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Timothée nous raconte l’entretien qu’il a vécu dans le cadre d’un “dispositif d’insertion” ou l’art d’enjoliver des jobs précaires et mal payés… Un moment qui en dit long sur ce qu’est “l’insertion”, un processus idéologique de mise en conformité avec le “marché du travail” et qui permet au capitalisme de pourvoir ses postes les moins attrayants. Pour témoigner de vos craintes, de vos luttes et de vos espoirs, répondre à un article ou un témoignage, vous pouvez nous écrire à redaction@frustrationmagazine.fr.

Aujourd’hui,  j’ai – pour la énième fois- participé à un entretien d’embauche. Le poste en question ? Animateur en EHPAD. J’avais déjà assisté à ce pré-entretien pour le poste, il y a deux semaines, dans un local associatif d’une ville adjacente dédié à la réinsertion de bénéficiaires des allocations sociales (RSA, chômage, etc.). Il y a un mois, j’ai candidaté au poste sans trop d’espoir, suite à des nièmes factures impayées me motivant, vraiment sérieusement, à gagner de la thune avant une éventuelle et hypothétique dépression nerveuse. On m’a recontacté, à mon étonnement, et je me suis rendu à l’entretien !

 Une dame blonde m’accueille aux locaux de l’association, au centre-ville d’une petite ville de banlieue. Nous étions censés être quatre à venir au RDV, mais sommes seulement deux à avoir répondu présents. La dame blonde me souffle discrètement :  “si les autres candidats sont pas venus, c’est qu’en fait, beaucoup ne veulent pas, au final, s’en sortir “; me glisse-t-elle d’un air souriant et entendu, me signifiant ainsi -sans le dire explicitement- que certains méritent leur situation de précarité… par flemmardise ! Je jette un œil sur le dispositif d’insertion du prospectus : financé par Pôle Emploi et la Région; il s’agit d’aider les “précaires” à se réinsérer. Des travailleurs du lien (ASH, animateurs) sont en photo, tout sourires.

“si les autres candidats sont pas venus, c’est qu’en fait, beaucoup ne veulent pas, au final, s’en sortir “; me glisse-t-elle d’un air souriant et entendu

Il faut dire que le boulot est alléchant : en échange d’un salaire de 1006€ par mois et 26 h/semaine, soit à peine le double du RSA, de quoi mener la grande vie, il s’agit d’aller à un RDV obligatoire tous les 15 jours avec une conseillère d’insertion pour justifier notre motivation à “s’insérer” dans le monde du travail et trouver un métier – autrement dit; s’engager dans job  usant et mal payé pour finir des fins de mois un peu moins, dans la merde…

 L’heure du RDV qui était à 14h30 approche : une petite dame  très brune  arrive : elle pourrait avoir entre 45 et 60 ans, difficile à dire. Nous échangeons deux mots cordiaux puis nous entrons dans les locaux en suivant la dame blonde pour “l’entretien” de recrutement. Celui-ci se déroule dans une petite pièce. La dame blonde nous annonce qu’elle est la directrice des ressources humaines de cette association qui vise à “accompagner les personnes éloignées de l’emploi”. La -RH associative commence à nous présenter le poste d’animateur à travers une projection Powerpoint. 

Le dispositif d’insertion, la mission et nos devoirs comme salariés sont promptement détaillés. Le poste d’animateur s’inscrit dans un “chantier d’insertion”, un dispositif mêlant  la Caf et des organismes médico-sociaux de la région (EHPAD, hôpitaux, écoles), qui permettent à des “personnes éloignées de l’emploi” – comme moi, après un Master en sciences sociales option recherche, au RSA, et la dame brune d’âge mûr, dont je ne connais pas encore la situation  de bénéficier d’un contrat  d'”accompagnement” vers l’emploi. 

 Je me suis assis à côté de la petite dame brune. D’un œil, je regarde la fiche que nous avions dû remplir, et je lis l’année de naissance de ma voisine  : 1967, elle a donc 57 ans. Je suis en concurrence avec une dame de 57 ans, moi, tout juste 28 ans, ayant fini mes études de master et ayant enchaîné quelques métiers – sans débouchés – pour  trouver une voie qui me plaise. Précaires contre précaires, nous voilà assis côtes à côtes. Par son âge, cette dame pourrait être ma mère….La  RH nous demande notre situation sociale, pour des raisons administratives (il faut justifier d’une certaine dose de précarité pour le poste !) : la dame brune répond, un peu gênée -elle doit énoncer son intimité devant tout le monde- qu’elle est au chômage depuis deux ans, qu’elle arrive en fin de droit. La dame blonde me demande la même chose, et je réponds, bredouillant, un peu gêné aussi, que je touche le RSA. Nous postulons, tous les deux, sur le même poste en tête à tête. C’est la concurrence libre et non faussée de la France de 2023.

