logo_frustration
U

Mardi 7 mars, la France a connu un nombre record de manifestants dans les rues de toutes ses villes. Du jamais vu depuis des décennies voire depuis toujours. Et la preuve qu’après deux mois de mobilisation, les gens sont encore plus remontés qu’ils l’étaient au début. Les sondages se succèdent et montrent le rejet massif de la réforme des retraites et le gouvernement continue d’aligner mensonges sur mensonges, toujours plus ridicules (le ministre du travail parlant d’une « réforme de gauche »)… Le soir même, Laurent Berger est invité sur l’émission C ce soir. Présenté comme l’homme fort du moment, il adresse sa revendication principale au gouvernement « être entendu » et « être reçu » par le président de la République. Tout en assurant être prêt à discuter d’une réforme, il demande la fin de l’âge de départ à 64 ans. Et il prévient : s’il n’est pas écouté, sa base lui dira que les gilets jaunes eux, ont obtenu des choses en étant nettement moins nombreux mais beaucoup plus radicaux. Mais il prévient d’office : jamais il ne cautionnera ni ne s’associera avec « la violence ». Le lendemain, le président refuse catégoriquement de rencontrer les syndicats. Cela ne décourage pas Laurent Berger qui, désireux de rester un interlocuteur républicain honorable, se désolidarise, quelques jours plus tard, de la grève des éboueurs dans les grandes villes de France. « la CFDT n’appelle pas à la grève reconductible » s’excuse-t-il presque sur RTL.  « on a depuis le début été d’une grande responsabilité », ajoute-t-il, ce qui permet à la journaliste de lui demander s’il soutiendrait des réquisitions à l’encontre des grévistes. Ouf, quand même pas, mais le leader de la CFDT ne prend toutefois pas le temps de dire que ce serait une atteinte au droit de grève.

L’intersyndicale s’étonne encore de ne pas être “écoutée”

Quoi d’étonnant de la part de Laurent Berger qui est favorable à l’allongement de la durée de cotisation ? Mais l’alignement du reste de l’intersyndicale sur la stratégie de Laurent Berger est plus étonnant. Dans un communiqué publié samedi, après deux immenses journées de manifestations, l’une accompagnée d’une très forte grève, des dizaines de mensonges successifs du gouvernement, le refus du président de la recevoir malgré un nombre de record de manifestants, l’intersyndicale n’appelle pas à des grèves reconductibles, elle « dénonce le mépris dans lequel s’obstine Emmanuel Macron qui refuse de la recevoir » et « demande solennellement au gouvernement d’organiser une consultation citoyenne à ce sujet dans les plus brefs délais. »

Voilà un communiqué qui ravit la bourgeoisie médiatique. En effet, les syndicats font mine de continuer de croire au « dialogue social » en s’étonnant du « mépris » d’Emmanuel Macron. Puis elle demande une consultation citoyenne, sans même prononcer le mot si rude de « référendum ». Peut-être pour éviter de ressembler de trop près au mouvement des gilets jaunes, dont le référendum était l’une des revendication phare ? La fin du communiqué laisse pantois, après une semaine de mobilisation aussi intense : « D’ores et déjà [l’intersyndicale] appelle à une nouvelle journée de grèves et de manifestations le mercredi 15 mars, jour de la commission mixte paritaire et moment important du calendrier parlementaire. Elle se réunira à nouveau le 15 mars au soir. »

Si nous ne vivions pas dans un pays gouverné par des gens qui pratiquent une politique de classe, c’est-à-dire destinée à satisfaire les envies et intérêts d’une seule classe sociale dominante, on pourrait, comme l’intersyndicale, s’étonner du « mépris » de son président.

Ce serait une réaction tout à fait légitime si nous ne vivions pas dans un pays où le président, élu face à l’extrême-droite, a annoncé le lendemain de son élection qu’une telle configuration « l’obligeait » vis-à-vis des Français pour finir par dire qu’il allait bien faire ce qu’il voulait. Si nous n’avions pas des ministres qui ont multiplié les mensonges, à commencer par celui de la pension minimale à 1200€, unique contrepartie sociale du projet dont il s’avère qu’elle ne concerne pas des millions, comme annoncé, mais des milliers de personnes. Si on ne nous racontait pas que la réforme était une nécessité budgétaire pour trouver 17 milliards alors que, dans le même temps, le gouvernement continuait de supprimer les impôts payées par les entreprises privées et leurs actionnaires (la CVAE en novembre dernier, perte de 10 milliards par an) et soutenait ces derniers à hauteur de 157 milliards d’euros par an.

