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Sujet de préoccupation majeur des individus de tout genre et de tout âge, la sexualité fait pourtant l’objet des analyses et conseils les plus navrants dans notre monde médiatique. D’abord, le discours sur le sexe est encore imprégné d’un sexisme et d’un virilisme assez insupportables, les magazines féminins faisant souvent porter la responsabilité sur la femme (sommée de prendre soin d’elle, de son poids, de ses « dessous sexy »), les publications « pour les hommes » étant quant à elles cruellement dépourvues de réflexion en la matière. Mais d’une façon plus générale, la sexualité est toujours traitée comme un sujet à part, déconnectée du reste de notre vie, tout juste affectée par des paramètres extérieurs flous comme « la fatigue » ou « le stress ». La conclusion la plus souvent émise est que c’est de votre faute : que ce soit vos kilos en trop, votre hypersensibilité ou votre fameux « manque de confiance en vous », c’est vous qui êtes responsables de vos soucis, de vos frustrations, de vos anxiétés. C’est faire abstraction de tous les éléments de contexte, de tout ce que la société a d’influence sur le niveau et l’expression de notre désir, de tout ce qui heurte, dans notre monde capitaliste, la possibilité d’avoir la vie sexuelle que l’on aimerait.

La thèse de notre nouvelle rubrique « sexo » est simple : féministe, égalitariste et anticapitaliste, le sexe serait meilleur, et nous allons vous le prouver. Premier cas : comment le travail, dans sa dérive néolibérale, nuit à notre vie sexuelle.

 Le travail nuit massivement à votre vie sexuelle

On est vendredi soir. Tout est calme. Laurent Delahousse vient de disparaître de votre vue avec la fin du JT. Les voisins ne font pas la fête / les enfants dorment. Et comme par chance vous ne travaillez pas le samedi, le moment idéal pour une soirée en amoureux-ses est arrivé… sauf que la fatigue de la semaine vous étreint, que vous n’avez pas décompressé de votre journée, et d’où vient cette migraine lancinante ? Tout se mélange dans votre tête. Du coup ce sera douche et dodo. Mais tout va bien : il vous reste la journée du lendemain pour le sexe – si vous n’avez pas d’enfants en bas âge et pas deux repas de famille programmés – car dimanche, ce sera lessive et ménage.

Cette petite introduction visant à susciter l’identification des lecteurs ne fonctionnera qu’avec la moitié d’entre eux : 44 % des salariés, c’est-à-dire 10,4 millions de personnes, sont soumis à des horaires atypiques, ce qui veut dire qu’ils sont amenés à travailler le soir, la nuit, le samedi ou le dimanche. Hors salariés, la moitié des étudiants travaillent (souvent dans des horaires de soirée ou de week-end), et la journée d’un chômeur n’a rien d’un séjour farniente aux Bahamas : la dépression et les problèmes de santé touchent plus fortement les demandeurs d’emploi.

Les évolutions du travail en France s’opposent à la libido : les horaires atypiques ont fortement progressé, le chômage de masse se maintient et le temps de travail est en augmentation, notamment parce que toutes les dernières lois de réforme du Code du travail permettent aux entreprises de déroger aux 35 heures hebdomadaires.

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46e idée dont “Cosmopolitan” ne parle pas : obtenir une 6e semaine de congés payés.

On ne peut pas dire que les liens entre sexe et travail ne soient pas traités dans les médias français. C’est un thème récurrent, un marronnier de la rentrée : le sexe au travail existe, et c’est ça qui fait la Une. On y rencontrerait son ou sa conjointe, on y tromperait sa ou son conjoint. Le fantasme des galipettes sur la photocopieuse a la vie dure dans ce genre de magazine où tout le monde est cadre ou directeur artistique, et dispose d’un bureau privatif pour faire sa vie côté sexe au travail.

La réalité, hors du monde des rédacteurs de la presse magazine, est tout autre. La dernière grande enquête sur le sujet remonte à 2012, menée par le cabinet Technologia (qui s’est récemment illustré par une enquête montrant l’ampleur du stress chronique des travailleurs français). On y apprend que 72,6 % des répondants (sur un échantillon représentatif de 1 500 salariés) font le lien entre renoncement à l’acte sexuel et fatigue accumulée pendant la journée mais aussi – sans surprise, les chiffres sont parlants – que le tiers des répondants renoncent au sexe quand ils doivent se lever tôt le lendemain.

