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En Inde, des dizaines d’oiseaux tombent du ciel, déshydratés, et tout le monde s’en fout. Cet article pourrait s’arrêter là, devenir un tweet inspiré et inspirant ou l’extrait d’une chanson d’un artiste engagé. La déploration du drame climatique est devenu un lieu commun de notre vie médiatique, une phrase clichée pour invité.e de l’émission Quotidien, le slogan d’un nouveau cabinet de conseil en transition écologique ou encore celui de la nouvelle société de production de Marion Cotillard et Cyril Dion, respectivement actrice-réalisatrice et écrivain-réalisateur, qui ont décidé de passer à la vitesse supérieure en produisant des “récits ambitieux pour imaginer un monde soutenable et désirable”... Ces gens sont infatigables : il y a deux semaines, Cyril Dion a signé une tribune vibrante appelant les membres du nouveau-pas-si-nouveau gouvernement à suivre “une formation exigeante, en vingt heures, en présence, sans délégation et en suivant la méthodologie des institutions compétentes abordant la question climatique sous tous ses angles”. Attention les petits malins, la formation en visio ça ne compte pas, sinon vous allez jouer au démineur pendant que l’on vous démontre par A+B qu’il nous reste 3 ans pour agir si l’on ne veut pas que tout explose ! Cyril Dion, l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, la sociologue Dominique Méda, l’activiste Camille Étienne et les autres signataires de cette tribune n’ont pas peur d’oser dire les choses : “Nous refusons de croire que l’insuffisance du précédent quinquennat en la matière relevait d’un manque de courage ou, pire, de convictions”.

Former nos dirigeants ou en changer ?

On est bien poli, chez les écolos médiatiques : Greenpeace parle quand même d’un “bilan catastrophique” d’Emmanuel Macron, pas seulement par inaction mais par amplification des mécanismes d’augmentation d’émission de CO2 et de destruction de la biodiversité. Ce quinquennat, ce fut la reconduction des pesticides tueurs d’abeilles, le maintien de l’usage du glyphosate et surtout l’amplification du capitalisme avec tout ce qu’il porte en lui de polluant et de destructeur. Il faut donc être profondément demeuré ou très complaisant pour oser dire que “l’insuffisance” de Macron et de ses sbires ne tient ni du “manque de courage”, ni “de convictions”.

la lutte des classes écologique
Spoiler : un très mauvais bilan

Heureusement que l’écologie, ce n’est pas seulement celles et ceux dont la presse bourgeoise fait en permanence la promotion, sinon on serait très très très mal barrés (on l’est quand même). Hervé Kempf, le rédacteur en chef de Reporterre, a par exemple réagi à cette idée stupide : “Quelle niaiserie de croire que M. Macron et ses sbires ne mènent pas une politique écologique parce qu’ils sont mal formés ! Non. Ils ne mènent pas une politique écologique parce qu’une politique écologique desservirait les intérêts des dominants dont ils sont les factotums” (les hommes à tout faire). En authentique écologiste, Hervé Kempf a publié deux ouvrages dont les titres devraient servir de slogan de base pour toute action d’urgence face au péril climatique : Comment les riches détruisent la planète (2007) et Que crève le capitalisme (2020).

Mais ce n’est clairement pas le programme poursuivi par Dion et Cotillard et derrière eux toute la classe dominante qui se félicite certainement d’avoir dans son pays des écolos aussi peu emmerdants : “Sur la terrasse de cet hôtel chic de Cannes, le soleil tape fort. Les nuques des journalistes brûlent en attendant l’arrivée de l’actrice Marion Cotillard, du réalisateur, écrivain et activiste Cyril Dion et de la militante et fondatrice de On est prêt, Magali Payen. Comme un rappel de la menace climatique qui plane, y compris sur le tapis rouge… “ : Voici comment Telerama introduit son article consacré à la nouvelle société de production de Dion et Cotillard. Brrr, voilà qui donne froid dans le dos ! Ou pas.

Il n’y a pas d’idéaux écologistes mais des rapports de force sociaux

Car pendant que l’Inde et le Pakistan connaissent des températures qui rendent quasi-impossible la vie humaine, pendant qu’en France des départements comme le mien (la Charente-Maritime) sont touchés par une sécheresse terriblement précoce, la bourgeoisie ne loupe pas ses grands rendez-vous. Le festival de Cannes en fait partie, et, à Cannes, on ne voit pas le paradoxe à parler écologie au milieu des hôtels de luxe, des costumes et robes qui ne seront portés qu’une fois et surtout de ces escadres de yachts polluants et inutiles.

