L’augmentation du Smic est un marronnier des programmes électoraux des partis de gauche. En agissant concrètement pour les 3 millions de travailleurs concernés, ils cherchent ainsi à prouver leur détermination à défendre les plus vulnérables. Le programme du nouveau Front Populaire ne fait pas exception. Il propose une hausse du Smic à 1600 euros net contre 1398,69 euros net aujourd’hui, pour un temps plein mensuel -le Smic est un salaire minimum horaire (9,22 euros)-. Comme toujours, les partis et la presse bourgeoise montent sur leurs grands chevaux en affirmant que cela va ruiner l’économie. Et comme à chaque fois, la gauche reconnaît que cela peut poser des problèmes aux entreprises et cherche donc des compensations à leur verser. Il faut qu’elle se décomplexe sur le sujet : on peut tout à fait augmenter significativement le Smic sans les mettre en difficulté. On vous explique pourquoi.
Le Smic à 1 600 euros net proposé par le Front Populaire est une « machine à détruire de l’emploi », selon Gabriel Attal. 500 000, selon lui, pour être parfaitement précis. L’OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Économiques) est quant à lui beaucoup plus mesuré : 29 000 destructions d’emplois. Pourquoi l’OFCE est beaucoup moins alarmiste que le premier ministre dissous ? Principalement parce que celui-ci a envoyé un chiffre au pif pour marquer les esprits.
Selon l’OFCE, d’une part, la hausse du Smic permettra de relancer la consommation, et donc le chiffre d’affaires des entreprises, les salariés ayant ainsi un pouvoir d’achat plus important. D’autre part, les entreprises bénéficient actuellement d’exonérations de cotisations sociales très importantes pour les salaires allant de 1 à 1,6 Smic. Donc, plus le Smic augmente, plus les entreprises bénéficient d’exonérations sur les salaires supérieurs au Smic. Cette progression du salaire minimum va donc être en partie compensée par ces exonérations sur une échelle de salaires plus large. On peut le regretter, mais le Front Populaire ne propose pas de revenir sur ces exonérations, contrairement au programme de la Nupes et de la FI auparavant. Il indique seulement qu’il compte “conditionner les aides aux entreprises au respect de critères environnementaux, sociaux et de lutte contre les discriminations au sein de l’entreprise. ». A 16 000 emplois près (sur un total de 27 millions d’emplois salariés en France, soit 0,06% d’emplois potentiellement menacés), l’effet estimé est en l’état quasiment neutre.
De toute manière, en réalité, aucune simulation ne peut parfaitement anticiper les conséquences sur l’emploi d’une hausse du Smic, d’autant plus dans une économie dont le modèle va être bouleversée par un grand nombre de mesures. L’obsession du chiffrage est vaine, comme l’affirme à juste titre Romaric Godin : “la situation est on ne peut plus claire dans la campagne actuelle : le RN veut faire payer les étrangers, le macronisme le monde du travail et le NFP le capital. Ces seuls faits devraient suffire à faire ses choix en fonction de ses convictions politiques et de la façon dont on conçoit ses intérêts. Dans la situation actuelle, aucune n’est vraiment « réaliste » parce que la réalité, c’est la crise profonde du capitalisme.”
Le Front Populaire ferait mieux d’assumer pleinement les bienfaits de la hausse du Smic, son impérieuse nécessité, au lieu de tergiverser sur les difficultés potentielles que cela introduirait pour les entreprises. Ce fut d’ailleurs le seul instant où Manuel Bompard, lors du grand débat sur TF1 mardi dernier, où il excella par ailleurs, sembla éprouver des difficultés face à Bardella et Attal. Il a été contraint de concéder que l’élévation du Smic entraînerait des problèmes pour les TPE/PME, proposant comme solution de leur prêter à taux zéro afin de les aider à absorber ce coût additionnel.
Reconnaître de manière aussi franche que cette mesure pourrait engendrer des difficultés économiques constitue, à mon avis, une erreur politique. Comment espérer convaincre la population de la viabilité d’un programme, tout en admettant que celui-ci risque de placer de nombreuses entreprises dans une telle précarité qu’elles devront contracter des dettes pour survivre ? Le programme du Front Populaire est très (trop) précis sur toutes les aides qu’il prévoit aux entreprises pour les aider à payer la hausse du Smic. Cette conviction à gauche, qu’il faudrait aider les TPE / PME, et que seuls les grands groupes pourraient être bien davantage ponctionnés, est basé sur des lieux communs qu’il s’agit de méthodiquement démonter.
La majorité des salariés français ne travaillent pas dans de petites entreprises
« L’extrême gauche oublie de dire que ce sont les chefs d’entreprise qui vont payer la hausse du Smic, or 92% des patrons en France sont des patrons de TPE-PME qui n’ont pas la possibilité de payer cette hausse », aime répéter Jordan Bardella, jamais contredit par la gauche, qui elle-même parle sans arrêt des petites entreprises. Ce chiffre, fourni par l’INSEE, concerne en réalité les micros entreprises, c’est-à-dire les entreprises de moins de 10 salariés, dont les auto-entrepreneurs (appelé depuis quelques années micro-entrepreneurs) ou les sociétés civiles immobilières qui n’ont aucun salarié. « 70 % des microentreprises n’ont aucun salarié (parmi celles‑ci, la moitié sont des micro‑entrepreneurs bénéficiant du régime de la micro-entreprise), 12 % en ont un, à temps partiel ou à temps plein, et seules 18 % emploient plus d’un salarié (en ETP). », précise l’INSEE, ce que Bardella se garde bien de dire.
