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Il sillonne les usines du secteur pour mener une lutte implacable contre des directions de l’aéronautique qui profitent de la crise sanitaire pour délocaliser. Gaétan Garcia est tourneur-fraiseur chez un sous-traitant aéronautique et, après avoir créé une section CGT et obtenu des augmentations pour ses collègues, il est devenu l’un des visages de la contestation au travail en France. Âgé d’une trentaine d’années et l’enthousiasme chevillé au corps, il fait partie de cette génération de militants ouvriers qui se revendiquent révolutionnaires et donnent à la classe laborieuse un nouvel horizon, loin de la résignation des directions syndicales et des appels de la gauche institutionnelle à attendre la présidentielle. Dans cet entretien, il nous donne ses techniques pour rassembler ses collègues, établir un rapport de force et… faire la révolution. Entretien réalisé par Nicolas Framont.

Est-ce que tu peux nous parler un peu de ton parcours professionnel ?

Aujourd’hui, je suis ouvrier dans la sous-traitance aéronautique, à Toulouse. Je travaille aux Ateliers de Haute Garonne depuis 4 ans. C’est une entreprise qui produit des pièces comme les rivets, c’est-à-dire tout ce qui est utilisé pour assembler les avions. Je suis tourneur-fraiseur de formation. C’est de l’usinage, ce qui veut dire qu’on prend des pièces en métal brute et on les usine, c’est-à-dire qu’on modifie la forme avec des tours ou des fraiseuses. Je travaille au service Outillage donc pour être encore plus précis, je suis outilleur. Mes collègues fabriquent des rivets ou des vis aéros avec des machines de frappe, mais ils doivent mettre à l’intérieur de ces pièces-là un certain nombre d’outillages : des matrices, des bouterolles, etc. Nous, dans notre service, on fabrique ces outillages-là.

Comme beaucoup de jeunes de mon âge, j’ai fait beaucoup de boulots précaires avant d’arriver à ce poste : dans le bâtiment, le nettoyage, la manutention, mais aussi pompier… Peut-être que ma particularité c’est que pendant une période, j’ai voulu arrêter tout ça et je suis allé à l’université. J’ai raté mes études mais j’ai appris quelques petits trucs !

Et comment tu en es venu à te syndiquer ?

Au début,  comme beaucoup de monde, j’avais une révolte contre les injustices sociales, contre ce qu’on nous faisait subir au quotidien. Quand j’étais intérimaire dans le bâtiment, j’avais réuni mes collègues pour s’opposer à la façon dont notre patron nous traitait mais sans méthode ni rien. On ne savait pas du tout quoi faire, c’était de la révolte pure ! Et d’ailleurs, cette désorganisation nous a valu toute une répression de la part de notre employeur.  C’est en lisant et en réfléchissant sur des sujets politiques et économiques mais aussi en étudiant l’histoire du mouvement ouvrier que j’ai acquis un certain nombre de connaissances qui me servent dans mon boulot actuel.

Quand je suis rentré à l’usine, j’étais devenu un militant au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), et j’ai essayé de mettre à profit certaines connaissances ou compétences pour construire un syndicat, dans une boîte qui n’en avait pas depuis 40 ans, sans conflits ni grèves ! 

Comme de plus en plus de syndicalistes, Gaétan Gracia utilise les réseaux sociaux pour informer ses collègues de l’avancée des conflits sociaux. A retrouver sur son compte twitter.

Dans cette histoire du mouvement ouvrier que tu as étudié, qu’est-ce qui t’a inspiré pour agir ?

Concrètement, je pense que chacun vient avec un chemin différent au syndicalisme. Moi j’ai étudié l’économie, le marxisme et le capitalisme. Ça correspondait à des choses que je voyais dans ma propre vie. J’ai rencontré des militants révolutionnaires et je me suis rendu compte que ce n’était pas une idée folle. Que tout un courant révolutionnaire existe, qui s’est toujours opposé au stalinisme et qui a toujours maintenu des idées marxistes révolutionnaires. Et dans ce courant, il y a l’idée d’une intervention syndicale sur les lieux de travail.

Pour créer notre syndicat, ça a été toute une histoire. Nous travaillons pour un sous-traitant aéronautique qui, à l’époque, avait 250 salariés. C’est une usine assez petite et très dure dans son management. Il n’y avait ni grève ni syndicat parce qu’il y avait une répression forte de la part de la direction. 

