la commercialisation locale. Concrètement il s’agit de suspendre les exportations de graines d’arachide dès cette année, d’augmenter le prix plancher au kilo et de relancer les usines de la Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal (Sonacos) pour absorber au maximum la production locale (celle-ci a actuellement une capacité de transformation totale d’environ 500 000 tonnes sur les 1,7 millions produites chaque année).
Vis-à-vis de la France, le chef d’Etat a formulé deux exigences : la reconnaissance du massacre de Thiaroye, sur lequel nous allons revenir, ainsi que le départ des troupes françaises au Sénégal – manière de lier le passé colonial avec le présent de la présence militaire en Afrique.
Aux médias français, ce dernier a formulé sa demande sous la forme de questions simples : « Combien y a-t-il de soldats sénégalais en France ? Pourquoi faudrait-il des soldats français au Sénégal ? (…) Quel pays peut avoir des militaires étrangers sur son sol et revendiquer son indépendance ? (…) Le Sénégal est un pays indépendant, c’est un pays souverain et la souveraineté ne s’accommode pas de la présence de bases militaires » étrangères.
Alors que les médias français titrent sur “Pourquoi l’armée française quitte l’Afrique ?”, le président sénégalais pose les vraies questions et remet les choses à l’endroit : pourquoi y avait-il une telle présence militaire française en Afrique ? Pourquoi les pays africains devraient-ils accepter ce que les pays occidentaux n’accepteraient jamais ? Imagine-t-on des troupes sénégalaises postées en Ile-de-France ?
La même semaine, le Tchad a lui aussi demandé le départ des troupes françaises de son pays. Tout cela s’ajoute aux retraits de troupes forcés au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Les tirailleurs sénégalais et le massacre de Thiaroye
La commémoration du massacre de Thiaroye et la mobilisation de cette mémoire par la président sénégalais nouvellement élu permet de comprendre l’extrême brutalité qui fut celle du colonialisme français.
Les “tirailleurs sénégalais” étaient les soldats recrutés par l’armée coloniale française en Afrique pour aller, notamment, se faire massacrer dans les guerres européennes. Ceux-là ne venaient pas que du Sénégal mais également des territoires que sont aujourd’hui le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Tchad ou le Cameroun. Ces soldats furent positionnés en première ligne pendant la Première Guerre mondiale, en plus d’avoir des pensions militaires bien inférieures à celles des soldats français. Même lorsque les pensions d’anciens combattants furent revalorisées, les tirailleurs ne bénéficièrent pas de ces augmentations. Ils ne se virent pas non plus attribuer la nationalité française. Les tirailleurs ne participèrent pas seulement à la Première Guerre mondiale mais aussi à la seconde où ils prirent part, notamment, aux combats en Provence et à la campagne d’Italie pour libérer la France du fascisme.
En 1944, près de Dakar, des tirailleurs sénégalais protestèrent pacifiquement pour réclamer le paiement des soldes qui leur avaient été promises : ils se firent massacrer par l’armée française, c’est ce qui resta comme le “massacre de Thiaroye”.
Encore aujourd’hui le nombre exact de tirailleurs massacrés reste sujet à débat même si l’on sait qu’il s’agissait de plusieurs dizaines (les historiens estiment généralement entre 35 et 70 morts).
La commémoration du massacre de Thiaroye met en lumière l’héritage barbare du colonialisme français, un passé qui continue de déterminer les relations entre la France et ses anciennes colonies. Alors que le Sénégal revendique sa souveraineté en exigeant le départ des troupes françaises, cette mémoire rappelle l’urgence d’une rupture franche avec les logiques néocoloniales.
ROB GRAMS
Photo de couverture : Fresque murale à Dakar (Sénégal) commémorant le massacre de Thiaroye de 1944 (Crédit photo : Erica Kowal, CC BY-SA 2.0 via Wikimedia Commons)
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