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Il y a les indicateurs économiques (PIB, taux de croissance, créations d’entreprises, etc.) et les indicateurs dits sociaux (taux de chômage, taux de pauvreté, etc.) qui permettent de mesurer la prospérité d’un pays. Ces indicateurs sont toujours interprétés de la façon qui arrange le plus nos gouvernants et, selon la classe politique actuelle, la France ne s’en sortirait pas trop mal. Un taux de croissance pas dingue, un taux de chômage qui a baissé grâce aux progrès de la précarité et de la radiation des chômeurs, une pauvreté qui augmente, mais les bourgeois s’en foutent… « On est quand même pas si mal en France, vous n’avez qu’à aller voir ailleurs pour vous en rendre compte hein », comme le dit l’influenceur Tibo In Shape pour justifier son amouuur de notre beau drapeau.  Et puis il y a des indicateurs moins grandiloquents, ceux que l’on observe autour de nous et qui nous donnent une idée du pays dans lequel nous vivons : les gens en pleurs dans les transports en commun, ceux qui parlent tout seul dans la rue, nos amis qui nous disent que « ce soir, ça ne va pas trop » et, plus facile à intégrer dans une sinistre comptabilité nationale, le nombre de celles et ceux qui se suicident, qui décident d’en finir avec leur vie, car elle est devenue trop pénible, trop lourde à porter. En France, environ 9000 personnes se suicident chaque année, un des taux les plus élevés d’Europe et qui est sous-estimé d’au moins 10%, selon les autorités compétentes. Dans son dernier baromètre (février 2024) consacré à la santé mentale, l’organisme Santé Publique France observe « une augmentation importante des pensées suicidaires et des tentatives de suicide au cours de la vie chez les 18-24 ans, observée depuis une dizaine d’années ». « Notre étude, ajoute le rapport, confirme la détérioration de la santé mentale des jeunes adultes observée par ailleurs à partir des données de passage aux urgences et d’hospitalisation. » Que vaut un pays dont la jeunesse pense de plus en plus à en finir ? Pourquoi sommes-nous de plus en plus nombreux à vivre ou à connaître des gens qui vivent de la détresse psychique sans pouvoir trouver de solutions pour y remédier ?

Ce premier article d’une série de trois décrit la relation entre précarité, chômage, souffrance au travail et santé mentale.

La pauvreté et le chômage dégradent la santé mentale

Mon ami Yacine* m’a raconté qu’une fois les multiples confinement et couvre-feu de 2020 et 2021 passés, il s’est mis à développer des troubles anxieux. Concrètement, il était en permanence assailli par la peur de l’échec dès qu’il tentait de mener à bien un projet et l’un, en particulier : la préparation d’un concours de la fonction publique. Pour expliquer son état, il m’a décrit l’année qu’il a passé avec sa famille à compter « le moindre centime » pour survivre à la précarité dans laquelle l’épidémie de Covid les avait plongés. De cette hypervigilance a résulté l’installation durable de ce que l’on pourrait qualifier de trouble anxieux généralisé, une pathologie mentale qui provoque une inquiétude excessive dans de nombreux domaines de la vie, des difficultés de concentration et des troubles du sommeil. Nous avons beaucoup parlé de ce dernier problème ensemble car j’ai aussi souffert d’insomnie, en lien avec de l’anxiété, pendant près d’une décennie. Comme avec beaucoup d’amis, nous avons échangé nos « trucs et astuces » pour réussir à dormir, l’arrêt du café étant le plus radical et efficace… pour un temps seulement. 

Yacine est loin d’être le seul que les difficultés financières ont plongé durablement dans des difficultés psychologiques. Les personnes qui sont exposés à la pauvreté souffrent davantage de troubles psychiques que le reste de la population : «Les personnes aux revenus les plus bas ont entre 1,5 et 3 fois plus de risque de souffrir de dépression, d’anxiété ou de problèmes de santé mentale communs que les personnes les plus riches» estimait une étude du magazine Science en 2020. Le fait de devoir compter en permanence, comme l’a fait Yacine, ou de toujours devoir craindre le lendemain, comme l’expérimente une partie de la population, renforce des dynamiques qui se cristallisent ensuite sous la forme de troubles psychiques. Bref, contrairement au vieil adage, en France, l’argent fait le bonheur, ou du moins la privation engendre plus probablement le malheur.

