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“Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorité dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie.” Emile Boutmy, bourgeois influent et homme de réseau, écrit ces lignes quelques mois après la révolution réprimée de 1871, plus connue sous le nom de Commune de Paris. Durant trois mois, un gouvernement démocratique et social s’était installé dans la capitale et plusieurs autres villes françaises. La répression par le gouvernement bourgeois d’Adolphe Thiers, réfugié à Versailles, fit plus de 20 000 morts. Malgré cette victoire, la bourgeoisie est sortie traumatisée de cet épisode. Elle venait d’être « contrainte de subir le droit du plus nombreux » et Emile Boutmy fait partie de ces membres qui ont travaillé à lui établir une légitimité nouvelle. La création de l’École libre de science politique participe à ce processus : il s’agissait de donner une aura nouvelle à la bourgeoisie, par une éducation, des réseaux et un cursus prestigieux. Désormais, Sciences Po Paris, après sa nationalisation en 1945, continue de former, après le bac, celles et ceux qui intégreront la haute fonction publique, le journalisme et la direction des grandes entreprises.

Le journaliste Mathieu Dejean démontre, dans un livre très fouillé, mais très accessible, comment cette « école de la domination » n’a pas fondamentalement changé depuis sa création au XIXe siècle. Malgré plusieurs tentatives de réforme voire de liquidation, elle reste l’une des voies privilégiées par la classe bourgeoise pour former sa jeunesse et lui donner une légitimité à diriger l’administration, les grandes entreprises et notre vie politique. Comme à sa création, cette école en théorie publique bénéficie d’un régime d’exception, qui permet à la classe dominante d’intervenir régulièrement, via une fondation et un conseil d’administration où le patronat a voix au chapitre, sur ses orientations. En partie financée par le contribuable et malgré une campagne de communication exagérant sa « démocratisation » dans les années 2000, cette école reste une formation monopolisée par des enfants de bourgeois, parisiens qui plus est.

Macron et sa réforme des retraites sont clairement issus de cette idéologie de la science bourgeoise : elle consiste à penser que l’on a toujours raison, et surtout quand la populace pense que l’on a tort.

Comme la classe bourgeoise qu’elle forme, Sciences Po a également su résister à tous les coups durs de son histoire. Durant le Front populaire, une tentative de réforme échoue, tout comme en 1945 où sa nationalisation est largement édulcorée, grâce aux soutiens que possède l’école dans la haute administration. Durant ces deux tentatives de mise au pas de l’école des élites autoproclamées, le Parti communiste est le plus radical. Pour le parti issu du mouvement ouvrier, Sciences Po fait partie du problème et joue un rôle dans la lutte des classes que la bourgeoisie nous mène. Mais malgré l’intensification des critiques envers l’institution après mai 68, elle reste intacte et continue, en particulier depuis les années 80, à diffuser cette idéologie du pragmatisme en politique, qui consiste à dire que la bonne gestion d’un pays impliquerait avant tout du « réalisme » et le respect du capitalisme, sous la houlette d’une technocratie compétente. Macron et sa réforme des retraites sont clairement issus de cette idéologie de la science bourgeoise : elle consiste à penser que l’on a toujours raison, et surtout quand la populace pense que l’on a tort.

En bonne institution bourgeoise annexe des grands corps de l’État des clubs de l’entre-soi bourgeois, Sciences Po a aussi couvert un certain nombre d’agissements sexistes et de violences sexuelles. Le départ du président de la fondation nationale des sciences politiques (chargée de la gestion administrative et financière de l’école), Olivier Duhamel, après l’exposé glaçant, par sa belle-fille, de ses agressions sexuelles envers son frère, n’est que la partie émergée de l’iceberg. Le livre rappelle que ce même homme avait introduit Dominique Strauss Kahn dans l’école et, comme tous ses confrères, avait fermé les yeux face à ses tentatives de dragues lourdes et répétées envers des étudiantes. Richard Descoings, ancien directeur de Sciences po, était un habitué des messages de drague envers de jeunes étudiants. Tout ce beau monde se protège et se coopte, et il a fallu attendre le mouvement autour du hashtag #sciencesporcs pour que des étudiantes mettent à jour cette réalité.

La dernière partie du livre de Mathieu Dejean est audacieuse : il montre qu’après avoir longtemps été dominée politiquement par la droite, Sciences Po se gauchise, et forme désormais une partie de la classe politique de gauche Les jeunes cadres de la France insoumise en sont issus et la start-up « primaire populaire », tentative malheureuse de définir un « candidat unique à gauche » en est le plus pur produit. Ce dernier exemple est, à mon sens, très parlant : l’équipe de la primaire populaire semblait animée d’une vision techniciste et désidéologisée de la perspective de victoire à gauche, qui se limiterait au choix d’un « bon » candidat, sélectionné par le biais de techniques de délibérations collectives rationnelles et efficaces. Une compétence politique de gauche qui rendrait inutiles les militants de base du mouvement ouvrier au profit de petits cercles ultra qualifiés de technocrates parisiens animés d’esprit de justice sociale : une configuration de plus en plus répandue dans les partis et « mouvements » de gauche, qui n’ont d’ailleurs plus, Parti communiste inclus, de projet de suppression de Sciences po…

Il y aurait une compétence politique de gauche qui rendrait inutiles les militants de base du mouvement ouvrier au profit de petits cercles ultra qualifiés de technocrates parisiens animés d’esprit de justice sociale : une configuration de plus en plus répandue dans les partis et « mouvements » de gauche

Mathieu Dejean ne propose pas de réponse au “problème Sciences po”. Son livre est construit de façon historique et montre essentiellement les liens vitaux qui unissent la bourgeoisie française et cet établissement. Dans cette perspective, le projet de suppression de Sciences po pourrait sembler vain : la classe bourgeoise au pouvoir trouvera toujours des façons de se reconstituer. Mais tout programme un tant soit peu tournée vers le changement social devrait mettre cet objectif en avant. Retirer les leviers du pouvoir bourgeois, ce n’est pas simplement socialiser les capitaux : c’est aussi empêcher un groupe social de prétendre décider pour tous les autres.

En montrant la fonction de pure reproduction d’une classe sociale et de légitimation de son pouvoir, Mathieu Dejean contribue à saper, dans le plus grand des calmes, le prestige de cette grande école. Avoir fait Science po ne rend pas plus intelligent : cela rend encore plus bourgeois, ce qui, en 2023, n’a rien de très glorieux.


Nicolas Framont