Bachar al-Assad est, quatorze ans après le début des soulèvements, enfin tombé. C’est la fin d’un dictateur sanguinaire qui n’a pas hésité à massacrer sa propre population. Cette chute réjouit, à raison, les opinions du monde entier. Toutefois, la situation reste très complexe : alors même que les rebelles appartiennent à la mouvance djihadiste, l’Occident semble acclamer leur victoire ; Israël y voit un coup porté à ce qu’elle appelle “l’axe du mal” et un avantage pour les guerres qu’elle mène ; tandis que les Kurdes sont inquiets des victoires remportées et des offensives des forces pro-turques. Petit point de situation.
La fin du régime sanguinaire de Bachar al-Assad
Samedi 7 décembre 2024, les rebelles syriens ont fait fuir le président Assad, qui était au pouvoir depuis l’an 2000. Celui-ci s’est réfugié en Russie.
Le président Assad était lui-même le fils de Hafez al-Assad qui avait déjà construit une dictature extrêmement brutale.
En 2011, il fût confronté au Printemps arabe, une série de soulèvements qui s’est étendue jusqu’en Syrie. Bachar al-Assad a réprimé les manifestations dans le sang, marquant le début d’une guerre civile qui dure depuis lors. Le dictateur s’est distingué par une cruauté et une barbarie particulièrement inouïes envers sa propre population.
Selon les ONG, 500 000 personnes sont décédées dans le conflit et plus de la moitié de la population a été déplacée. Dans son rapport de 2017 intitulé “Human Slaughterhouse”, Amnesty International révélait “que les autorités syriennes sous la présidence de Bachar al-Assad s’étaient livrées à des homicides, des actes de torture, des disparitions forcées, des pendaisons de masse et à l’extermination de prisonniers – dans la prison militaire de Saidnaya, le centre de détention le plus célèbre de Syrie – dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique contre la population civile, équivalant à des crimes contre l’humanité.”
La libération de la prison de Sednaya, où furent torturés et assassinés des milliers d’opposants au pouvoir, a été d’ailleurs un symbole fort de cette prise du pouvoir par les rebelles. Comme le rappelle Paris Match, Human Rights Watch “avait dès 2012 parlé d’un « archipel de la torture » : « recours à l’électricité », « agressions et humiliations sexuelles », « arrachage des ongles » et « simulacres d’exécutions ».” et “D’après l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), au moins 100 000 personnes sont mortes sous la torture ou à cause des terribles conditions de détention dans les prisons du régime”.
Une prise de pouvoir par les djihadistes
Le chef des rebelles qui ont actuellement pris le pouvoir est Abou Mohammed al-Jolani.
Celui-ci a rejoint les rangs d’Al-Qaïda en 2003 pour combattre l’invasion américaine de l’Irak, avant de se rapprocher plus tard de l’Etat Islamique (l’organisation responsable de nombreux attentats en Europe, dont le 13 novembre 2015). Le groupe qu’il a ensuite fondé en 2011, Al Nosra, est en réalité le nouveau nom du Front al-Nosra, la branche d’Al-Qaïda en Syrie, devenu depuis Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Il est d’ailleurs recherché par le département d’Etat américain pour terrorisme et sa tête mise à prix pour 10 millions de dollars, tandis que son mouvement figure sur la liste des groupes terroristes de l’ONU.
Dans une interview à la chaîne américaine PBS, il expliquait que son nom de guerre – Abou Mohammed al-Jolani – est une référence à sa famille venant des hauteurs du Golan (“al-Jolan” en arabe), son grand-père ayant été déplacé après la conquête de ce plateau syrien par Israël en 1967. Cette colonisation israélienne est considérée comme illégale au regard du droit international.
Son groupe contrôle la province d’Idlib (nord-ouest) depuis plusieurs années où il se serait rendu coupable de crimes de guerres et d’exactions selon l’ONU. La commission Pinheiro, ou commission d’enquête des Nations unies sur la Syrie, s’était penchée en 2020 sur les exactions d’HTS, accusé de « pillages, détention, torture et exécution de civils, y compris des journalistes » ainsi que d’avoir “bombardé de façon indiscriminée des zones densément peuplées, semant la terreur parmi les civils vivant dans les zones sous contrôle gouvernemental”.
La Syrie : un des terrains d’affrontement entre l’Ouest et l’Est
Disons-le d’emblée, il ne faut pas tomber dans une lecture occidentalo-centrée et néocoloniale : les Syriens sont des sujets conscients et on ne peut pas résumer ce qu’il se passe dans un pays uniquement à l’aune des influences étrangères. Comme le rappelle Houria Bouteldja, “c’est l’écrasement des peuples arabes et leurs révoltes qui font l’histoire, ou du moins une partie de l’histoire” et “tout n’est pas qu’ affaire de conspiration et de complots étrangers”.