Bref, si nous ne vivions pas dans un pays gouverné par des gens qui pratiquent une politique de classe, c’est-à-dire destinée à satisfaire les envies et intérêts d’une seule classe sociale dominante, on pourrait, comme l’intersyndicale, s’étonner du « mépris » de son président. On pourrait réclamer une « consultation citoyenne », au lieu de la demander à quelqu’un dont les deux dernières consultations en date était un « Grand Débat National » dont les résultats pourrissent dans des cartons d’archives de sous-préfecture et une « Convention citoyenne pour le climat » dont la majeure partie des propositions ont été jetées aux oubliettes. On pourrait espérer de « l’écoute » si nous n’avions pas à faire à un président dont la campagne a été lancée grâce aux dons des grandes fortunes et que depuis plus de 5 ans fonce tête baissée pour satisfaire leur appétit, indifférent à la pauvreté qui augmente partout.

Les directions syndicales refusent toujours le rapport de force… Et ne soutiennent donc pas les salariés qui le construisent

Philippe Martinez, de la CGT, a tenté, quant à lui, d’aller un peu plus loin dans la tentative de convaincre les macronistes d’arrêter d’être des bourgeois : le 13 mars, sur Mediapart, il a prévenu : « Derrière, la bête immonde guette. Nous pensons que de telles pratiques vont donner les clés de l’Élysée au RN. C’est grave. On est dans une logique d’un Président qui se dit “après moi le déluge” ». La « bête immonde » est ce terme chéri de la société civile respectable pendant les entre deux tours de présidentielles où le « vote utile Macron » est brandi comme un impératif catégorique. Mais un tel raisonnement semble faire l’impasse sur le fait que précisément, les macronistes adorent que le vote RN monte, car c’est celui-ci qui finit par les porter au pouvoir. Et si ce n’est plus le cas en 2027 ? Eh bien encore mieux, car ce gros frapadingue de Macron envisagerait, selon la presse paillasson camée aux subventions (L’Express, pardon), de se présenter en 2032 comme un recours après un potentiel quinquennat Le Pen. Autant vous dire qu’il s’en fout totalement d’activer la « bête immonde » en désespérant les gens. Evidemment qu’il pense « après moi le déluge », après avoir fait « avec moi le déluge de fric pour les bourgeois » pendant des années.

Ainsi, malgré les mensonges, le mépris des manifestants, les passages en force parlementaires etc. les dirigeants des grands syndicats semblent donc toujours continuer de croire que nous aurions face à nous des partenaires avec qui il est encore possible de dialoguer. Et ce faisant, ces dirigeants refusent de mettre en place une stratégie claire de rapport de force, c’est-à-dire de mise en danger économique du gouvernement et de son principal soutien, le patronat.

Pire, ils ne soutiennent pas ouvertement ceux qui ont le courage de la mettre en place – les salariés d’EDF et d’ENEDIS, qui multiplient grèves et coupures de courant ciblées (contre des résidences de sénateurs, des terminaux de paiements, l’aéroport à jet privé de Cannes, des préfectures…), les éboueurs qui recouvrent les beaux quartiers de Paris d’ordures… Bref, les dirigeants syndicaux restent bloqués dans une stratégie de démonstration de force où tout tourne autour de la journée de mobilisation et de la grève isolée. 

”Une grève générale, ça ne se décrète pas”. En effet, avant de lancer un slogan vide et abstrait, il faut s’assurer qu’il soit réaliste. Et clairement, cela n’aurait pas de sens de balancer ce mot d’ordre sans avoir la moindre assurance qu’il pourrait se concrétiser d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pas le cas.

Or, nous avons déjà eu l’occasion de le dire ici, et depuis janvier : ce gouvernement, comme la plupart des gouvernements bourgeois, ne bougera pas face à une démonstration de force. Ces gens savent qu’ils font une réforme impopulaire, et ils en tirent de la fierté ! Qu’importe pour eux qu’il n’y ait jamais eu autant de manifestants dans les rues de France, ce n’est pas ça qui les fera bouger. Le journal l’Opinion laisse des proches du président se confier sur ce qui pourrait le faire bouger : « une grève générale » ou « Paris en feu ».

Dans l’Opinion, le 10 mars

Naturellement, les syndicats ne sont pas là pour organiser du vandalisme à l’égard d’une capitale, ce n’est pas leur rôle et ils n’en ont pas les moyens. Mais la grève générale, du moins la multiplication des grèves reconductibles dans des secteurs clefs, là, il s’agit bien de leur mission historique. Alors pourquoi la refuser ?