En réalité, selon l’INSEE, la majorité des salariés français (7,9 millions de personnes, soit 54%) travaillent dans des entreprises de plus de 250 salariés. Et plus de 4 millions d’entre eux, soit presque 30 %, travaillent dans des entreprises de plus de 5000 salariés. Les 500 plus grandes entreprises concentrent à elles-seules 34% des salariés. Il faut en finir avec ce mythe d’une France majoritairement composée de petits patrons qui galéreraient à augmenter les bas salaires. Est-ce le rôle de la gauche de s’adresser à cette minorité ? Les conditions de travail dans les petites entreprises ne sont pas meilleures que dans les grands groupes. Elles sont souvent pires, car les syndicats sont plus difficiles à y implanter. L’appât du gain n’est pas moins soutenu chez l’employeur de dix personnes que chez le directeur général d’un grand groupe. Contrairement à ce que pense François Ruffin, les petits patrons n’incarnent aucune vertu.
Certes, il est inadmissible que les grands groupes arrivent à payer proportionnellement moins d’impôts que les TPE / PME et qu’ils se fassent des marges considérables sur le dos des fournisseurs et des sous-traitants. Dès lors, les propositions visant à rendre progressif l’impôt sur les sociétés et à mettre en place une caisse de péréquation, qui ferait cotiser les grands groupes pour aider au financement des petites entreprises. Mais que le programme du Front Populaire donne autant de place à ce sujet, sans dire par ailleurs un mot de la nécessité de réformer le Code du travail pour donner de nouveaux droits aux syndicats, témoigne du succès bien trop important de l’idéologie entrepreneuriale.
Les petites entreprises ne sont pas en difficulté
Ce n’est pas parce qu’une entreprise est petite qu’elle risque forcément d’être en difficulté. Globalement, selon l’INSEE, les profits des entreprises ne cessent d’augmenter en France. Selon la Banque de France, la valeur ajoutée générée par les micro-entreprises a progressé de 13% en 2022, malgré l’inflation des matières premières et de l’énergie. Le taux de profit et la rentabilité des PME sont supérieurs à leur niveau d’avant Covid et meilleurs que ceux des entreprises intermédiaires et des grands groupes. « Contrairement à une idée répandue, les PME françaises présentent en général une meilleure rentabilité que les entreprises de taille plus importante », résume la Banque de France.
Bien sûr, cela existe, des petites entreprises en difficulté, mais est-ce que c’est leur situation très minoritaire qui doit déterminer les choix politiques liés au niveau du Smic ? Et cela pose une question de fond, que personne ne semble oser mettre sur la table : une entreprise qui est incapable de payer dignement ses salariés mérite-t-elle d’exister ? En limitant l’échelle des salaires dans les entreprises et en diminuant la part des profits versés en dividendes, des marges de manœuvre existent pour favoriser de manières très substantielles les salaires, dans les grandes entreprises comme dans les petites. Si, au sein d’une entreprise, le Smic excède la valeur ajoutée générée par les salariés qui le perçoivent, cela signifie que l’entreprise doit revoir sa stratégie ou repenser son modèle économique pour assurer sa pérennité. Garantir des salaires décents devrait faire partie de l’objectif principal des entreprises et des objectifs économiques qu’elles se fixent.
La hausse du Smic de 14,4% proposée par le Front Populaire est un élément très positif de son programme, il n’a pas en rougir. Selon l’OFCE, la hausse réelle est de seulement 12,4%, puisqu’à priori il aurait été mécaniquement revalorisé de 2% cet été, car il est en partie corrélé à l’inflation. Entre début 2022 et maintenant, le Smic a déjà augmenté de 9% pour s’établir à 1 398,69 euros net, ce qui n’a créé aucune difficulté pour les entreprises françaises. Il se situe d’ailleurs à un niveau supérieur à ce que revendiquait le programme présidentiel de la France Insoumise de 2017 (1326 euros net), à qui ont prédisait déjà la faillite de la France. Ces six dernières années, le salaire minimum a augmenté de 54% en Espagne et de 36% en Allemagne, ce qui n’a pas dégradé leur économie. On peut se réjouir de cette partie du programme du Front Populaire, ainsi que de la proposition d’indexer les salaires sur les prix. Les craintes exprimées par les autres partis ne se basent sur aucune estimation économique crédible, mais uniquement sur la peur des bourgeois de voir leur taux de profit se dégrader.
En résumé :
- Seuls 0,06% des emplois sont potentiellement menacés par une hausse du SMIC
- Les salariés français travaillent majoritairement dans des grandes entreprises qui ont les moyens d’une telle hausse
- Même les petites entreprises peuvent se permettre d’augmenter les salaires, il suffit de mieux répartir les priorités en interne ou de revoir son modèle économique dont les bonnes rémunérations doivent redevenir la priorité.
- Ces six dernières années, le salaire minimum a augmenté de 54% en Espagne et de 36% en Allemagne sans dégrader l’économie de ces pays.
Guillaume Etiévant
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