logo_frustration
U

Que faire quand l’hôpital public sature et s’effondre ? Quand les délais de prise en charge du médico-social s’étirent à cause des surcharges de travail et des sous-effectifs ? Des formations “pleine conscience”. Psychologue auprès du personnel d’institutions médico-sociales, j’ai assisté à une de ces sessions de formation.

Les formations sont devenues une obsession des services publics. Elles prospèrent sous les yeux doux du new public management et de son grand mantra : ce n’est jamais vraiment une question de moyens, mais toujours une question de (ré)organisation, de modernisation. C’est même un des mots préférés d’Emmanuel Macron et il existe un bien nommé « portail de la transformation de l’action publique » accessible sur modernisation.gouv.fr.

De la modernisation à la rigueur, de la rigueur à l’austérité, de l’austérité à la pénurie : les formations, souvent peu coûteuses pour l’employeur, invitent les salarié/es du public à travailler à leur propre transformation plutôt qu’à examiner leurs conditions de travail. Le CPF (compte personnel de formation) a remplacé le DIF (droit individuel à la formation), créé au début des années 2000, lui-même héritier de l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 9 juillet 1970 sur la formation et le perfectionnement professionnels, déjà valorisé à l’époque comme un « accord ambitieux et moderne ». Dans le monde de la santé, Agnès Buzyn restera dans les mémoires comme une des VRP les plus motivées de ces débordantes envies de modernisation : en avril 2018, elle incitait « chaque hôpital » à « se poser la question de sa réorganisation », soulignant que « nous avons besoin d’hôpitaux agiles ». En avril 2019, de plus en plus souple, elle l’assurait : la grève des urgences « n’est pas liée aux conditions de travail » mais à une grande soif d’évolution du système de santé.

Depuis qu’on identifie des RPS (Risques Psycho-Sociaux au travail), au début des années 2010, l’insistance est toujours mise sur le stress comme manifestation principale du “mal-être” au travail. L’allocution de Xavier Darcos, ministre du travail lors de la réunion du Conseil d’Orientation sur les Conditions de Travail, le 9 octobre 2009, donnait l’exact ton de l’importance qu’allait prendre la notion de stress et de la nécessité de le “traiter” : “Traiter du stress au travail (…) cela fait partie de la mission qui est la mienne pour que dans notre société le travail soit synonyme de bien-être et non plus de souffrance. (…) Certains ont voulu nous faire croire que travailler moins, c’était vivre mieux. L’histoire ne leur a pas donné raison. Le travail n’est pas une punition, c’est une chance.” Un salarié “épanoui”, dont on aurait “traité” le stress, c’est tout simplement un salarié qui peut travailler davantage en reconnaissant même, suprême réussite, la chance qui est la sienne.

Plutôt que changer la réalité du travail, se former

Comment traiter le stress ? En formant les agents. Former les agents, former les soignantes : par « formation » on entend souvent corriger ce qui est interprété comme de mauvaises habitudes, de mauvaises manières de faire et de parler. Par exemple, il est courant pour beaucoup d’aides-soignantes d’Ehpad de dire qu’elles vont « faire Madame unetelle » pour dire qu’elles vont faire sa toilette : « tu l’as faite ? Est-ce qu’on va la faire ensemble ? ». Les cadres, les médecins, les directions, les psychologues, les infirmières même (en fait tous ceux qui ne font pas de toilettes) sont toujours d’accord pour trouver ça choquant, avilissant, à corriger par une formation sur les « bonnes pratiques », plutôt que commencer par se dire que le mot correspond pour le moins à l’expérience des soignantes – qui doivent faire jusqu’à 15 toilettes chacune en moins de quatre heures. Plutôt que changer la réalité du travail, changer les mots pour la décrire : se former.

Photo prise durant la formation.

