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Il y a quelques semaines, Eric, enseignant, nous parlait de l’importance croissante et démesurée de l’orientation scolaire dans le quotidien des élèves, dès leur plus jeune âge. Quentin, animateur périscolaire, a voulu réagir à cet article, qui ne va pas, selon lui, au bout des choses : pour lui, l’école est intrinsèquement un lieu d’enfermement conforme à l’ordre établi. Il faudrait revoir complètement notre rapport à l’éducation pour concevoir une école réellement émancipatrice.

J’écris cet article depuis la classe laborieuse. J’y ai grandi et j’y suis toujours. Je travaille comme Assistant d’Éducation (surveillant), puis Animateur Périscolaire. Cela arriva tard, poussé par la nécessité de gagner un peu d’argent et de ne pas subir complètement le travail capitaliste. Trois ans d’observations quotidiennes des enfants dans le cadre scolaire m’ont permis de réfléchir à cette macrostructure qu’est l’école et de penser les solutions pour défaire son emprise sur les enfants. 

L’évidence pour celui ou celle qui s’arrête cinq minutes sur les visages et les corps entrant dans la prison collège, marchant des couloirs aux salles de classes c’est que la tristesse y est un affect majoritaire. Ils n’ont pas envie d’être là. Dans le partage des tâches, deux matins par semaine, j’ouvrais les portes du collège dès 8h15. Je leur demandais : “Ça va ? Bien dormi ?” , je prenais de leurs nouvelles. Et elles n’étaient pas bonnes. Plusieurs fois, le mot “prison” ressortait. Un terme fort, mais on ne les prend pas au sérieux. Écoutons-les : l’ambiance générale de la classe est lourde. Trente personnes dans une classe fermée, c’est oppressant. 

L’évidence pour celui ou celle qui s’arrête cinq minutes sur les visages et les corps entrant dans la prison collège, marchant des couloirs aux salles de classes c’est que la tristesse y est un affect majoritaire.

Un métier aussi précaire que celui d’assistant d’éducation comporte des journées découpées en deux ou trois parties (7h30-9h/11h45-14h15/16h45-18h30), un contrat renouvelé tous les deux mois ou chaque année, peu d’heures. Au départ, je me suis retrouvé dans un rôle d’adulte conservateur. Conserver le calme, l’écoute, la non-violence, mon autorité. Conserver l’ordre dominant. Plus les enfants étaient bridés, plus la relation avec eux en pâtissait. Alors que la relation de départ consistait à prendre le temps – d’être avec eux, de les écouter – je me retrouvais désormais dans une posture d’autorité où je devais, entres autres, restreindre les heures de temps libre. Une gêne s’empara de moi à mesure que je me voyais adopter cette posture d’autorité avec eux.

Une organisation sociale qui prépare à la vie en société capitaliste

Pendant mon temps libre, j’ai lu des œuvres (ce que je fais toujours) de personnes ayant écrit autour de l’école, comme François Bégaudeau ou Ivan Ilich. J’ai également vu le film Être et Devenir de Clara Bellar. On peut dire que ces trois pôles ont été des boussoles. J’ai alors changé ma posture en recentrant mon énergie sur l’enfant. Le cadre scolaire n’aide pas. La puissance du temps libre, oui.

Le temps libre est l’activité qui fâche dans l’animation. Elle crée un malaise pour deux raisons : selon eux, les animateurs ne sont pas “en travail” et les enfants gèrent leurs espaces et leur temps et ça, ils n’aiment pas. Les responsables de l’Accueil Loisir Périscolaire (ALP) ainsi que la direction demandent de réduire, autant que possible, le temps libre et surtout qu’il soit cadré. Temps et espace définis par les animateurs, restriction dans le matériel. Parce que nous avons des objectifs pédagogiques à mettre en place. Cependant, ils sentent bien que les enfants s’amusent et s’intéressent beaucoup plus au temps libre ou à une activité qu’ils adorent, qu’à des projets issus de ces objectifs. Dans le temps libre, l’enfant se débrouille avec ses amis. Sans l’adulte. Il crie, court, saute, bouscule, déstabilise. L’animateur, l’enseignant, le directeur et toute autre personne d’autorité se sentent mal à l’aise parce que leur emploi leur dit « tu dois contrôler les enfants ». Or, les enfants s’intéressent aux activités proposées uniquement lorsqu’elles suscitent leur intérêt. L’école est donc ce lieu géographique et mental où toute tentative d’organisation du temps et de l’espace, de mise en relation entre les enfants, pour qu’ils prennent en main leur propre vie, est rendue muette, voire nulle. 