C’est le grand paradoxe des bourgeois face à l’écologie : ils adorent raconter à la terre entière qu’ils sont terrifiés par l’état de la planète, ils osent même se doter d’une supériorité morale en la matière (comparé aux beaufs qui “consomment”) mais ils restent toujours les pires pollueurs. Et cette pollution n’est pas qu’individuelle, liée à leur mode de vie : c’est en tant que décideur, influenceur, promoteur du monde capitaliste qu’ils font le plus de mal à notre environnement. Rien que la nonchalance des poses, l’éclat des diamants et la chaleur des sourires, sur le tapis rouge de Cannes, répètent à la France entière que tout va bien, que l’on meurt de soif ou de chaud partout dans le monde, tout va bien à Cannes, alors retournez au cinéma !

C’est le grand paradoxe des bourgeois face à l’écologie : ils adorent raconter à la terre entière qu’ils sont terrifiés par l’état de la planète, ils osent même se doter d’une supériorité morale en la matière, mais ils restent toujours les pires pollueurs

Mais les convictions, elles, sont bien là, oh que oui ! Et ce n’est pas Amélie de Montchalin, nouvelle ministre de l’écologie à l’accent traînant de Versailles, qui nous fera dire le contraire : “Je n’ai jamais eu ma carte à EELV, s’excuse-t-elle sur France Inter le 24 mai, mais j’ai des convictions très fortes ! J’ai 36 ans et depuis que je suis jeune adulte, le climat est dans tous les débats. Je suis aussi la mère de trois enfants”.

Ah ! Les enfants ! ça vous radicalise un bourgeois, car il faut penser à la planète “qu’on leur laissera” – formule rassurante pour se raconter que ce n’est pas déjà bien la merde, que nos campagnes ne sont pas déjà asséchées et que la population du sud de la planète ne crève pas déjà du changement climatique. La suite de l’interview d’Amélie de Montchalin n’est qu’un bingo de propos creux sur la nécessaire “concertation”, “avec les acteurs” (façon politiquement correct de dire “avec les lobbys”) pour “faire des synergies”, “au niveau des territoires”, afin que bla bla bla…

Quant à Agnès Pannier-Runacher, ex-secrétaire d’Etat à l’industrie (qui parlait, vous vous en souvenez peut-être, de la “magie” du travail à la chaîne), vous serez ravis d’apprendre qu’elle est désormais ministre de la transition énergétique. Mais attention, a-t-elle dit sur BFMTV : elle n’est pas pour l’écologie des “illusions” mais pour celle des “solutions”. Par exemple ? Eh bien ne pas croire qu’il suffit d’éteindre la lumière de la salle de bain pour sauver la planète, non. Il faut aussi s’abstenir d’envoyer des mails “rigolos à des amis”, “avec une pièce-jointe”. Ce n’est pas une blague, regardez-moi ça :

Si vous espériez un plan façon Armageddon pour sauver la planète à plus ou moins moyen terme, éteignez la radio :  il n’y aura pas de Bruce Willis macroniste pour se faire exploser sur l’astéroïde, mais toujours de nombreux enfoirés pour faire grimper en flèche les profits du CAC 40. Conviction ou pas, enfants ou pas, les ministres de Macron vont continuer à saccager notre modèle social et nos normes environnementales. Parce que la FNSEA, parce que le MEDEF, parce que Xavier Niel, parce que Bernard Arnault, pendant que la clim, le personnel de maison, les vacances au frais quand il fait chaud et au chaud quand il fait froid veilleront sur la santé des enfants d’Amélie de Montchalin. Et il en sera ainsi tant que nous ne changerons pas radicalement de système politique.

La lutte des classes écologique

Il va donc falloir un jour accepter le fait que les convictions et les idéaux n’ont rien à voir avec l’action écologique. Pas plus qu’une formation de 20h en présentiel, avoir lu l’intégralité de Pierre Rabhi et visionner tous les documentaires de Cyril Dion. Dans les décennies à venir, l’action écologique des individus sera uniquement liée à leur appartenance de classe. Un. Point. C’est. Tout. 

D’abord parce que notre position de classe et notre situation dans le monde détermine notre exposition au changement climatique. On sait déjà que plus on est riche, plus on pollue et on contribue au changement climatique (parce qu’on est décideur ou bénéficiaire principal de l’économie capitaliste). Mais plus on est riche, moins on subit le changement climatique ! (en matière écologique, il y a zéro karma). Il y a quelques années, au hasard d’une rencontre numérique et alors que je souffrais de la première grosse canicule que je vivais en Ile-de-France dans mon 15m2 mal isolé, je débarquais dans l’immense appartement, au sein d’un quartier boisé et aéré, d’un garçon bien né qui était alors employé – ironie du sort – par la COP21, ce grand sommet fixant les perspectives pour nous sauver du cataclysme climatique à venir. Je me souviens avoir pour la première fois pris conscience qu’aux foutues inégalités dont bénéficiaient les plus riches au détriment de nous autres, le fait de vivre dans logements résistants aux épisodes caniculaires qui s’installaient venait de s’ajouter. Chez lui, la taille des pièces, la qualité de l’isolation comme des matériaux employés avaient transformé la canicule atroce en douce brise tiède…