Flexibilité, modernisation, adaptation : c’est donc dans ce contexte que chaque année, les salarié/es du médico-social public de la ville où je travaille ont droit à une formation décidée à l’occasion des entretiens d’évaluation. Certains la choisissent, d’autres s’y voient assignés sur appréciation de leur responsable hiérarchique. Au milieu d’un catalogue de formations plutôt traditionnelles (sécurité incendie, formation au pack office, cours de langues), de plus en plus de modules de « gestion du stress » ou « gestion des conflits » sont apparus. Psychologue pour le personnel, j’ai été retoquée dans une de ces formations qui promet une approche « concrète et ludique » des « problématiques liées au stress », en s’appuyant sur la pleine conscience, une technique cognitive de méditation. Intervenantes sociales, psychologues, cadres de santé d’Ehpad, gestionnaires des aides sociales municipales ou encore agents d’accueil de centres d’hébergement s’y retrouvent pendant quatre jours, dans un hôtel vide aux portes de la ville, en pleine crise du covid. Le but : apprendre à « dompter » le stress : le sien, celui de son équipe, celui des « personnes aidées » (les nouveaux « usagers » du service public).

Il dit avoir été consultant chez France Télécom « période suicides », sans qu’on sache bien s’il nous déplie son CV ou ses fantasmes morbides.

Les deux premiers jours, cours de cérébrologie : le cerveau, son fonctionnement en schémas, ses zones en couleurs, les territoires néolimbiques, préfrontaux, paléolimbiques et reptiliens. Ce cadre pseudo-scientifique vise à asseoir l’autorité du formateur et à l’auto-désigner comme un savant : c’est le moment où nous sortons tous spontanément de quoi prendre des notes, devenant apprenants d’une science inconnue. Le formateur, ancien psychologue désormais consultant en neuropsychologie, disciple de Christophe André (psychiatre spécialisé dans la méditation et particulièrement présent dans les médias), donne quelques éléments sur son parcours, dont un qui me marque : il dit avoir été consultant chez France Télécom « période suicides », sans qu’on sache bien s’il nous déplie son CV ou ses fantasmes morbides. Il nous apprend donc que le cerveau reptilien est le même depuis 200 millions d’années, qu’il se charge de notre survie, sorte de gros lourdaud rivé à ses réflexes, tandis que le cortex préfrontal est jeune et calme, à même de nous faire raisonner, de nous calmer et donc qu’il est résolument notre meilleur allié contre le stress. 

Accepter plutôt que lutter

Le formateur y insiste sans nommer aucune source : des études (canadiennes, américaines, allemandes, ça varie) démontrent qu’on perd au moins 30 points de QI en état de stress. Stressés donc abrutis. Le stress désigne toujours à la fois un état physique (accélération des battements cardiaques, voix qui tremble, etc.) et, indistinctement, une émotion (la colère, la peur, la fatigue) : ne faire aucune distinction permet de tout traiter du même point de vue, les situations d’injustice, de caprice, de harcèlement, les sphères professionnelles et privées. Le formateur sollicite d’ailleurs sans cesse des exemples issus de la vie personnelle des participants : un enfant qui ne fait pas la vaisselle, un mari qui s’énerve au volant et refuse de faire fonctionner la machine à laver, un train qu’on rate au moment de partir en vacances, autant de situations sur lesquelles nous pouvons regagner prise et patience en travaillant notre approche préfrontale. Ne pas s’énerver, faire soi-même la vaisselle sans en faire un drame stressant, faire preuve de compréhension, contextualiser. Cela s’appelle l’acceptation, mais dit sur un ton solennel, parfois accolé au lâcher prise. Les résistances du groupe face à ces pseudo-concepts sont rapides : on ne peut quand même pas tout accepter, ni tout le temps s’écraser. Le formateur repoussera toujours ces résistances : l’acceptation, répète-t-il d’un ton d’initié qui s’amuserait de la naïveté des novices, n’est ni une soumission ni une résignation – et il suffira toujours qu’il le dise pour qu’on ait à charge de le croire sur parole.

Il s’agit toujours de délégitimer toute lutte – puisque toute lutte est stressante. 

Les journées de formation sont rythmées par des pauses de méditation dites de pleine conscience : une à trois minutes, trois fois par jour, où il faut reculer sa chaise, poser ses mains à plat sur ses cuisses, fermer ses yeux, et suivre la voix du consultant : sentir sa respiration, ses pieds, ses mains, son masque, faire le vide. Cet exercice, il y insiste, nous devons l’importer au travail : avant les réunions, après des situations stressantes, pour éviter de mal réagir à un conflit, à des tensions. Le conflit, le rapport de forces, c’est la hantise du formateur de pleine conscience : il s’agit toujours de relativiser, de désescalader une situation de tension. En ancrant l’intérêt de ces efforts dans le corps des salariés (le stress vous fait du mal, abîme votre santé) il s’agit toujours de délégitimer toute lutte – puisque toute lutte est stressante. 