L’école est donc ce lieu géographique et mental où toute tentative d’organisation du temps et de l’espace, de mise en relation entre les enfants, pour qu’ils prennent en main leur propre vie, est rendue muette

Il faut regarder l’organisation d’une journée. Horaires standards : 9h-12h/14h-17h, soit six heures dans une classe de 25-30 enfants. Grande promiscuité entre eux. Pour un grand nombre d’enfants, l’école commence à 7 h 30. Une heure trente s’ajoute pour celles et ceux dont les parents sont eux-mêmes soumis à un emploi du temps contraignant. Puis vient le temps de la restauration : de 12 h à 14 h. Deux heures de plus. Enfin de 17 h jusqu’à 18 h 30, les enfants sont pris en charge par l’Accueil Loisir Périscolaire (ALP). Ainsi, les enfants passent entre 6 et 11 heures de leur journée dans un lieu où ils n’ont pas choisi d’être, où ils doivent obéir à des règles et suivre des enseignements auxquels on ne leur a même pas demandé leur avis. Ils sont ainsi préparés à entrer dans le monde du travail capitaliste où les enseignants et les animateurs occupent le rôle de “petit chef – manager” ; le directeur et le ou la responsable de l’ALP occupent la place de “PDG” ; l’Éducation nationale et la Direction de l’Éducation de la Mairie sont, quant à eux, les “actionnaires. Finalement, l’enfant devient une si petite chose dans cette structure, tout comme le travailleur. Chaque représentant du pouvoir se voit assigner des tâches, des missions et une organisation. Je m’arrêterai uniquement sur quelques-unes des responsabilités de l’animateur périscolaire :

1. Flexibilité. Les horaires sont éclatés, 7h30-9h/11h45-14h15/16h45-18h30. Suivant le nombre d’heures inscrit sur son contrat, l’agent peut faire un, deux ou les trois moments de la journée.

2. Proposition. Un animateur doit proposer une activité différente chaque jour de la semaine, en suivant des cycles correspondant aux périodes de vacances. Les activités sont alignées sur des objectifs pédagogiques qui découlent directement des souhaits formulés par les élus via le Projet Éducatif Territorial (PEDT). L’animateur rédige une fiche d’activité ou de projet s’il veut obtenir l’accès à une commande de matériel, pour faire de la couture par exemple. En sachant que le budget est restreint. Enfin, il évalue les réussites et échecs de son activité.

Les enfants passent entre 6 et 11 heures de leur journée dans un lieu où ils n’ont pas choisi d’être, où ils doivent obéir à des règles et suivre des enseignements auxquels on ne leur a même pas demandé leur avis. Ils sont ainsi préparés à entrer dans le monde du travail capitaliste où les enseignants et les animateurs occupent le rôle de “petit chef – manager”

3. Restaure-toi vite ! L’agent mange avec les enfants. Dans une école accueillant plus de 200 enfants chaque midi, il dispose d’un maximum de  15 à 20 minutes pour terminer son repas. Il arrive que seulement 10 minutes sépare l’agent entre la pose du fessier sur la chaise et la vue du ciel.