À chaque groupe professionnel ses difficultés : pour les ouvriers et les employés, c’est l’heure matinale du lever qui est une cause importante (pour 50 % d’entre eux). Pour les professions intermédiaires (secteur médico-social, services publics, etc.), c’est la fatigue accumulée qui pèse (80,3 %). Pour 70,1 % des cadres interrogés, le stress au travail est perçu comme jouant un rôle négatif sur la vie sexuelle.

Ce dernier facteur joue un rôle décisif dans des « troubles sexuels » trop souvent analysés sous un prisme psychologique individualisant. Qui dit stress dit décharge d’adrénaline et donc mauvaise circulation du sang. Érection chez l’homme et lubrification chez la femme se passent alors nettement moins bien. Et c’est parti pour ces fameux « troubles » systématiquement illustrés par des photos d’hommes assis sur leur lit, la tête dans les mains et le regard dans le vide, avec leur tendre épouse en arrière-plan. La grande industrie de la misère sexuelle est alors lancée : Viagra et autres médicaments hors de prix, livres de développement personnel pour « reprendre confiance en soi », lingerie sexy, sex-toys, conseils pour « briser la routine » et thérapie de couple… Et dernièrement les romans et films 50 nuances de Grey, qui auraient, selon certains médias, relancé la libido de nombreux Français. Ou comment s’exciter sur un riche qui n’a rien d’autre à faire que raffiner ses pratiques sexuelles.

50 nuances de Grey : du pimentage de vie sexuelle au dessus de vos moyens

La réduction du temps de travail mène à l’orgasme

Ce que vous lirez ou entendrez alors, c’est que les vacances sont souvent la clef pour sortir d’une période de disette et d’incompréhension. En effet, pour « jouir sans entrave », cinq semaines de congés payés ne sont pas de trop. Bon à savoir, le mariage ou le PACS donnent droit à une priorité dans l’ordre de prise des congés (L. 3141-16 C.) dans votre collectif de travail et à partir avec sa conjointe ou son conjoint si elle ou il travaille dans la même entité (L. 3141-14.).

Mais c’est votre paie qui déterminera le degré de sexyness de vos vacances. De la villa à Mykonos au camping municipal bondé en passant par la chambre d’amis mal isolée chez les beaux parents, force est de constater qu’on n’est pas tous égaux face aux vacances « qui restaurent la complicité du couple ». Passer ses semaines à attendre les vacances pour faire l’amour, est-ce de toute façon une vie ?

A l’approche de l’été, toute la presse magazine se ligue pour vous mettre la pression.

Il faut croire que cela va devenir celle de plus en plus de gens. La désynchronisation entre les membres d’un couple ou d’une relation quelconque induite par l’augmentation croissante des horaires atypiques est le problème montant : ces dernières années, les loi El Khomri (printemps 2016) et Pénicaud (automne 2017) de réforme du droit du travail ont considérablement facilité le travail de nuit et tous les « accords d’entreprise » permettant de modifier le temps de travail à la hausse. Les autorisations de travailler le soir et le dimanche s’étendent et touchent de plus en plus d’employés de grandes surfaces. En ce qui concerne les cadres, le « forfait-jour », ce dispositif créé par les lois Aubry de 1998 et qui permet aux cadres de « ne plus compter leurs heures » en échange de semaines de congés supplémentaires (le temps de travail n’est plus compté en heures hebdomadaires mais en jours annuels) peut être imposé par l’employeur depuis la loi Pénicaud. Compensation de ce dispositif qui éradique littéralement vie amoureuse et sexuelle : le droit à un « entretien annuel, avec son employeur, portant sur sa charge de travail, l’organisation du travail dans l’entreprise et l’articulation entre sa vie professionnelle et personnelle ». Ce dernier dispositif est un peu délirant : quand la loi permet à notre employeur de nous faire travailler trop, elle nous donne comme contrepartie de pouvoir discuter de l’impact du manque de temps libre… avec lui. Parler vie amoureuse et troubles de l’érection avec son DRH, quoi de mieux ?