«Les personnes aux revenus les plus bas ont entre 1,5 et 3 fois plus de risque de souffrir de dépression, d’anxiété ou de problèmes de santé mentale communs que les personnes les plus riches»

MATTHEW RIDLEY, GAUTAM RAO, FRANK SCHILBACH, VIKRAM PATEL, Magazine Science 2020

De quoi parle-t-on précisément, quand on parle de ces maladies ? On peut décrire les plus répandues :

La dépression se caractérise par des perturbations de l’humeur. L’humeur dépressive entraîne une vision pessimiste du monde et de soi-même. Elle dure plus de deux semaines et retentit de manière importante sur la vie quotidienne (perte du sommeil, troubles de l’appétit et du désir sexuel, perte des performances intellectuelles, perte d’intérêt pour les activités que l’on aime faire, isolement…). La volonté seule ne permet pas de s’en sortir. C’est pourquoi elle doit être soignée pour ne pas se compliquer ou devenir chronique. Des expériences de vie négatives et une perception pessimiste de son futur ont une influence forte sur la probabilité d’entrer en dépression.

Les troubles anxieux constituent une maladie psychique qui s’exprime sous diverses formes (anxiété généralisée, phobies, trouble panique…). Une personne souffre de troubles anxieux, lorsqu’elle ressent une anxiété qui se répète, s’installe dans la durée, survient sans lien avec un danger ou une menace réelle et crée une souffrance telle qu’elle perturbe durablement sa vie quotidienne.

Le stress post-traumatique survient après un événement traumatique et dure pendant plus d’un mois. Cela se traduit par des reviviscences (l’événement traumatisant est sans cesse revécu) et des cauchemars, des conduites d’évitement des lieux, des personnes, des paroles…évoquant le traumatisme, des conduites perturbées comme une hypervigilance à la menace, des réactions de sursaut exagérées, une impossibilité à se concentrer, des insomnies ainsi qu’une souffrance ou une altération du fonctionnement social, professionnel… Il est important de préciser que ces troubles peuvent s’associer entre eux et se compliquer par des idées suicidaires voire des passages à l’acte.


D’après le ministère du travail, 24 % des hommes et 26 % des femmes ayant été au chômage signalent au moins un symptôme d’état dépressif ou d’anxiété. Et l’un des groupes les plus exposés à ces pathologies sont les personnes sans domicile. En 2009, une étude établissait « qu’environ un tiers des personnes sans domicile en Ile-de-France souffraient de troubles psychiatriques sévères (troubles psychotiques et troubles de l’humeur – dépression et troubles anxieux sévères) » et que « la prévalence des troubles psychotiques y était 10 fois plus importante que dans la population générale ». Parmi les personnes sans domicile, les réfugiés sont particulièrement exposés au stress post-traumatique en raison des violences subies dans leur pays de départ ou au cours de leur voyage.

D’après le ministère du travail, 24 % des hommes et 26 % des femmes ayant été au chômage signalent au moins un symptôme d’état dépressif ou d’anxiété.

La situation s’aggrave pour les personnes pauvres et précaires en France : il devient de plus en plus compliqué d’obtenir de l’aide, car cette aide est de plus en plus conditionnée à un parcours administratif complexe dont l’effet désormais très documenté est l’augmentation de l’anxiété. Dans une enquête pour Mediapart, Selim Derkaoui, ancien co-rédacteur en chef de Frustration,  raconte la détresse croissante des chômeurs et allocataires des minima sociaux. Il montre comment la multiplication des contrôles, chaque année plus nombreux et violents en raison des choix politiques du macronisme, détruisent psychologiquement des milliers de personnes. Pour une conseillère Pôle Emploi (désormais « France Travail ») qui témoigne dans son article, « les gens sont terrorisés, ils pleurent en rendez-vous. C’est une maltraitance institutionnelle hyperviolente et les menaces de suicide sont récurrentes. »

Pour soutenir le moral des demandeurs d’emploi, l’organisme qui s’appelle désormais France Travail, en remplacement de Pôle Emploi, s’appuie sur des méthodes de coaching culpabilisantes et contre-productives : en 2017, l’agence de Compiègne donnait ses conseils pour une journée de chômage saine, à base de petit déjeuner complet et d’exercice pour « booster sa motivation ». Actuellement sur le site de France Travail on trouve des conseils de coach pour « booster sa confiance en soi », à base d’énoncés infantilisants tels que « je reste confiant », « je reste connecté », « je capitalise sur mes atouts ». Tout est fait pour déplacer la responsabilité du chômage sur les individus alors qu’il est très majoritairement dû à un problème de pénurie d’emploi : il y a 5 millions de chômeuses et chômeurs en France pour… 356 000 emplois vacants au troisième trimestre 2023. Confiance boostée ou pas, la majorité des chômeurs ne trouveront pas d’emploi à court terme. Ces injonctions irréalisables sont des sources majeures de souffrance psychique, en raison de la culpabilité et de la honte qu’elles engendrent : si c’est vous le problème, alors votre propre échec vous est entièrement dû. En un mot : vous êtes une merde.

