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Dans un podcast intitulé “Liberté d’entreprendre” (ça ne s’invente pas), la cheffe d’entreprise, caricature absolue de la startup nation, Claire Despagne ironise sur les exigences de jeunes travailleurs, souhaitant, les insolents, des salaires décents, travailler moins de 80 heures par semaine ou préférant faire des alternances à des stages…

Ses propos, pourtant parfaitement conformes à la pensée dominante chez le patronat et nombre de managers, ont déclenché un gros bad buzz, bien mérité, notamment grâce au groupe Neurchi de flexibilisation du marché du travail, essentiellement constitué de jeunes étudiants et diplômés précarisés ayant un rapport très critique vis-à-vis du “monde de l’entreprise” et le manifestant par l’humour. 

Cela a donc donné lieu à de très nombreux memes et blagues, tous assez drôles.

Mais au-delà des blagues, justement, la réaction massive (voir les commentaires Google sur son entreprise) témoigne de quelque chose : la fonction structurelle de la massification des stages dans les rapports de force au travail. 

Car loin de son rôle de formation affichée (dans le réel, les stagiaires sont rarement formés à quelque chose et on leur demande le plus souvent d’être préalablement compétents et d’avoir de l’expérience), la fonction réelle du stage est de mettre en concurrence les travailleurs salariés avec des travailleurs non-salariés, sans droit, ultra-précarisés et dociles. 

Les “droits des stagiaires”, une chimère encore jamais observée dans la réalité

Si le droit du travail est très souvent bafoué, le “droit des stagiaires” appartient encore à une autre catégorie, celle de l’imagination. Si quelques textes existent, il apparaît assez évident que personne ne les a jamais lus, ni pris en compte : ni les entreprises, ni les écoles et les facs, ni les stagiaires eux-mêmes qu’on ne met jamais en position de pouvoir défendre leurs droits parfaitement fictifs. 

Car sur le papier, certaines dispositions – qui ne dépendent pas du Code du travail mais du Code de l’éducation, ce qui est loin d’être un détail puisque cela participe à refuser le statut de travailleur au stagiaire – sont censées “protéger” des abus. 

Parmi celles-ci, une des plus fondamentales est la suivante : un stagiaire ne doit en aucun cas être indispensable, il ne peut pas remplacer un poste. Autrement dit, le critère pour l’existence d’un stage est censé être qu’en son absence, le fonctionnement de l’organisation n’est nullement affecté. Tous les stagiaires et anciens stagiaires lisant cette phrase se tordent de rire, un rire amer.

Deux stages identiques ne peuvent pas se succéder: donc si vous avez dû un jour faire une passation pour un autre stagiaire (comme probablement 99,9% des stagiaires), c’est que votre stage était sûrement illégal.

Deuxième rire amer : les stagiaires ne doivent en aucun cas dépasser la limite horaire hebdomadaire de 35 heures (sauf dispositions dérogatoires qui entraînent des jours de récupération). Là aussi la farce est totale, et la réalité est que non seulement il est extrêmement courant que les stagiaires fassent plus de 35 heures, mais il est même tout à fait commun de voir ces derniers faire des horaires bien plus difficiles que les salariés et leurs managers. Le fait de faire davantage d’heures ne peut en aucun cas donner lieu à la rémunération “d’heures supplémentaires” puisque ce serait admettre que l’entreprise se met hors-la-loi…

Pour celles et ceux qui ne sont pas familiers des memes sur le travail : les “Fabieng” sont les patrons ou managers toxiques, les “Corenting” les stagiaires exploités. Et vous, êtes-vous plutôt un Fabieng ou un Corenting ?