Le temps libre est pourtant la clef d’une sexualité épanouie. Nombre de magazines et de « sexologues » pestent contre le culte de la performance qui nuirait au bien-être sexuel et serait dû au porno. Ils prônent « la découverte de l’autre », « la lenteur et les gestes de tendresse » et « la découverte de nouveaux horizons ». Autant de choses qui fonctionnent quand on a deux semaines de congés devant soi ! Forcément, quand on travaille de nuit la moitié de la semaine ou que ses horaires décalés ne laissent qu’une soirée avec sa conjointe ou son conjoint, son plan cul et autre « sex friend », on a envie que ça se passe bien, « porn culture » ou pas. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’on a inventé le « quick sex » ou le « morning sex » (en anglais ces termes ont l’air beaucoup plus cool qu’en français : « sexe rapide » ou « sexe du matin »…) : la gestion du temps est un paramètre essentiel et vraiment prise de tête de notre vie sexuelle. Et ce n’est qu’au cinéma que ça se passe autrement.

Il est clair que si on limite le travail de nuit, on régule les horaires des salariés pour qu’ils ne soient pas changeants en permanence, qu’on réduit le temps de travail à 32 heures et qu’on ajoute une sixième semaine de congés payés, alors là oui on pourra cesser de négliger les « indispensables préliminaires ». Oui, si on arrête de manager les gens par le stress – ce sentiment très répandu parmi les dirigeants français qu’un bon salarié est un salarié sous pression – alors on pourra penser au sexe pendant la journée, penser à l’amour, penser à l’autre et ne pas être absent au moment où ça se passe. Quel cadre n’a pas eu une pensée pour son dossier en cours au moment de préliminaires pourtant ardents ?

Manifester est beaucoup plus sexe qu’on le croit.

 La lutte des classes pour « jouir sans entraves »

Les théories à la mode font de la décrépitude morale de nos sociétés la cause des problèmes sexuels des uns et des autres. Le féminisme aurait castré l’homme, l’égalité aurait tué le désir, l’homosexualité aurait troublé les repères traditionnels et sécurisants. Ces théories pour les hommes prospèrent parce qu’elles se basent certainement sur des constats réels que fait le public qu’elles visent. Sauf que cela n’a rien à voir avec les « évolutions sociétales » ô combien nécessaires de notre époque. Car il est utile de rappeler que du temps où le désir des femmes était nié et celui des LGBT réprimés, seule la minorité hétérosexuelle masculine pouvait « jouir sans entraves ».

Depuis, une libération sexuelle réelle s’est enclenchée. Elle s’est glissée dans les conquêtes sociales et a fait corps avec elles, pour une société où l’exploitation de son cerveau et de son corps était tendanciellement réduite. Mais depuis la fin des années 1980, le patronat est reparti à l’offensive pour nous reprendre le temps et l’argent que nous avions récupérés de son exploitation. Sous prétexte de s’adapter à la mondialisation dont il a par ailleurs fixé les règles sauvages, pour ensuite les présenter comme une « fatalité », le patronat et ses actionnaires exigent une main d’œuvre adaptable en compétence, en comportement et en temps. Au point que sont niés jusqu’aux besoins les plus primaires : les cas où l’on interdit caissières et magasiniers d’aller aux toilettes se multiplient. L’augmentation du travail de nuit, l’extension du travail du dimanche, le sacrifice des soirées et des matinées à nos boulots provient de cette même volonté de calquer des vies humaines sur des impératifs de production, et des caprices d’employeurs. Comment s’étonner qu’on y perde notre désir ?

Et si rejoindre le syndicat le plus combatif de votre secteur était le bon conseil sexo de la rentrée ? Et si cesser de voter pour des candidats qui veulent « remettre les Français au travail » était le réflexe sexy de votre année ? Et si refuser collectivement, avec vos collègues, les horaires de soirée ou les horaires changeants était la meilleure façon de mettre fin à vos troubles du désir ?

Laisser tomber le viagra et les livres de développement personnel : rejoignez la lutte.