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Netflix a sorti, le 25 mai, les deux premiers épisodes de sa nouvelle série “Snowpiercer”. Il s’agit d’une adaptation d’une bande dessinée française, “Le Transperceneige”, conçue par Jacques Lob et Jean-Marc Rochette, et d’un film de Bong Joon-ho (réalisateur de Parasite, super film qui traite notamment du mépris de classe), “Snowpiercer”. Les deux adaptations suivent l’intrigue principale de la bande dessinée : tout ce qui reste de l’humanité est confinée dans un immense train qui fait le tour de la planète à grande vitesse sans s’arrêter pour survivre à une nouvelle ère glaciaire. Mais dans cette société sur rail, les hiérarchies sociales sont strictes, matérialisées par sa place dans l’ordre des wagons. Entre les riches à la tête du train et les pauvres en queue, la lutte des classes fait rage. 

Le film de Bong Joon-Ho et la série de Netflix décrivent le grand gel qui s’abat sur la terre comme le résultat d’une tentative malheureuse pour mettre fin au réchauffement climatique : refroidir l’atmosphère par l’envoi de missiles. L’opération tourne au fiasco et une nouvelle ère glaciaire commence.  L’humanité est condamnée, à l’exception de celles et ceux qui ont réservé leur billet pour un immense train. Conçu par Wilford, un industriel un brin mégalomane et à l’identité mystérieuse, cet immense TGV blindé et résistant aux avalanches démarre alors que la glaciation terrestre s’installe, chargé d’une grande bourgeoisie mondiale, sise en 1ère classe à la tête du train, et de travailleurs qualifiés pour faire tourner cet écosystème (l’immense train, de 1001 wagons, précise la série, comporte des élevages, de l’agriculture, de l’industrie…). Ils forment la deuxième et troisième classe. 

Extrait de la bande-dessinée “Le transperceneige”

La thématique des riches qui anticipent les catastrophes et s’en protègent en abandonnant tous les autres devient récurrente dans les récits post-apocalyptiques. C’était par exemple le cas du nanar catastrophe 2012, de Roland Emmerich, où des milliardaires se construisent en catimini des arches au Tibet afin d’échapper à la fin du monde ou encore Elysium, de Neill Blomkamp, où la bourgeoisie mondiale s’est carrément réfugiée dans une station spatiale pour échapper au réchauffement de la planète. Mais c’est aussi un phénomène récurrent dans la vie réelle, du naufrage du Titanic en 1912 (où 75% des troisièmes classes ont péri contre 38% des premières classes) aux projets d’îles artificielles que conçoivent de nos jours des milliardaires pour échapper au péril climatique. 

Toujours est-il que le secret de ce train est éventé peu avant son départ, et qu’il est pris d’assaut par une masse de “sans billets” qui finissent entassés dans les wagons de queue du train, où ils constituent une société marginale et révolutionnaire. Leur objectif est de conquérir le reste du train, d’atteindre la locomotive et de mettre fin à l’ordre injuste qu’ils subissent.

La trame narrative fonctionne comme un grand voyage, non pas en train mais dans un train. De la BD à la série Netflix, les trains prennent du poids : celui de la BD est inspiré de l’un de nos trains Corail, donc petit et étroit. Le train du film est plus imposant, mais chaque wagon doit être traversé pour remonter l’attelage. Dans la série Netflix, l’énorme train est sur plusieurs niveaux, desservi par des navettes reliant l’ensemble des voitures. Visuellement, l’impression de remonter le fil des classes sociales est moins forte, ainsi que le côté angoissant et claustrophobe qui se fait plus rare.

L’ascension sociale ne se fait pas du bas vers le haut mais de l’arrière vers l’avant

Le film comme la série mettent en scène les différentes classes sociales en forçant la caricature de façon réjouissante : à l’avant, les riches de la première classe sont égoïstes, frivoles et décadents. Ils bénéficient d’équipements de luxe, de la folle boîte de nuit au sauna en passant par une boutique de sushis. A l’arrière, les sans-billets sont solidaires, dignes et beaux : magie du cinéma, leur crasse et leurs conditions de vie soulignent la beauté de leurs yeux. Là encore, c’est un classique du cinéma, à l’exception notable du cinéma français où les bourgeois ont le beau rôle car ils sont complexes et cérébraux, avec Catherine Deneuve dans le rôle de la mère. Mais souvent sur grand écran, les riches sont un peu cons. C’était le cas dans Titanic de James Cameron où ils sont présentés comme coincés et mesquins, alors que les passagers de 3e classe savent faire la fête, sont libres et pleins de bon sens.  

Au centre, les classes intermédiaires sont peu développées dans l’adaptation de Bong Joon-Ho, alors que la bande dessinée originelle présente des passagers secondes classes pratiquant l’humanitaire et la contestation sociale, révoltés par les conditions de vie des sans-billets. Les deux premiers épisodes de la série Netflix semblent quant à eux les décrire comme soumis aux premières classes mais partagés entre le mépris et la compassion.

Muriel Pénicaud expliquant sa réforme de l’assurance-chômage. Ah non pardon.

C’est l’innovation sociologique de la version Netflix : quand la bande dessinée et le film présentent le peuple des wagons de queue comme marginalisé et extérieur au fonctionnement du train, la série montre un mécanisme pernicieux et fidèle à ce que l’on peut voir dans le monde réel. Plutôt que d’être coupés des autres, les sans-billets ont parfois la chance d’être sélectionnés par le staff du train pour sortir de leur condition et bénéficier d’une ascension sociale. Non pas de bas en haut, mais de l’arrière vers l’avant : certains enfants de queue peuvent ainsi bénéficier d’un apprentissage, et viennent combler le manque de main-d’œuvre des autres wagons. C’est aussi le cas d’adultes ayant des compétences particulières, tel le héros de la série Netflix, inspecteur de police avant le grand gel et recruté par l’avant pour enquêter sur un meurtre.