L’exploitation au travail accrue est pour beaucoup dans la dégradation de notre santé mentale

Le même processus se retrouve du côté du monde du travail. De façon très documentée désormais, les entreprises françaises et leur management ultra vertical produisent une augmentation rapide et constante de la souffrance psychique. L’injonction à faire davantage avec moins de moyens, à compenser les pertes d’effectifs par de l’intensification du travail, à « s’adapter » et être polyvalent, tout en rendant compte en continu de ses résultats, produit des pathologies psychiques. Le phénomène est connu et il est même pour une part responsable de la baisse inédite de la productivité française, en grande partie parce que l’absentéisme augmente. Selon le gouvernement, les arrêts maladie auraient augmenté de 7,9 % en un an, et de 30 % entre 2012 et 2022, passant de 6,4 millions d’arrêts prescrits en 2012 à 8,8 millions désormais. Les causes sont à chercher du côté de l’augmentation des burn out et des accidents du travail. Mais que font les directions d’entreprise et le gouvernement pour y faire face ?

Les premières multiplient des initiatives d’individualisation de la souffrance au travail. Être mal, ce serait d’abord quelque chose qui se « gère ». Ainsi, on voit se multiplier les formations pour « apprendre à gérer son stress » ou pour « apprendre à s’organiser » face à la surcharge de travail. Pourtant, le stress, quand il devient chronique, n’est pas une réponse tenable pour l’organisme. Nous sommes stressés lorsque nous ressentons une inadéquation entre les moyens dont on dispose et les objectifs à accomplir. Le stress, c’est l’organisme qui dit « ouch, ça va être chaud » et qui se met en tension pour parvenir à surmonter l’obstacle. Cela fonctionne un temps seulement, car c’est faire face à une situation difficile ou impossible. Or, nombreux sont les recruteurs qui exigent désormais de leurs candidats une bonne « résistance au stress ». Ce qui est en réalité un aveu : demander une bonne résistance au stress revient à dire à un salarié qu’il ne disposera pas des moyens suffisants pour accomplir ses tâches. Qu’il devra donc puiser de l’énergie exceptionnelle pour réussir à tenir le coup. 

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Dans le capitalisme contemporain, le stress est perçu comme une vertu. Ou du moins, il y aurait le « bon stress » et le « mauvais stress ». Mais c’est une croyance erronée. Et il suffit de connaître le fonctionnement du stress pour le comprendre. Le stress, également appelé syndrome général d’adaptation, se déroule en trois phases, théorisée par le pionnier des études sur le stress, Hans Seyle : L’alarme : l’organisme se prépare au combat ou à la fuite. Dès sa confrontation à une situation évaluée comme stressante, le corps produit une série de réactions telles que l’augmentation de la température corporelle, l’augmentation de la fréquence cardiaque, pour nous permettre de réagir. Si la situation persiste, l’organisme entre en phase de résistance, et libère des hormones qui augmentent nos besoins en sucre pour faire face aux dépenses énergétiques induites par le stress. Si la situation stressante se prolonge ou s’intensifie, l’organisme entre en phase d’épuisement. Dans cette situation, les capacités de l’organisme sont débordées, il ne s’autorégule plus. L’épuisement advient.

Être mal, ce serait d’abord quelque chose qui se « gère ». Ainsi, on voit se multiplier les formations pour « apprendre à gérer son stress » ou pour « apprendre à s’organiser » face à la surcharge de travail.

Lorsque les épisodes de stress et de surcharge se multiplient, des pathologies psychiques surviennent. Lorsque l’on se présente chez un médecin en expliquant que l’on est à bout, que l’on pleure sur son lieu de travail ou que l’on ressent, dès le dimanche midi, une anxiété croissante, on peut se voir prescrire un arrêt de travail. Le fait que leur nombre augmente aussi considérablement est un signal qui devrait pousser la société à s’interroger sur les conditions de travail dans ses entreprises, associations et administrations… Mais ce serait ignorer que ceux qui nous gouvernent sont obsédés par les intérêts des patrons et des actionnaires.