Il n’en reste pas moins que pour les puissances impérialistes, de très nombreuses nations constituent des champs de batailles, et que la Syrie de Bachar al-Assad a pu se maintenir grâce au soutien de la Russie (qui le soutenait notamment avec son aviation), de l’Iran (qui lui envoyait des conseillers militaires) et du Hezbollah libanais. Cette fois, la Russie n’a pas été en mesure de soutenir son alliée, trop affaiblie avec sa guerre impérialiste en Ukraine, et cela a contribué à la chute de Bachar al-Assad.
Ce n’est que comme ça que l’on peut comprendre l’enthousiasme soudain de notre classe politique et médiatique pour des révolutionnaires dont de larges pans sont ouvertement islamistes et djihadistes. Cela est frappant par exemple avec Le Parisien qui parle, à propos d’Abou Mohammad al-Jolani, de “radical pragmatique” ou de Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur d’extrême droite s’exclamant : “Le cri de joie qui s’élève de tous les villages du Liban aujourd’hui résonne dans les geôles de Syrie”.
C’est aussi ce qui fait dire à Yanis Varoufakis, ancien ministre des Finances en Grèce, “la duplicité des médias occidentaux a battu tous les records. Lorsque les jihadistes sont entrés à Kaboul, renversant le régime américain, c’était la fin du monde. Maintenant que les jihadistes sont entrés à Damas pour renverser un ennemi laïque de l’Occident, c’est un triomphe de l’esprit humain.”
C’est que pour notre classe dirigeante il semble y avoir les “mauvais Islamistes” – ce sont ceux qui s’en prennent aux Occidentaux et à leurs alliés (au hasard Israël) – et les “bons Islamistes”, ceux qui s’en prennent aux ennemis de l’Occident.
On est confronté une fois de plus à l’hypocrisie des démocraties occidentales qui dissimulent la défense des intérêts capitalistes nationaux derrière des affrontements idéologiques, religieux ou de modèles.
Dans les faits, et cela a aussi contribué à leurs victoires, les rebelles syriens qui ont renversé Bachar al-Assad sont, pour une partie d’entre eux, soutenus par la Turquie d’Erdogan, les Etats-Unis (au moins pour les FDS – Forces démocratiques syriennes) et le Qatar.
Donald Trump, qui prendra ses fonctions en janvier 2025 semble quant à lui, pour le moment, avoir sur ce sujet une position relativement isolationniste, ayant déclaré “La Syrie est un bordel, ne nous en mêlons pas”, confirmant ses objectifs stratégiques autour de la rivalité sino-américaine, de guerres commerciales avec d’autres pays, et de la renégociation des rapports avec l’Union Européenne en faveur des Etats-Unis.
Abou Mohammed al-Jolani a su jouer des rivalités internationales et a tenté de ménager les puissances occidentales. Il avait déclaré en 2015 ne pas avoir l’intention de lancer des attaques contre l’Occident, contrairement à l’Etat Islamique. Pour Dominique de Villepin, ancien Premier ministre de Jacques Chirac, al-Jolani serait en effet passé d’un “djihadisme internationaliste” à un “djihadisme national”.
L’impact sur les guerres israéliennes
Si Bachar al-Assad soutenait dans le discours la Palestine face à Israël, puisque faisant partie de “l’axe de la résistance” (le nom que ces derniers se donnent à eux-mêmes) à Israël aux côtés de l’Iran, du Hamas, du Hezbollah, des milices chiites en Irak ou encore les rebelles houthis du Yémen, ce soutien s’était fait extrêmement discret depuis les attaques du 7 octobre 2023.
La Syrie a toutefois “longtemps joué un rôle stratégique pour l’approvisionnement en armes du Hezbollah libanais” comme le rappelle le journal 20 Minutes. La chute de Bachar al-Assad constitue a priori une défaite pour l’Iran. Netanyahou, Premier ministre israélien, a d’ailleurs vu dans celle-ci une “conséquence directe” des attaques israéliennes contre l’Iran et le Liban.
Le Hamas a quant à lui félicité les Syriens d’avoir renversé le régime Assad, déclarant : “Nous nous tenons fermement aux côtés du grand peuple syrien et nous respectons la volonté, l’indépendance et les choix politiques du peuple syrien ».