Cette ascension sociale est à la fois source d’espoir et de défiance pour les pauvres : monter à l’avant c’est s’en sortir, mais c’est aussi abandonner tous les autres. C’est le syndrome de ceux qu’on appellent en France les “transfuges de classe”. D’Annie Ernaux à Edouard Louis, ces personnes qui écrivent parfois leur histoire oscillent entre détestation de leur classe d’origine et volonté politique de l’émanciper.

C’est aussi le cas des transfuges du Snowpiercer de Netflix, partagés entre leur envie d’avancer vers l’avant et celle de libérer leurs semblables (on ne peut pas dire que sur le plan du jeu d’acteur ce questionnement soit très subtil). La révolution est donc l’objectif pour parvenir collectivement à bouleverser l’ordre injuste et ne pas se contenter de quelques réussites individuelles.

Outre ce puissant discours méritocratique, qui préserve l’ordre social par la possibilité d’ascension de quelques-uns, les dirigeants du Transperceneige possèdent une rhétorique puissante et bien rodée, que l’on trouve à la fois dans la bande dessinée, le film et la série : pour que le train puisse continuer de rouler, il ne faut surtout pas bouleverser l’équilibre social, aussi injuste soit-il. Le personnel chargé du bon fonctionnement du train, incarné par Tilda Swinton dans le film de Bong Joon-ho et Jennifer Connelly dans la série Netflix, ne cesse de tenir de grands discours sur “l’équilibre”, “l’écosystème fragile” et appellent à la “responsabilité “de tout le monde, y compris les plus spoliés, pour faire tenir le tout.

L’ordre social injuste comme prétendu prix de la survie collective

La force du film (un peu moins de la série, du moins dans ces deux premiers épisodes), c’est de nous faire adhérer, un temps, à cette rhétorique, et de nous faire douter de notre empathie première pour les “sans-billets”. Après tout, n’est-ce pas l’avenir de l’humanité qui est en jeu ? Ne faut-il pas que quelques-uns souffrent pour que le monde tienne ? Ne faut-il pas quelques dirigeants visionnaires prêts à tous les compromis moraux pour faire tenir l’humanité face aux périls qui la guette ?

Si, au bout de deux épisodes, on ne sait pas où la série Netflix veut nous emmener, la réponse du film est assez claire. Nous ne la donnerons pas ici. Il n’empêche que dans les deux cas, le parallèle avec la situation réelle est frappant : ici aussi, nous avons des dirigeants visionnaires qui prétendent mieux savoir que nous ce qu’il convient de faire pour assurer le salut commun. Ils voient à long terme et tentent de faire preuve de “pédagogie” pour nous dire comment “sauver notre système de retraite”, pour ne prendre que cet exemple. 

Le train affronte des avalanches. Le système capitaliste subit des crises financières et sanitaires. Dans la fiction comme la réalité, les dirigeants nous demandent d’être responsables face à ces aléas.

Muriel Pénicaud pourrait jouer dans Snowpiercer

Quand nous ne voyons que l’injustice et la baisse de revenus, eux voient les générations futures qui n’auront pas à porter “le fardeau de la dette”. Quand nous ne voyons que cadeaux fiscaux aux plus riches et aux capitalistes, eux voient notre “compétitivité à long terme” et la création d’emplois. 

Ainsi, Muriel Pénicaud pourrait jouer dans Snowpiercer. La ministre du travail possède un côté ridicule à la Tilda Swinton (qui, dans l’adaptation de Bong Joon-ho, a des problèmes d’élocution comme la ministre, qui ne finit jamais ses phrases) , et elle ne doute de rien comme les dirigeants du train. Elles viendraient expliquer aux “sans billets” qu’elle leur retire des droits mais pour mieux favoriser la survie de tous, parce qu’elle voit l’avenir, depuis la locomotive, tandis qu’eux s’entêtent sur leurs petits besoins à court terme. 

Dans notre société comme dans celle du Transperceneige, cette rhétorique se heurte en permanence aux faits. Les “réformes de long terme” comme l’octroi du CICE (100 milliards distribués aux entreprises entre 2013 et 2018) n’ont pas porté leurs fruits. Pas plus que les fameuses ordonnances travail, réduisant les pouvoirs des salariés pour favoriser le “dialogue social”. Tout ça, c’était pour aider les copains, pas pour tirer tout le monde vers le haut. Car nous ne sommes pas dans le même bateau. Ni dans le même train. 

Et c’est un peu la leçon de Snowpiercer, le film comme la série : toujours se méfier de celles et ceux qui vous parlent d’équilibre, d’écosystème, de sacrifices nécessaires quand ils occupent les wagons de tête. Il n’y a qu’en prenant leur place que l’on peut vérifier qu’ils disent vrais. Or, le film comme la série, en amenant les héros et les spectateurs avec eux, de wagons en wagons, jusqu’à la locomotive, découvrent l’opulence, le superflu, le trop plein. C’est le même genre d’expérience que peut faire une manifestation de gilets jaunes en pénétrant à l’intérieur des beaux quartiers parisiens. Le prix des montres, la taille des hôtels, le coût des vêtements… Tout cet étalage dégueulasse de richesses montre qu’il y a largement de quoi faire autrement, et que l’écosystème qu’on nous présente comme le seul possible n’est qu’une configuration favorable aux riches, et non un modèle nécessaire et incontournable.

Et vous, êtes-vous prêt à remonter collectivement le train ?