Troisièmement, et cette disposition fait écho à la première, deux stages identiques ne peuvent pas se succéder (car cela voudrait dire qu’il s’agirait en réalité…d’un poste de salarié !) : donc si vous avez dû un jour faire une passation pour un autre stagiaire (comme probablement 99,9% des stagiaires), c’est que votre stage était sûrement illégal. Pour les employeurs les plus frileux, l’astuce consiste généralement à changer trois phrases dans la fiche de poste afin de faire croire à un stage différent…

Quatrième disposition fondamentale : le nombre de stagiaires est limité par entreprise et par service. Là aussi, n’importe qui ayant connu le monde d’entreprise a déjà vu des services entiers avec des légions de stagiaires. La réalité est que de nombreuses organisations, entreprises, ou associations fonctionnent parfois entièrement sur l’exploitation de leurs stagiaires

La raison est simple : les dispositifs de contrainte et de contrôle sont quasiment inexistants, et par ailleurs la logique même du stage n’est pas celle de la loi – et ça les patrons l’ont bien compris. 

Les autres mesures sont extrêmement minimales : “gratification” d’environ 600 euros par mois pour les stages supérieurs à 2 mois (beaucoup d’entreprises proposent donc des stages de 2 mois moins 1 jour…), et c’est à peu près tout. Cette gratification n’est évidemment pas cumulable avec les dispositifs de soutien aux bas salaires comme la prime d’activité. Si le stagiaire tombe malade, il faut qu’il cumule un certain nombre de conditions rarement atteintes pour bénéficier d’indemnités journalières. Dans les faits, celles-ci sont très rarement versées et la plupart des sites s’adressant aux employeurs annoncent que cela n’a rien d’une obligation. 

Le stage est un mécanisme de soumission 

Un des premiers objectifs du mécanisme du stage pour la bourgeoisie est d’accroître dramatiquement la compétition des entrants sur le marché du travail, c’est-à-dire de créer artificiellement du chômage afin d’améliorer le rapport de force en faveur du patronat (“l’armée industrielle de réserve” 2.0).
Pourquoi prendre des jeunes qui vont – les rustres ! – exiger un salaire, quand on peut prendre à la place un stagiaire en lui demandant la même chose ? 

Aucun hasard si dans les fiches de postes publiées, les postes de junior sont rares et commencent toujours à partir de 2 ans d’expérience (et non, ce n’est pas parce que les stagiaires seraient recrutés après leurs stages). 

Le développement du chômage de masse des jeunes (qui concerne quasiment 16% des jeunes de 15 à 29 ans en 2021) a directement à voir avec la généralisation des stages. En prenant la période du développement du recours massif aux stages, c’est-à-dire la fin des années 2000 et le début des années 2010, on constate que le nombre de stagiaires a doublé entre 2006 et 2012 passant de 600 000 à 1,2 million, alors que le chômage des jeunes augmentait de 7 points à peu près entre 2008 et 2013.  

Et problème logique : comment avoir deux ans d’expérience si aucun poste n’est disponible en dessous de deux ans d’expérience, puisque le patronat préfère des stagiaires à des travailleurs disposant de droits ?

Réponse : beaucoup de jeunes diplômés au chômage sont contraints de payer des organismes fantoches pour obtenir des conventions bidons et pouvoir faire leur stages, autrement dit payer, et payer cher, pour travailler. Là aussi la lutte contre ces organismes est parfaitement absente.  

Payer pour travailler en s’inscrivant à de fausses études est annoncé comme “100% conforme à la loi” – le pire c’est que c’est sûrement vrai. 

Les “bons stages” sont réservés aux enfants de bourgeois

Aussi dégradant et déprimant soit-il, le stage est difficile à obtenir. Le patronat peut choisir entre une infinité de jeunes précaires cherchant “de l’expérience” pour pouvoir “se vendre” sur le marché du travail, condition préalable pour subsister.  Alors plutôt que de se fatiguer à choisir, pourquoi ne pas juste favoriser les enfants de ses copains ? 

Si les grandes écoles sont le lieu de la reproduction sociale, les stages le sont tout autant, et ce dès le fameux “stage de troisième” dont nous avons parlé. Les stages “prisés”, de “qualité” sont le cœur de toutes les cooptations.  L’enfant de bourgeois cumulera les stages dans des entreprises reconnues, fera des stages “intéressants”, et payés davantage que la gratification minimale. 

