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Que faire de toute cette merde ? Bernard Tapie a été relaxé. Au début du mandat de Sarkozy, un jugement conclu par un tribunal d’arbitrage lui avait permis d’obtenir de la poche du contribuable 403 millions d’euros en réparation des « dommages » qu’il aurait subi suite à l’affaire du Crédit Lyonnais. En 2015, l’arbitrage devenait caduque car la justice s’était rendu compte qu’un deal aussi défavorable à l’Etat avait été rendu possible par la complicité du ministère des finances, avec à sa tête Christine Lagarde, aujourd’hui nommée présidente de la Banque Centrale Européenne, et son directeur de cabinet, Stéphane Richard, désormais PDG d’Orange. Cette affaire gluante de collusion entre justice, homme d’affaire véreux et décideurs publics (voguant ensuite dans le privé) débouche donc sur une relaxe. Et, très étonnant (non), le gouvernement Macron ne va pas demander d’appel. Ce ne serait « pas forcément logique », explique la ministre de la justice. Effectivement, dans un gouvernement qui parachève la logique de collusion entre public et privé qui existe en France depuis toujours, monter au créneau pour défendre le contribuable face aux menées d’un homme d’affaire véreux, ce ne serait pas forcément logique. Voilà deux ans qu’ils sucrent tous les riches avec nos impôts, on n’est plus à 403 millions près, si ?

Voici le genre de réaction cynique et désabusée qui peut nous envahir face au spectacle navrant de cette relaxe. Car elle n’a rien de surprenante. Tapie est l’archétype du criminel en col blanc à qui les médias servent depuis plusieurs années la soupe baveuse de la complaisance et de l’empathie. Comme pour Carlos Ghosn, l’auditeur radio ou le téléspectateur est contraint par une floppée de journaleux de gamelle de suivre son encéphalogramme, de s’inquiéter de sa petite santé et de son petit mal être existentiel. Le riz blanc de Ghosn dans sa cellule au Japon, le « double cancer » de Tapie. Je me souviens encore de ce moment scandaleux du JT de France 2 : une « interview exclusive » entre Delahousse et Tapie, se promenant ensemble dans le jardin des Tuileries, le second racontant comment tous ses ennemis de la chienlit politicienne et médiatique avait provoqué son cancer.

Avant les scandales politiques faisaient de belles marionnettes des guignols, maintenant ce sont des mèmes et des blagues sur Twitter. “Benalla saison 24”, “Homard m’a tué”. Toute cette ironie en dit long sur le caractère inoffensif pour la bourgeoisie de ces affaires.

Ajoutons à cela l’épisode des homards de François de Rugy : Ce mec était donc président de l’Assemblée Nationale, et vivait, comme ses prédécesseurs, dans un palais nommé « hôtel de Lassay », où il disposait d’une excellente cuisine et d’une excellente cave. Ce que révèle Médiapart, c’est qu’alors qu’on pouvait s’attendre à ce qu’il se servent de ses cuisiniers exclusivement pour accueillir des dignitaires étrangers et des ambassadeurs pour se tailler une bavette entre importants, il faisait également venir ses potes pour se faire des soirées raclette épiques. Ah oui, et sa directrice de cabinet occupait un logement social pendant plus de dix ans sans y avoir droit. Depuis, tout un tas de détails absurdes et navrants se sont ajoutés à l’affaire, du sèche-cheveux à 500 balles à des dizaines de milliers d’euros de retape de toute la tapisserie de l’appartement de fonction. Tout ça en pleine crise sociale dans le pays.

Que faire de tout ça ? L’indignation morale ne mange pas de pain. L’ensemble de notre classe politique y a recours en permanence et ça ne leur coûte pas un centime : « Quelle indignité ! », « Il ne faudrait pas que cela jette l’opprobre sur l’ensemble de la classe politique » – c’est ce que disait l’EELV David Cormand l’autre matin sur France Inter. Eh bien c’est le cas, et à juste titre : les frais de bouche, les chauffeurs pour un oui ou pour un non, la bonne bouffe au frais du contribuable, tous y ont recours. Même les députés de l’opposition. C’est ça la magie de la Ve République : à moins de refuser catégoriquement et de vous organiser pour être un député modeste, l’indemnité parlementaire que vous percevrez vous mettra directement dans la catégorie des 1% les plus riches. Vous disposerez tout d’un coup d’un staff de collaborateurs, qui vous embaucherez et gérerez tout seul alors que ce n’est pas votre argent (oh c’est pareil pour les patrons du privé dont la main d’œuvre est tellement subventionnée par nos impôts qu’un bas salaire ne leur coûte plus grand chose). Puis vous êtes propulsés dans un décor de rois, avec des plats de fêtes. Autant dire que les réactions des homologues de De Rugy sonnent toutes, à des degrés variables, faux.