La dame brune répond, un peu gênée -elle doit énoncer son intimité devant tout le monde- qu’elle est au chômage depuis deux ans, qu’elle arrive en fin de droit.

 Je m’interroge en regardant le Powerpoint, sur cette concurrence un peu triste et pourtant banale d’individus précaires. Quelle est la  situation de la dame brune ? Peut-être a-t-elle été licenciée et eu du mal à retrouver du travail par son âge et son statut de femme, ou bien enchaîne-t-elle des CDD et choisit-t-elle cette situation ? Je ne le saurais pas, et je n’ose pas lui demander  : après tout, nous sommes dans un entretien de recrutement; nous devons être discrets, détendus, professionnels et cordiaux à la fois, mais pas trop non plus. Et puis, il ne s’agit pas de faire une enquête sociologique…

  Je suis tiraillé : je souhaite ce poste, pour payer mes factures, pour vivre légèrement plus dignement, mais aussi pour exister aux yeux des autres, car c’est épuisant de justifier de ma situation socio-professionnelle à chaque fois. Si je ne l’ai pas ce travail, je sais que je devrais assister à d’autres entretiens de recrutement plus ou moins dégradants et inutiles, et honnêtement, et de manière il est vrai peu morales, je souhaiterai que ce soit cette dame qui subissent ces quelques banales et quotidiennes humiliations  – cette dame qui pourrait être ma mère- plutôt que moi-même : quelle est l’autre alternative, que cette pensée horrible ? 

Après cette présentation du poste par la RH, nous passons ensuite un entretien individuel, j’attends mon tour dehors. Après cinq bonnes minutes, la porte du local associatif s’ouvre : c’est la dame âgée qui a terminé son entretien. Nous échangeons un sourire mi-gêné mi sincère, sur le pas de la porte, et nous nous souhaitons “bon courage”  même nous savons pertinemment que l’un de nous deux aura le poste.

RDV une semaine plus tard, pour l’entretien final, pour en découdre.

Je me rends à l’EHPAD, et vois la même dame blonde, cette fois accompagnée de la directrice de l’établissement et d’une dame à l’air vraiment antipathique, qui après présentation, est la gestionnaire des allocations RSA de la région. Je sue un peu devant autant d’institutions personnifiées… J’ai l’impression d’être devant la Police.

On me demande pourquoi moi, et pas un autre, on me dit que cette opportunité est unique, que d’autres attendent à la porte, que je devrais me rendre tous les 15 jours devant une conseillère d’orientation pour ne pas me faire virer.

La dame du RSA me demande de son air aigri mes motivations, pourquoi j’ai très peu travaillé en salariat depuis 2021, si j’ai cherché d’ailleurs à travailler (elle regarde d’un oeil mon CV) car j’ai  touché le RSA toute la période jusqu’à aujourd’hui, si je  suis vraiment  ” motivé” , pourquoi et dans quelle mesure… Un vrai interrogatoire !  Elle me demande un papier justifiant mes allocations RSA du mois dernier et me pose ensuite des questions nombreuses sur mes motivations pour le poste (la thune n’est pas abordée mdr). La directrice de l’établissement, plus empathique, me demande ma capacité émotionnelle à accepter les décès des résidents, apparemment fréquents, qui se présenteront au cours dudit CDD, et auxquels il faudra faire face, sans aide psychologique.

On me demande pourquoi moi, et pas un autre, on me dit que cette opportunité est unique, que d’autres attendent à la porte, que je devrais me rendre tous les 15 jours devant une conseillère d’orientation pour ne pas me faire virer. Autrement dit, on m’explique ce privilège de gagner 1006€ par mois, c’est-à-dire de quoi survivre un peu mieux les 6 prochains mois qu’aujourd’hui. Je réponds de manière sincère, oscillant entre humour, stress et sincérité : je loue les valeurs du lien intergénérationnel, le plaisir de créer des activités d’animation, d’apporter un peu de bonne humeur aux personnes âgées. J’ai réussi à parler d’Orpea, mais je ne sais plus pourquoi… (Cela n’est pas le sujet). Je quitte les lieux après environ 15 minutes d’entretien… J’aurai la réponse d’ici quelques jours….

Happy End : Finalement je serai pris !  (pour le meilleur, pour l’instant. J’ai un rapport direct à la fin de vie et à tous ces métiers du lien (mes collègues ASH, infirmiers, déjà usés à 45 ans, aux salaires de misère, je pense à Assya, avec 3 enfants, divorcée, on se croise dans les couloirs, je l’aide aux repas, elle gagne encore moins que moi -pour les mêmes heures … Cela pourra faire l’objet d’un futur récit!).

Parfois sur le canapé du hall de l’EHPAD, je revois la  dame brune qui attendait son tour après mon entretien. On avait échangé un sourire, et un “bonne chance”.

Je me demande ce qu’elle est devenue…


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