Severance, 2022, Apple TV

C’est pourquoi, plutôt que de répondre au phénomène, les macronistes tentent de le masquer. Ainsi, comme le décrivent nos confrères de Bastamag, une politique de répression s’est abattue sur les médecins qui prescrivent des arrêts maladies. Il s’agit donc de forcer les gens à rester en poste tout en étant malade et ainsi de masquer la réalité de la souffrance psychique… ce qui ne peut qu’aggraver, à court et moyen terme, le problème de la dégradation de la santé mentale des français. Plus grave encore : la politique et le discours gouvernemental anti-arrêt maladie innerve désormais, en interne, celui des entreprises. Il n’est pas rare désormais d’entendre des managers dire d’un salarié en arrêt de travail qu’il « abuse du système » ou des collègues se plaindre des absences de quelqu’un qui va mal. La stigmatisation des malades du travail est en plein boom.

Masquer et invisibiliser la souffrance psychique plutôt que la combattre

Avec de telles mesures, le gouvernement fabrique des dépressions voire des suicides. En effet, l’arrêt de travail permet, lors de la survenue d’une pathologie psychique, de retrouver un peu de sa contenance. Puisque c’est notre identité même qui est atteinte par la souffrance au travail (l’échec permanent, les sanctions hiérarchiques, le sentiment de non accomplissement sapent notre estime de nous-même), l’arrêt de travail permet de retrouver un sens à sa vie, par ailleurs, par exemple en passant du temps avec ses proches ou en se consacrant à un loisir. Mais tout est fait pour que ce temps de récupération n’en soit pas vraiment un : on peut être soumis à un contrôle de l’assurance-maladie pour vérifier qu’on est « bien » malade, on peut, à notre retour, être soumis à la suspicion de son employeur ou de ses collègues… tout est fait pour que l’épuisement psychique lié au travail ne soit pas considéré comme une « vraie » maladie. Les arrêts liés au burn out font l’objet d’une véritable omerta : dans toutes les entreprises ou administrations que j’ai visité comme consultant en santé au travail, l’absence d’untel ou untel pour burn out est un sujet que tout le monde évite, on dit qu’il était “pas bien”, qu’on ne sait “pas trop ce qu’il s’est passé”… Personne n’ose décrire les causes de ces arrêts.

Et d’ailleurs, le burn out n’est pas reconnu, en France, comme une maladie professionnelle. C’est la double peine : d’abord on est très mal, car le burn out n’est pas un simple coup de fatigue mais une déstabilisation profonde de soi, comme nous le décrivons dans cet article. Mais en plus notre souffrance n’est pas reconnue comme telle. Ce qui arrange au premier chef le patronat, qui n’est actuellement pas tenu responsable de ce qui contribue grandement à l’augmentation des dépressions en France. En Belgique, où les burn out sont reconnus et quantifiés, on estime qu’ils ont augmenté de 45% en 5 ans, et fait grimper les dépressions en flèche. Il n’est donc pas étonnant que nos voisins belges partagent avec nous l’un des taux de suicide les plus élevés d’Europe, au point que le suicide est devenu la première cause de décès des belges âgés de 15 à 44 ans.  

Dans les entreprises, tout est fait pour que l’épuisement psychique lié au travail ne soit pas considéré comme une « vraie » maladie.

Même lorsque les suicides se déroulent directement sur les lieux de travail ou que les victimes font état de façon explicite, dans une lettre, des causes professionnelles qui les ont conduits à passer à l’acte, les entreprises parviennent à se dédouaner de leurs responsabilités. Le médiatique procès des dirigeants de France Télécom a abouti, en la matière, à une semi-défaite. Certes, les dirigeants ont été condamnés pour « harcèlement institutionnel », il a donc été reconnu que des politiques violentes ont été mises en place. Mais ils n’ont pas été reconnus responsables des suicides. Et le montant des amendes – quelques milliers d’euros pour des hauts fonctionnaires fortunés – ne rend pas cette décision de justice très dissuasive pour le reste du patronat français. Dans son livre consacré au procès, Personne ne sort les fusils, Sandra Lucbert raconte la façon dont la défense des dirigeants de France Télécom ont insisté sur le caractère individuel des suicides. Chaque victime aurait présenté des « troubles » préalables et le travail n’aurait joué qu’un rôle secondaire dans des difficultés préexistantes. 

Ce mode de défense est actuellement celui de tout le patronat français : malheurs aux faibles, s’ils craquent ce sera uniquement de leur faute. Comment soigner la société avec des raisonnements aussi malhonnêtes et cruels ?


Nicolas Framont

Image d’en tête : série Séverance, Apple TV, 2022


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