Israël n’a pas perdu de temps pour profiter de cette occasion, et son armée occupe, depuis dimanche, la zone tampon du Golan, à la frontière avec la Syrie ainsi que des “positions stratégiques adjacentes”. Comme toujours avec Israël, il est fort improbable que ses troupes se retirent d’ici peu… Le porte-parole de l’ONU a ainsi déclaré lundi qu’il s’agissait d’ »une violation » de l’accord de désengagement de 1974 entre Israël et la Syrie, tandis que le Premier ministre israélien annonçait avec arrogance que “le Golan fera partie de l’Etat d’Israël pour l’éternité” tout en organisant des centaines de raids sur des sites militaires syriens.
L’inquiétude des kurdes
Cette situation nouvelle pourrait être inquiétante pour les Kurdes, qui cherchent à obtenir leur autonomie et à bâtir un Etat kurde, mais qui sont, en Syrie, pris en étau depuis le début entre le régime de Bachar al-Assad et les rebelles.
La Turquie, qui soutient les rebelles – et en particulier l’Armée nationale syrienne (ANS), coalition de groupes armés pro-turcs, a appuyé un assaut contre les Kurdes qui tiennent une partie de la Syrie. Ils ont notamment attaqué la ville de Tal Rifaat tenue par les Unités de protection du peuple kurde (YPC), considéré par la Turquie comme des séparatistes kurdes liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mouvement de guérilla socialiste interdit en Turquie.
France 24 cite Dara Salam, chargé d’enseignement au département de politique et d’études internationales de l’université Soas de Londres : « L’objectif unique de l’ASN est de mettre en œuvre la politique syrienne d’Ankara : détruire l’entité kurde et prendre le dessus sur le régime d’Assad (…) Avec les combats de ces derniers jours, les Kurdes sont une fois de plus confrontés à des déplacements, des massacres et des persécutions de la part de groupes jihadistes-islamistes dans de nombreux endroits comme Alep, Tal Rifaat et à Shehba”.
En effet, la Turquie d’Erdogan réprime elle-même très violemment le mouvement kurde en Turquie.
Pour le moment, les islamistes radicaux du HTC, ont voulu afficher un message d’apaisement déclarant : “Nous vous proposons de quitter la ville d’Alep avec vos armes vers le nord-est de la Syrie en toute sécurité. D’un autre côté, nous affirmons que les Kurdes syriens font partie intégrante de la société syrienne et jouissent de pleins droits communs avec le reste de la population de ce pays.”
Mais comme le relèvent les observateurs de France 24, les Kurdes d’Alep, la capitale syrienne, sont inquiets : “Je ne crois pas les promesses des islamistes quand ils disent qu’ils ne nous feront pas de mal. Ils ont déjà commencé à supprimer les Asayish – la police kurde du quartier. Après cela, ils pourront devenir violents. »
France 24 cite également Dastan Jasim, chargée de recherche à l’Institut Giga pour les études sur le Moyen-Orient, à propos d’Afrine, ville syrienne sous contrôle de l’ANS : « En près de six ans d’occupation d’Afrine, la vie kurde y est devenue un enfer vivant : violences sexuelles endémiques, enlèvements et meurtres de civils accusés sans preuve de sympathies pour le PKK. »
Mazloum Abdi, chef des forces dirigées par les Kurdes en Syrie, a lui déclaré : “Nous voulons une désescalade avec la Hayat Tahrir al-Cham et d’autres parties, et que nos problèmes soient résolus par le dialogue. »
Une occasion pour les gouvernements européens de s’en prendre aux réfugiés syriens
Alors même que l’avenir politique des Syriens est totalement incertain, que rien ne permet de savoir comment seront traitées les minorités et les différentes forces politiques, les gouvernements européens, gangrénés par la xénophobie, sont déjà en train d’organiser l’expulsion des réfugiés syriens.
L’Autriche a annoncé préparer leur expulsion, et l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Suède avoir gelé les décisions sur les procédures d’asile. Dans la foulée, le gouvernement français a lui aussi expliqué travailler à une “suspension des demandes d’asile des Syriens”. Ces décisions hâtives et dangereuses ont conduit le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés (HCR) à appeler à faire preuve de “patience et de vigilance”.
La chute de Bachar al-Assad signe la fin d’un régime marqué par des violences inouïes contre la population syrienne. Cependant, la prise de pouvoir par des rebelles djihadistes, le jeu des rivalités impérialistes et les incertitudes concernant l’avenir des minorités comme les Kurdes plongent la Syrie dans une situation toujours très instable.
Rob Grams
Crédit Photo : Tag « à bas Bachar al-Assad » en 2011 – Crédit : jan Sefti, CC BY-SA 2.0 via Wikimedia Commons
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