La première explication, souvent avancée par les défenseurs des grands syndicats eux-mêmes, consiste à dire qu’ ”une grève générale, ça ne se décrète pas”. En effet, avant de lancer un slogan vide et abstrait, il faut s’assurer qu’il soit réaliste. Et clairement, cela n’aurait pas de sens de balancer ce mot d’ordre sans avoir la moindre assurance qu’il pourrait se concrétiser d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pas le cas : les dirigeants syndicaux sont bien placés pour savoir que les raffineries sont en grève reconductible ainsi que les dockers et les salariés de l’énergie, ce n’est pas rien ! Ces derniers ont pris notamment une place très importante et leur pouvoir de nuisance à l’égard du gouvernement et du patronat est très fort. Leur défense de leur régime dit « spécial », que Cédric Lietchi, secrétaire général de la CGT Energie Paris, nomme « régime pionnier », s’est transformée en revendication de son extension à l’ensemble des travailleurs. Leurs actions sont ultra populaires car ciblées sur les vrais responsables. Et il faut écouter ce Cédric Lietchi (dans cette vidéo) pour comprendre l’intelligence, la force et la cohérence que peut avoir un syndicalisme qui construit le rapport de force et n’attend pas d’être « écouté » pour exister.

La politesse de l’intersyndicale n’est donc pas celle de l’ensemble des syndicalistes, mais bien celle d’une tête dirigeante qui poursuit ses propres intérêts. Laurent Berger, comme tous les dirigeants successifs de la CFDT, est d’abord un homme d’appareil qui tente de demeurer respectable pour avoir un jour sa place au sein de la technostructure étatique. C’était le cas de sa prédécesseuse Nicole Notat, dirigeante de la CFDT ayant soutenu le gouvernement dans sa tentative de réforme de la sécurité sociale en 1995, devenue par la suite PDG puis membre du club ultra bourgeois le Siècle, ou de François Chérèque, soutien du gouvernement Raffarin au moment de la réforme des retraites de 2003 puis président de l’Agence du service civique et du think tank de centre-gauche Terra Nova. Quelle sera la place au soleil de Laurent Berger, qui ne cesse de montrer qu’il est raisonnable, modéré, compréhensif mais ne peut décemment pas lâcher la fin de la retraite à 64 ans ?

Pour Philippe Martinez, l’explication est politicienne. A la fin du mois, la CGT va connaître un congrès qui désignera sa succession. Or, en interne, la bataille est rude entre une aile radicale incarnée notamment par Olivier Mateu, syndicaliste partisan du rapport de force et du franc parler et Marie Buisson, candidate de Martinez, sur sa ligne modérée. Ainsi, les paroles médiatiques de Martinez sont également à interpréter à l’aune de ce congrès. Vous allez me dire, qu’est-ce qu’on s’en fout, nous autres ? Eh oui, pourquoi, en plein mouvement social qui peut empêcher la classe dominante de gagner une bataille décisive, aurions-nous à subir les guerres internes de la CGT et les ambitions de carrière du leader de la CFDT ?

Partout dans le pays des salariés s’organisent et reprennent le pouvoir sur leur travail. A Paris, les poubelles empestent dans les beaux quartiers. Dans les ports, les marchandises sont stoppées. Le niveau de carburant des stations-services va finir par baisser. Les étudiants et les lycéens rejoignent le mouvement.

Heureusement, le syndicalisme et le mouvement social ne se résument pas aux directions syndicales et ses communiqués polis. Partout dans le pays des salariés s’organisent et reprennent le pouvoir sur leur travail. A Paris, les poubelles empestent dans les beaux quartiers. Dans les ports, les marchandises sont stoppées. Le niveau de carburant des stations-services va finir par baisser. Les étudiants et les lycéens rejoignent le mouvement. Les salariés de la RATP et de la SNCF, pourtant esseulés par des journées isolées de grève et des mouvements sociaux précédents, ne lâchent rien. Ce matin, à l’aube d’une nouvelle journée de mobilisation, la pression des bases en lutte semble porter ses fruits, y compris dans les sommets : Laurent Berger a ainsi changé de ton, défendant assez efficacement les éboueurs en grève sur BFM…

Ce serait une bonne chose, car tout ces gens auraient bien besoin du soutien sans faille et de la force médiatique que pourraient leur donner les dirigeants des organisations censées les aider et les représenter. Force est de constater, alors que l’intersyndicale reconduit une énième journée de manifestation en espérant convaincre les députés robots de la majorité présidentielle, que ce n’est pas encore le cas. Le moment venu, quand nous aurons gagné, il faudra réfléchir à une organisation des travailleurs qui soit plus forte, plus moderne, plus radicale que celles dont nous disposons actuellement. En attendant, donnons-nous mutuellement de la force : que la loi soit votée ou pas, 49-3 ou pas, parlement ou pas, elle est celle des bourgeois. Quoi qu’il arrive, notre combat continuera.


Nicolas Framont


La caisse de solidarité est une caisse de grève nationale qui aide financièrement les salariés en grève reconductible. Nous en expliquons le fonctionnement dans cet article. Donner aux caisses de grève permet au mouvement de s’installer dans la durée, en soutenant l’effort des salariés grévistes et en leur montrant qu’ils sont suivis par la population.