Le stage permet de domestiquer la jeunesse, de briser d’emblée tous ses espoirs et exigences de sécurité matérielle.

L’enfant de prolo doit comprendre que personne ne l’attend, et que s’il veut un stage, il devra accepter toutes les compromissions, laisser ses exigences au porte-manteau, et envoyer des dizaines et des dizaines de lettres de motivation pour espérer qu’un “employeur” daigne lui accorder de l’attention. On touche ici au point essentiel : le stage permet de domestiquer la jeunesse, de briser d’emblée tous ses espoirs et exigences de sécurité matérielle.

NdFlex a encore frappé

Mais il ne suffit pas que le jeune accepte, résigné, sa condition. Il faut qu’il en soit heureux, qu’il soit reconnaissant de faire, quasi-gratuitement, les tâches souvent minables et dégradantes qui lui sont assignées, sous l’œil vigilant de son manager paresseux – c’est ce qu’on appelle dans le jargon “le savoir-être”, “les softs skills” : être un bon larbin et un larbin souriant. Le plus tragique ? Beaucoup de stagiaires, n’ayant jamais connu un autre rapport au monde du travail, sans expérience syndicale, sans droit, tombent là-dedans et épousent parfois en partie l’idéologie qui les soumet et les tyrannise (“c’est normal, je dois apprendre”, “en même temps je n’y connais rien”…).

Évidemment, après des années comme ça, l’espérance d’un SMIC pourrait suffire à rendre heureux. Il est parfaitement logique que si l’entrée dans le travail se fait avec 600 euros par mois, que la plupart des jeunes paient pour travailler (au-delà du marché des fausses conventions, les loyers hors de prix des grandes villes sont souvent supérieurs aux gratifications elles-mêmes), le salaire du “premier emploi” baisse fortement. Et si le salaire des premiers emplois baisse, à moyen terme, c’est l’ensemble des salaires qui baisse : le stage est donc un parfait outil de “baisse du coût du travail”

Un bizutage social et générationnel

Effet pervers du stage, pourtant maintes fois expérimenté : celui-ci transforme les autres salariés en tortionnaires – et loin d’être un effet collatéral, c’est aussi une de ses fonctions. 

La plupart des stagiaires ont pu subir les nombreuses remarques désobligeantes, blagues qui n’en sont pas vraiment, sur leur statut de “petits stagiaires” (et gare à celui qui ne rirait pas de bon cœur en se faisant humilier), dont on rappelle qu’elles consistent à rire de la situation de quelqu’un travaillant pour gagner bien moins que le seuil de pauvreté

L’ensemble de ces piques ont d’ailleurs pour point commun de nier la condition de travailleur du stagiaire : puisque dans la réalité le stagiaire fait le même travail (ou plus) que le salarié, ce qui va distinguer l’un de l’autre, ce sont justement ces rabaissements quotidiens.

Car après avoir été stagiaires eux-mêmes, nombreux et nombreuses sont les salariés rêvant d’avoir leur propre stagiaire, et spoiler : ce n’est pas “pour le plaisir de transmettre”. 

Loin d’être un mécanisme de formation permettant aux jeunes “d’apprendre un métier”, le stage est un outil pour la bourgeoisie et le capital de flexibilisation du marché du travail, de baisse des salaires et des exigences des travailleurs, de soumission à l’idéologie managériale et de catharsis pour apprentis managers frustrés et humiliés. 

En “donnant” un stagiaire à des personnes sans pouvoir, on met ces salariés dans la position qu’ils subissent eux-mêmes de la part de leurs propres managers – et cela a un effet cathartique aussi certain qu’absolument malsain. Pour le dire autrement, humilier et exploiter son stagiaire permet de compenser un peu le fait de se faire soi-même humilier et exploiter. 

C’est aussi “une première expérience de management”. D’ailleurs de nombreux postes de cadres d’entreprise se limitent à faire travailler son stagiaire, à s’approprier son travail, à présenter ce qu’il a produit à des réunions où il n’est pas convié. 