À plusieurs reprises, le consultant nous distribue des listes de situations pour s’entraîner à y réagir. L’intitulé de l’exercice dresse clairement l’opposition qui structurera toute la formation : « pour chacune de ces situations, imaginez des commentaires limbiques (stressants) et des commentaires préfrontaux (apaisants) ». L’une de ces listes propose trois situations « potentiellement émotionnelles » qui concernent toutes, sans l’expliciter pourtant, des supérieurs hiérarchiques : « Au travail, vous passez près du bureau de votre responsable et vous l’entendez dire : « il ne va pas y arriver s’il continue comme ça ». Auparavant, vous lui aviez expliqué la façon dont vous étiez en train de gérer une situation délicate » ; « Lors d’un pot réunissant le personnel de votre service, votre supérieur hiérarchique vous voit arriver et vous approcher mais il détourne la tête et n’interrompt pas sa conversation pour vous saluer » ; « Votre responsable vous a glissé rapidement quelques remarques négatives concernant votre activité alors que le travail a été particulièrement intense et efficace d’après votre point de vue. »

Après chaque situation, trois réactions possibles sont détaillées : la colère (« quel salaud ! », « quel con », « quel minable », etc.), le doute (« il a peut-être raison », « il a vu juste », « qu’est-ce que j’ai loupé ? ») et le découragement (« je n’aurais pas dû m’embarquer là-dedans », « je ne suis pas faite pour ce métier »). Le consultant s’amuse beaucoup à nous démontrer que toutes ces réactions sont exagérées, irréfléchies : le responsable qui ne dit pas bonjour ? Il ne nous a peut-être tout simplement pas vu. Il a aussi pu passer une mauvaise journée, une mauvaise nuit, une mauvaise digestion. Les remarques négatives du supérieur hiérarchique ? Il pensait sans doute à bien mais il s’est exprimé avec maladresse, à nous de faire la part des choses. 

Document extrait de la formation.

Au fil des explications (« relativiser », « se décentrer », « nuancer »), « la part des choses » revient justement toujours au même : à celui qui n’a pas le choix et qui n’a donc plus qu’à faire de nécessité vertu. C’est la souplesse dont rêve tout manager, tout patron : que le salarié prenne sur ses épaules et sur son propre capital de compréhension les fonctionnements et dysfonctionnements de sa hiérarchie, de son institution. A force de disséquer le « pourquoi », de psychologiser les événements et les réactions comme étant des dérives émotionnelles individuelles du salarié, le formateur pleine conscience dessine devant le groupe l’image du salarié idéal, en permanente adaptation et qui pense agir pour son propre bien en acceptant

C’est la souplesse dont rêve tout manager, tout patron : que le salarié prenne sur ses épaules et sur son propre capital de compréhension les fonctionnements et dysfonctionnements de sa hiérarchie, de son institution.

Les techniques corporelles ont ici tout leur rôle : la cohérence cardiaque, la respiration pleine conscience, la méthode EFT (l’Emotional Freedom Technique, technique qui consiste à « tapoter » certains points spécifiques situés sur nos « méridiens ») viennent au service de l’individu salarié, indistinctement stressé par son quotidien familial, amical, son responsable grincheux ou ses conditions de travail dégradées. L’indistinction est, encore une fois, l’arme la plus puissante de ces consultants : si l’on réussit à convaincre un individu que sa « stressabilité » est son fait intime, qui envahit comme par coïncidence son travail, mais en même temps qu’il doit la gérer surtout pour son propre bien, pour sa propre santé, on fait gagner aux gestionnaires un précieux espace d’irresponsabilité où ils n’auront plus qu’à renvoyer chacun au travail sur lui-même sans jamais avoir à assumer eux-mêmes les résultats de leurs décisions.