D’ailleurs, indignez-vous tant que vous voulez, le gars vous répond : « j’assume ». Comme Macron avant lui quand son homme de main tapait des manifestants en se faisant passer pour un flic. Quand le puissant dit « j’assume », l’indigné est à poil, parce qu’un reproche moral n’a d’intérêt que s’il ébranle un minimum la conscience de celui qu’il vise.

Quand un salaud répond “j’assume” alors qu’on s’indigne, que faire ? S’indigner qu’il assume ?

Et ça ne les ébranle pas du tout. Pourquoi ? Certainement parce que De Rugy comme Tapie, comme Richard comme Lagarde, ne sont finalement pas allés beaucoup plus loin que leurs semblables : ils ont franchi une limite légale – de bons avocats et un parquet complaisant l’ont vite fait sauter – ou morale. Mais pas d’inquiétude pour eux : leurs frasques deviendront vite des blagues, à base de mèmes de homards sur Twitter ou, plus anciennement pour Tapie, de marionnette « bien burnée » aux Guignols de l’info. Perdront-t-ils l’estime de leurs pairs ? Nooon, au contraire, les bourgeois admireront leur audace et leur culot. Du haut de leurs banquets, ils se gaussent déjà des indignations populaires et des cris hypocrites des députés et grands journalistes dont ils savent qu’eux aussi se pintent régulièrement la gueule au champagne dans des salons lambrissés.

Après des années passées à m’indigner, tempêter, écrire sur Facebook « ils n’ont honte de rien », j’en suis à me dire qu’il faut vraiment considérer ces actes déviants – selon nous –  comme des actes à la limite « osés » pour eux.  Des actes qu’aucune indignation ne stoppera. Seules des interdictions et des normes strictes et incontournables pourront les empêcher. Et pas « la transparence » : on s’en fout de savoir combien coûte le homard de De Rugy, on veut juste que ça n’arrive plus, que notre argent soit dépensé autrement. Faire des « registres des lobbys » et autres « bases de données de transparence de la vie publique » ne suffit pas. Encore aujourd’hui un député actionnaire de Sanofi peut faire passer une loi favorable aux intérêts des industries pharmaceutiques en toute quiétude. Oh, il a été transparent, pour le prouver il nous a suffi de consulter une base de donnée publique. Mais ça change quoi ?

Ajoutons que le problème n’est pas tant que ces gens réclament l’austérité et nous accusent de couter « un pognon de dingue » à longueur de journée pour le soir se gaver grâce à nos impôts – quoique c’est bien rageant – mais que leur train de vie les déconnecte à vitesse grand V de la vie commune et les fait bien vite oublier qui ils sont censés représenter – si cela avait un jour compté sur eux. Quand on pète dans la soie, on se sent plus solidaire d’un patron du CAC 40 que d’un smicard, c’est de la pure logique. Déjà que pour devenir politique la richesse aide, être politique favorise bien la richesse. Il est grand temps de briser ce cercle vicieux.

Et ne me dites pas que les 6000 balles par mois des députés garantissent leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs de l’argent : d’abord parce que le fric appelle le fric, et qu’on voit bien que le riche n’est jamais satisfait de ce qu’il a. Comme le disait un présentateur grand bourgeois après une émission où j’avais eu l’honneur d’être invité pour jouer la gauchiste de service, « c’est irréaliste de vouloir limiter les rémunérations, on a toujours de nouveaux besoins : que faire si on s’intéresse aux beaux meubles, aux œuvres d’art ? », me disait-il avec candeur. Les riches ne sont jamais rassasiés, une fois qu’ils auront la Ferrari, ils voudront l’île privée aux Seychelles, une fois qu’ils auront l’hélico, ils voudront le Falcon. De Rugy a dû kiffer le Château Margot, alors pourquoi ne pas commander des homards ?

Ensuite, parce que malgré leurs hautes rémunérations, députés et ministres accueillent tout de même lobbyistes, grands patrons et agissent pour des intérêts privés. Puisque les payer une blinde n’a pas fonctionné, on peut essayer une autre méthode, moins coûteuse ?

Les dîners de l’Assemblée Nationale, la relaxe de Tapie, celle de Lagarde illustrent une seule et même chose : les grands bourgeois qui nous dirigent s’en carrent de nos indignations, s’en branlent de la morale, s’en battent le homard des appels à la transparence. Ils ont le pouvoir, nous avons notre insignifiant bulletin de vote. Ils règnent sur nos vies, nous subissons leurs lubies. Ils organisent leur impunité, nous vivons leurs entretiens annuels d’évaluation et leurs entretiens Pôle Emploi. Plus ils sont libres, plus les autres sont contraints. « Indignez-vous », conseillait Stéphane Hessel il y a une décennie. On a essayé, ça n’a pas marché. Pour passer à l’étape supérieure, les gilets jaunes nous ont montré la voie.

Un édito politique signé Nicolas Framont