Le logement est un exemple flagrant de lutte des classes écologique : en 2019, la France comptait 7 millions de « passoire thermique », des logements difficiles à chauffer, à refroidir et donc très énergivores. Dur dur de faire des « petits gestes pour la planète » quand tout ce que l’on chauffe sort de chez soi. Ce qui n’empêche pas les écologistes médiatiques de demander périodiquement aux Français de baisser leur chauffage, mais passons. La majeure partie de ces logements mal isolés sont en location. Pourtant, nous dit le Figaro, “le gouvernement a décidé d’employer la méthode douce plutôt que le coup de massue” contre les propriétaires de logements passoires. En 2019, les députés macronistes ont donc voté des mesurettes, des “incitations” en tout genre, qui s’étaleront sur… dix ans. On vous l’a dit, Cannes continue d’avoir lieu, ne paniquons pas, on a le temps ! Mais pourquoi ont-ils fait ça, alors que Macron candidat promettait l’interdiction de la location de ces logements pour inciter à de la rénovation très rapide ? Parce que 50% des logements loués en France sont détenus par des multipropriétaires de 5 logements et plus, nous apprenait l’INSEE en novembre dernier. Et que ces derniers représentent seulement 3,5% de la population et, devenez quoi ? Ils sont très riches.

Dans les décennies à venir, l’action écologique des individus sera uniquement liée à leur appartenance de classe. Un. Point. C’est. Tout. 

La propriété immobilière lucrative est un mode d’accumulation de richesse, parmi d’autres, qui entre directement en contradiction avec l’objectif d’agir vite, très vite, pour réduire notre consommation d’énergie et ainsi décarboner notre pays. Les 15% de return on equity (le rendement du capital) réclamés par n’importe quel actionnaire de notre économie en est un autre : on ne peut pas tout simplement changer de système économique, le rendre vertueux ou vert, avec une exigence de rendement pareil : reconvertir une industrie demande des moyens, le coût du capital rend la manœuvre impossible. Chaque année, les capitalistes mangent non seulement la valeur produite par notre travail, mais retirent de notre économie les milliards qui seraient nécessaires à sa reconversion. 

Sauvez un arbre, mangez un bourgeois

“Mais c’est complètement irrationnel !”, “il faut faire prendre conscience à nos dirigeants de cette folie !”. C’est là que les idéaux et les convictions s’arrêtent, quand le profit et la position de classe commencent. Car en 1789, nos ancêtres ne se sont pas contentés de “faire prendre conscience” à la noblesse et aux clergés que leur règne crée famine et misère. Ils ont obtenu ce qu’il fallait pour que cela cesse. Dommage que la nouvelle classe dominante se soit précipitée pour prendre les rênes de cette nouvelle ère dans laquelle nous vivons toujours.

En matière d’insuffisance climatique de ceux qui dirigent le monde, il n’y a ni irrationalité ni folie, il y a un rapport de force qui laisse bien trop de marge de manœuvre à la classe possédante, dont la passion est, tenez-vous bien, de posséder. C’est une classe qui fonctionne ainsi, et rien ne la changera, pas même des menaces pour sa propre vie, ou celle de ses propres enfants. A partir du moment où l’on sait que les grandes fortunes de ce monde se préparent à affronter les conséquences de la catastrophe climatique, il faut s’attendre à ce qu’ils nous pompent jusqu’au bout, qu’ils détruisent tout ce qu’ils pourront détruire tant qu’ils pourront régner. Un bon capitaliste sait tirer tout ce qu’il peut de n’importe quelle crise : regardez avec quelle bonne santé financière ces gens sont sortis du Covid ! Ils se sont gavés comme jamais, nous dit l’ONG Oxfam cette semaine, alors pourquoi craindre une crise climatique ?

la lutte des classes écologique
Les crises mondiales ? Les capitalistes savent en tirer parti depuis longtemps, et encore très récemment

Les derniers humains sur terre après le cataclysme seront des bourgeois : si ça, ce n’est pas complètement déprimant, de se dire que les personnages principaux du Walking Dead de cette fin de monde risquent fort de n’être que des Bezos Junior, des Musk miniatures, des rejetons Bettencourt bref, des abrutis finis.

Tant que l’on ne s’inscrit pas clairement dans la lutte des classes écologique, tant que nous consacrons de l’attention et de l’énergie à “faire prendre conscience aux dirigeants de la catastrophe à venir” ou pire, à “éduquer” des masses qui n’y peuvent rien, qui gagneraient d’ailleurs davantage à consulter des tutos insurrection qu’un énième docu sur la disparition de la biodiversité, nous retardons le nécessaire moment où l’humanité pourra enfin dire stop et reconstruire un nouveau monde vitalement et nécessairement non-capitaliste. Un monde dont les règles du jeu ne seront plus définies par et pour l’accumulation sans fin de quelques-uns, mais pour la survie de tous. Fin du monde, fin du mois, même combat ; fin du capitalisme, fin du règne bourgeois : quelle autre issue ?


Nicolas Framont