Accepter l’inacceptable, mais en “pleine conscience” 

Cette dépolitisation radicale de la matière salariale trouve son apogée lors du dernier jour de la formation, dernière journée consacrée au problème du « pervers narcissique » au travail. A ma grande surprise, on apprend que le terme « pervers narcissique » est tombé en désuétude : terme trop « psychanalytique », on préfère désormais parler de « dominant manipulateur » car il y a une région du cerveau, primitive, animale, qui nous pousse à la domination quelque part dans le paléolimbique. Le dominant manipulateur est celui qui « met le zouk au travail », celui dont la personnalité est ingérable, mais qui est au fond un bien triste sire. Un dominant manipulateur est souvent « bipolaire » ou « asocial » (débrouillez-vous) et c’est une sorte de mouton égaré dans le monde du travail, un mouton fou-fou que les chefs ont bien du mal à canaliser (comprendre qu’ils n’ont évidemment jamais aucun intérêt à leur présence).

Pourquoi le dominant manipulateur agit-il méchamment avec ses subordonnés conséquemment stressés ? Parce que, parce que. Le dominant manipulateur n’en a pas conscience et son monde doit être bien triste tandis que le nôtre est rempli de joie, de calme, de retour réflexif sur nous-même, de préfrontal et de pleine conscience. Que pouvons-nous y faire ? Que devons-nous vouloir y faire ? La réponse est à ce stade limpide : travailler l’Acceptation avec Christophe André et Isabelle Nazare-Aga ; tout semblant de révolte, d’affect de résistance, sont des luttes absurdes contre l’ordre du monde. Le salut est dans le lâcher prise. Et si une des participantes s’aventure à suggérer que la présence des supposés dominants manipulateurs au sein des directions locales arrange bien les hautes directions qui s’appliquent à supprimer des postes, à pousser les gens dehors, il s’agira de s’atteler immédiatement à trois minutes de méditation pleine conscience silencieuses.

Si l’on réussit à convaincre un individu que sa « stressabilité » est son fait intime, qui envahit comme par coïncidence son travail, mais en même temps qu’il doit la gérer surtout pour son propre bien, pour sa propre santé, on fait gagner aux gestionnaires un précieux espace d’irresponsabilité où ils n’auront plus qu’à renvoyer chacun au travail sur lui-même sans jamais avoir à assumer eux-mêmes les résultats de leurs décisions.

Document extrait de la formation.


À l’issue de ces quatre journées, le petit espoir est malgré tout venu dans le désespoir : les consultants psychologues comportementalistes qu’on a vus défiler pendant quatre jours se sont souvent montrés complètement dépassés par la détresse et la dureté des conditions de travail des salariés présents, qui profitaient des quelques pauses pour échanger sur leurs expériences. Les banalités pseudo-neuroscientifiques, les exercices sur des sujets triviaux (la technique de la flèche descendante – « et alors ? ce n’est pas si grave » – si vous ratez votre train, le « switch » du cerveau limbique au cerveau préfrontal quand votre patron vous fait une critique) ne pouvaient pas toujours cacher à quel point les consultants étaient déroutés par la violence des situations amenées par les travailleurs sociaux. Difficile aussi de ne pas remarquer leur slalom permanent entre des exemples d’ampleurs radicalement différentes (le responsable qui ne dit pas bonjour, celui qui harcèle moralement) pour préserver faussement la validité de leur propos. Parfois, dans le groupe, le refus d’être toujours ramenés à nos supposées limites individuelles (notre « stressabilité ») alors qu’une assistante sociale doit gérer plus de 300 personnes dans sa file active, travailler le double du temps qui lui est payé pour avoir vaguement l’impression de faire son métier.

Ces formations, et l’utilisation cynique qu’en font les directions, visent à ce que l’effondrement planifié des services publics de santé semble de plus en plus acceptable, invisibilisé par les efforts individuels de réorganisation, de poursuite des missions du service public malgré tout. Il est particulièrement ignoble que ce programme de destruction repose autant sur l’investissement et le professionnalisme de travailleurs sociaux qui feront toujours tout pour atténuer la violence des situations rencontrées. Il est doublement ignoble qu’on envahisse le plus intime de chacun par des injonctions à se réformer soi-même, à s’adapter à des réformes inacceptables.


Ghjulia Rosso