Il faut savoir qu’en 1936 puis en 1968 l’aéronautique était à l’avant-garde des luttes sociales. C’est pourquoi le patronat a décidé de tout briser. En 1969, l’Etat a mis à la tête de Sud-Aviation, ancêtre d’Airbus, Maurice Papon, avec comme mission de casser tout le militantisme, notamment la CGT et le PCF qui étaient assez installés dans le secteur. Et ensemble ils ont construit Force Ouvrière Airbus, un syndicat maison et soumis aux directions. On le subit encore et particulièrement dans la sous-traitance qui s’est mise en place dans les années 90.

Dans ce contexte, il a fallu bien réfléchir à notre intervention. Avant nous, des ouvriers avaient déjà tenté de monter une section syndicale, se présenter à des élections, mais ils se sont fait virer. On a donc tenté de faire différemment : on a construit le syndicat clandestinement, pendant un an et demi, en se voyant uniquement à l’extérieur. J’avais lu pas mal de choses sur les organisations clandestines et je l’ai mis en pratique. Par exemple, tout était organisé par cercle de trois personnes qui ne se connaissaient pas toutes entre elles. Comme ça, s’il y avait une balance, tout le monde ne tombait pas. Et la seule personne qui faisait le lien entre tous ces groupes, c’était moi. 

J’avais lu pas mal de choses sur les organisations clandestines et je l’ai mis en pratique. Par exemple, tout était organisé par cercle de trois personnes qui ne se connaissaient pas toutes entre elles.

Quand je suis arrivé dans la boîte, la première personne en qui j’ai eu vraiment confiance est venue chez moi. On a pris une feuille, on a fait deux colonnes : personnes de confiance, personnes non fiables. J’ai refait ça avec chaque personne de confiance, et on s’est retrouvé à être une vingtaine. Ce qui est drôle, c’est que chaque collègue que j’allais voir me disait : “moi je veux bien le faire avec toi, mais tu ne trouveras personne d’autre dans l’usine qui osera”. A la fin, je leur ai dit : “les gars, vous m’avez tous dit ça, mais en fait on est 20 : donc c’est dans votre tête qu’il y a du scepticisme”.

Initialement, on attendait les prochaines élections du personnel pour sortir de l’ombre. Mais la réalité nous a pris de vitesse : il y a eu une explosion de colère dans l’usine. J’étais alors en arrêt maladie pour un problème de dos et mes collègues m’ont appelé en me disant : “on va tous faire grève, on est super énervé !“. On s’est associé à cette colère et on a organisé des assemblées générales. On a préparé cette bataille avec une certaine stratégie et à la fin de l’histoire on a gagné 10% d’augmentation de salaire. On a officialisé la création de notre syndicat au moment de cette victoire.

Manifestation à Toulouse, photo par Gaétan Gracia.

C’est impressionnant ce que tu me racontes parce que de mon côté, ce que j’ai pu voir souvent ce sont des entreprises et des usines où même les syndicalistes ont perdu l’idée-même du rapport de force et l’espoir de gagner quelque chose… Quels seraient tes conseils pour installer un rapport de force et changer les choses quand on subit de mauvaises conditions de travail ?

D’abord, la première chose à faire pour installer un rapport de force, c’est de produire une analyse de la situation. Quand j’ai commencé à travailler dans l’aéronautique, j’ai essayé de comprendre ce qu’était ce secteur. Et précisément, la résignation que tu décris est assez forte dans l’aéronautique. Et ce, pour des raisons que tu peux analyser économiquement : L’aéronautique est un secteur qui est resté relativement à l’abri de toutes les crises, y compris celle de 2008. Il repose sur l’illusion que le trafic aérien double tous les quinze ans. Dans les dernières décennies, c’est ce qu’il s’est passé. Et cette situation génère, chez les collègues, plus de propension au dialogue social, à la négociation pacifique… En analysant ça, on voyait que la question qui se posait beaucoup n’était pas celle des suppressions d’emploi mais celle des cadences, des salaires. Et surtout, on savait qu’il y aurait un jour une crise de surproduction, qu’un jour on produirait trop d’avion : ce que la pandémie a finalement produit.

Ensuite, comment construire le rapport de force ? Dans le cas de notre victoire avec les 10% d’augmentation, je dirais que ce qui a été déterminant, c’était l’unité de nos collègues. Cette unité est essentielle dans une entreprise et c’est aussi vrai à l’échelle de la classe ouvrière d’un pays. Chez nous, les collègues étaient ultra divisés : entre CDI et intérimaires, entre l’atelier de frappe à froid, frappe à chaud, d’outillage…  il y a toute une stratégie pour qu’on ne se croise pas trop, qu’on ne se parle pas vraiment avec en plus des horaires décalés. Il y a des cliques, des clans… Donc nous ce qu’on a fait c’est que dans nos assemblées générales (AG) tout le monde pouvait parler, tout le monde avait la parole, et on veillait à ça.