4. Adaptation. C’est un mot entendu régulièrement dès l’entretien d’embauche. À 11h l’agent peut recevoir un appel lui indiquant d’aller renforcer une autre école en manque de personnel. Manque de temps pour réaliser des activités assez longues (film, jardinage, couture…) Manque de matériel de qualité, manque d’espace…

Ce n’est qu’une partie des spécificités du métier et elles varient selon les écoles et les communes.

Comment voulons-nous organiser l’apprentissage ?

Je ne peux pas faire l’impasse sur la puissance de reproduction sociale de l’école. Un enfant d’une famille bourgeoise sera reconduit dans sa classe sociale et sera valorisé. On louera ses capacités de travail et donc sa supériorité. En revanche, un enfant issu de la classe laborieuse sera dévalorisé, humilié et intégrera probablement un dispositif de soutien à la scolarité pour en bout de course sortir de l’école avec ce sentiment d’infériorité par rapport à la bourgeoisie.

Si l’on regarde froidement l’institution qu’est l’école, on voit bien qu’elle est un lieu d’étouffement, d’écrasement des multiplicités d’individus. Elle règle des heures d’apprentissages identiques pour chacun des enfants, valorise des attitudes et des pratiques confortant l’ordre social en place. Cela explique que la bourgeoisie discours à longueur de journée sur la nécessité d’avoir plus d’école, que les déscolarisés raccrochent le wagon, que les adolescents sont moins intelligents qu’à une certaine époque, que le privé réussit mieux que le public… Nous voyons bien que l’orientation des lycéens est résiduelle de l’organisation institutionnelle de l’apprentissage par la bourgeoisie.

Posons la question suivante : Comment voulons-nous, classe laborieuse, organiser l’apprentissage ? Ivan Illich a réfléchi à cette question dans son livre Une société sans école paru en 1971. Des écrivains et cinéastes y ont également réfléchis comme Jacques Rancière, François Bégaudeau ou Clara Bellar cité plus haut. Des milliers de personnes expérimentent quant à eux des formes de déscolarisations, des subversions des bâtiments scolaires existants ou créent de nouvelles structures. Ils ont en commun deux fondamentaux essentiels. Nous apprenons toute notre vie au contact d’un collectif de manière joyeuse et nous devons partir de l’égalité entre la personne qui apprend et la personne qui montre. Le film de Clara Bellar, Être et Devenir met au centre du cadre des enfants et parents pratiquant l’apprentissage autonome.

Apprenons toute notre vie au contact d’un collectif de manière joyeuse et partons de l’égalité entre la personne qui apprend et la personne qui montre.

Une proposition m’est venue un matin où je me rendais sur mon lieu de travail : Et si les dispositifs d’ALP et ALSH (Accueil Loisir Sans Hébergement) devenaient des dispositifs proposant la déscolarisation. Sur une base de volontariat, ils proposeront aux parents d’accueillir leurs enfants les journées de travail. Avec eux les agents décideront de l’organisation du temps et de l’espace des semaines. Nous verrons alors des groupes d’enfants et d’adulte parcourir la ville et s’arrêtant dans un parc observer les insectes et les arbres, découvrant un film au cinéma, construisant des jeux, des abris pour chat errant, dialoguer avec les associations et habitant de tel ou tel quartier et surtout inventer de nouvelles choses. La subversion de l’ordre bourgeois se construit collectivement. Les agents placeront alors leur confiance dans les enfants et les enfants placeront la leur dans les agents. Principe d’égalité. Évidemment cette nouvelle organisation se confronte à trois adversaires. La bourgeoisie, la peur et la bourse des parents. Peur que leurs enfants n’apprennent rien. Manque de ressources. Violence de la bourgeoisie.

Je sais bien que l’idée de sortir de l’école pour apprendre de manière autonome n’a pas bonne presse, aussi bien à droite qu’à gauche. Cependant, nous ne pouvons pas laisser la bourgeoisie monopoliser l’ensemble des moyens de production. L’apprentissage autonome ne sera désirable que si nous le rendons désirable.


Quentin

Image d’en tête : Les Beaux Gosses, 2009