L’humour sur les stagiaires ressemble en tout point à celui du bizutage au sens classique, la blague la plus répandue étant celle, face à un travail mal fait ou à une bourde : “ahah c’est le stagiaire qui a fait ça ou quoi”. Généralement, non ce n’est pas le stagiaire, car il est généralement tout aussi compétent ou incompétent que le reste de son organisation, sa différence de statut relevant d’un rapport de force et non pas de la qualité de son travail. 

On voit d’ailleurs de nombreux stagiaires rire de bon cœur à ce type de blague, voire les proférer eux-mêmes : c’est le propre du bizuté de souvent voir le bizutage comme “un passage obligé”. Celui-ci a aussi toujours l’idée, fortement naïve, d’encaisser sans broncher car cela pourrait lui permettre “d’obtenir un poste à l’issue de son stage” et donc d’assurer sa subsistance – la plupart du temps ce ne sera pas le cas (entre 60% et 90% des stages ne débouchent pas sur un emploi).

Quelqu’un a fait une faute ? “C’est forcément ce con de stagiaire, ahah, ce sale pauvre, bête et incompétent parce que jeune et mal payé”. Ah, l’humour patronal, toujours à se tordre par terre. 

Pour le bizuteur, c’est-à-dire ici le “maître de stage”, l’idée est donc classique “puisque j’ai galéré à mon entrée sur le marché du travail, et sans broncher, tu dois éprouver la même chose et galérer à ton tour”. Mais cette fausse évidence, en plus de sa saloperie évidente, est à relativiser en particulier en ce qui concerne les boomers. De leur part, cette affirmation est largement un mythe, cette génération n’ayant pas connu ces galères nouvelles : le niveau de précarité et la généralisation de ces contrats n’est pas une situation qui durerait depuis des décennies, elle est parfaitement inédite. Non, nos parents n’avaient pas besoin de faire 4 stages de 6 mois pour espérer trouver un job décent, c’est faux. 

Il est assez faux de dire que les jeunes arriveraient tardivement dans “la vie active” : ils y arrivent toujours aussi tôt, mais dans des conditions matérielles lamentables. 

En témoigne l’arrivée toujours plus tardive “sur le marché du travail” qu’on met bien facilement sur le compte des études qui seraient toujours plus longues. Si ces études sont toujours plus longues ce n’est pas pour le plaisir d’étudier, c’est en réaction aux exigences du capital qui considère que c’est à la société de prendre en charge le coût de la formation ou au travailleur lui-même, ainsi qu’à ses demandes d’expérience – ces études consistant de plus en plus à justifier des “semestres de stages”. 

En réalité, il est donc assez faux de dire que les jeunes arriveraient tardivement dans “la vie active” : ils y arrivent toujours aussi tôt, mais dans des conditions matérielles lamentables. 

La seule chose qui est désormais plus “tardive” c’est l’accès à un salaire décent, et donc l’entrée dans “la vie d’adulte”, c’est-à-dire dans l’autonomie (la capacité à payer par son travail un loyer et de quoi se nourrir). Si, culturellement, “la jeunesse s’allonge”, ce n’est pas par “peur de vieillir”, c’est parce que les jeunes sont tellement exploités qu’ils n’ont pas les moyens d’être autonomes financièrement, de “faire des projets”, de “fonder une famille”. Le stage participe largement de ça. 

Ainsi, loin d’être un mécanisme de formation permettant aux jeunes “d’apprendre un métier”, le stage est un outil pour la bourgeoisie et le capital de flexibilisation du marché du travail, de baisse des salaires et des exigences des travailleurs, de soumission à l’idéologie managériale et de catharsis pour apprentis managers frustrés et humiliés. 

Sujet peu saisi par le monde syndical, la suppression pure et simple des stages ou a minima l’alignement des droits des stagiaires sur ceux des salariés seraient un début pour renforcer les capacités de lutte d’une jeunesse ultra-précarisée. 


Rob Grams


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