Chez nous, les collègues étaient ultra divisés : entre CDI et intérimaires, entre l’atelier de frappe à froid, frappe à chaud, d’outillage…  il y a toute une stratégie pour qu’on ne se croise pas trop, qu’on ne se parle pas vraiment avec en plus des horaires décalés.

Ensuite, il faut clarifier ses revendications, il faut donner une perspective concrète. Pour nous, la colère s’exprimait sur notre coefficient dans la grille salariale de la métallurgie. Ça exprimait beaucoup de choses, sur les sanctions et sur les salaires. On est intervenu en faisant la démonstration qu’on se battait pour le coefficient, mais aussi pour des augmentations de salaires générales.

On faisait 4-5 AG par mois et on faisait monter la pression progressivement. Avec mes camarades, on n’agit pas comme des caricatures de révolutionnaires qui crient “grève générale” dès le début : on construit le rapport de force, la colère, et surtout la confiance des collègues entre eux. Lors de la dernière AG ,on a voté à main levée le débrayage pour la semaine suivante (les patrons le savaient, ils ont toujours une balance, quelqu’un qui leur a dit avant) et deux jours après, on nous a annoncé 10% d’augmentation de salaires, qui n’avait évidemment “rien à voir” avec notre mouvement !

De nos jours, on a des directions d’entreprise très fortes pour étouffer les mouvements de contestation, avec de la fausse négociation, des menaces… A qui avez-vous eu à faire ?

On a un patronat basiquement antisyndical. Il ne fait pas semblant de lâcher quelques miettes pour montrer que le dialogue social fonctionne et que la lutte ne marche pas. Quand notre patron arrive en CSE, il dit : “on fait comme moi j’ai dit“. D’un certain côté, ça nous facilite la tâche pour construire une logique de rapport de force.

Ensuite, nous avons une logique de terrain. Pour nous, les réunions, les négociations… On y va pour avoir des informations, mais ce qui est important, c’est de tourner dans l’usine, de parler avec les collègues… Quand on a gagné les 10%, on n’existait pas encore comme syndicat et on avait aucun membre au CSE [Comité Social et Économique]. Et pourtant c’est notre plus grosse victoire. Et on le dit aux collègues : ne croyez pas que c’est grâce au CSE, par un vote, qu’on va obtenir une victoire. En plus, le CSE est purement consultatif. Quand cette instance a été créée, le nombre d’élus et d’heures de délégation a été réduit (le CSE ayant remplacé en 2017 le Comité d’Entreprise et CHSCT), mais il y a toujours énormément de réunions sur de nombreuses choses : sur des aspects juridiques, économiques… Sauf que tu ne vas pas convaincre ton patron, à froid, qu’il doit mettre de l’eau dans son vin sur ses profits. Tu ne vas pas le convaincre comme ça !

Rassemblement des salariés de Derichebourg contre un “accord de performance collective” diminuant les salaires et signé par le syndicat Force Ouvrière – Photo par Gaétan Gracia

Mais il y a des discours qui s’imposent chez beaucoup, collègues comme syndicalistes, par exemple l’idée que les licenciements sont inévitables, en particulier en ce moment dans l’aéronautique. Comment réagis-tu face à cet argument ?

En général, le premier réflexe qu’on a comme militant de lutte des classes, c’est de revendiquer de pouvoir étudier la comptabilité de l’entreprise et, surtout, de toute la filière. Face au soi-disant impératif de licencier, nous on dit “on veut en avoir le cœur net”. Et tu peux l’obtenir concrètement en revendiquant une expertise. Quand on l’obtient, les patrons ne sont pas sereins.

Tu ne vas pas convaincre ton patron, à froid, qu’il doit mettre de l’eau dans son vin sur ses profits.

Pour le cas spécifique du secteur aéronautique en crise, nous on leur dit : “l’aéro a fait d’énormes bénéfices pendant des années et cet argent, il est parti où ?“. C’est cette revendication qui est forte. Et ensuite, on explique que ce n’est pas une question purement économique, mais politique. Bien sûr que parmi les capitalistes il y a des éléments qui sont en faillite, mais ce n’est pas une question pour nous. Pour nous, le maintien dans l’emploi devient une question de survie, vu le contexte social. On a le droit d’avoir un emploi, ils se démerdent comme ils veulent. Et si de leur point de vue capitaliste ce n’est pas possible financièrement, et bien c’est la preuve que leur système ne fonctionne pas. Or, on a les connaissances scientifiques et technologiques pour tous travailler et travailler moins.

Deuxième partie :