Les rapports de classe sont un thème récurrent de la littérature française, qui participe parfois de nos perceptions de la société. Germinal, le roman d’Émile Zola, est devenu l’image même de la classe ouvrière victime du capitalisme. Les romans de Balzac ont mis en scène la petite bourgeoisie montante, opportuniste et mesquine, au point qu’être un « Rastignac » est devenu une expression autonome dans la langue française. Mais ces références sont datées et on a beau jeu de dire que depuis le xixe siècle les choses ont changé et que la lutte des classes est morte avec Balzac et Zola. D’où l’intérêt pour nous de nous pencher sur les livres, les films et les productions culturelles contemporaines : comment y sont décrites les classes sociales et les rapports de domination ? Est-ce que certaines productions peuvent nous aider à comprendre la vie des autres ou retrouver la nôtre, que l’on soit grand bourgeois ou ouvrier aujourd’hui ? Pour ce numéro, trois romans publiés en 2016 et 2017 ont été choisis car ils décrivent de l’intérieur la bourgeoisie française contemporaine, cette classe dominante dont les pouvoirs ne cessent de croître avec la montée des inégalités. Pour en saisir les contours, nous disposons de statistiques, de travaux sociologiques[1], mais pour toutes celles et ceux qui ne la fréquentent pas, ni ne la rencontrent, il est difficile de se figurer ce qui se passe dans sa tête, face à la société en ébullition qu’elle domine. Ces trois romans nous aident à y voir plus clair.
Les bourgeois-bohêmes : Chanson douce, de Leïla Slimani (prix Goncourt 2016)
Dans le 11e arrondissement de Paris, cet ancien quartier populaire devenu depuis le début des années 2000 un endroit très à la mode, de plus en plus cher et cœur électoral du vote pour Emmanuel Macron au premier tour des présidentielles, une mère avocate trouve la nounou idéale pour faire garder ses enfants en bas âge, elle et son mari (producteur) étant très absorbés par des emplois où ils s’épanouissent réellement. Ils sont « ces gens qui créent, qui innovent » dont parlait le candidat d’En marche dans ses discours, ceux pour qui le travail n’est pas une souffrance et qui s’y adonnent corps et âme. Ils correspondent à ceux qu’on appelle un peu méchamment « bobos », c’est-à-dire des gens aisés, exerçant des professions libérales ou culturelles, et qui cherchent, par leur mode de vie, à se distinguer de la bourgeoisie traditionnelle tout en conservant au fond l’attitude de ceux qui dominent le reste de la société.
C’est cette quête de simplicité et cette négation des rapports de classe qui poussent les jeunes parents à adopter une attitude complice et familière avec la nounou, qu’ils retrouvent chaque soir en rentrant du travail et qu’ils invitent à rester dîner quand des amis leur rendent visite. S’aperçoivent-ils que la nounou reste silencieuse car bien trop éloignée de cet univers de gens parisiens et heureux ? Pas sûr, puisqu’ils finissent même par l’emmener avec eux en vacances en Grèce, en étant très fiers de leur B.A. :« la nounou va passer du bon temps grâce à nous ! ». En réalité, c’est à eux qu’ils font un cadeau en se donnant l’assurance que les enfants ne gâcheront pas leurs vacances…
Peu à peu, les jeunes-parents-dynamiques se lassent pourtant de cette nounou très présente, qui, passé l’enthousiasme du début, s’avère tout de même bien différente d’eux. Le père s’énerve quand, rentrant un soir, il découvre que la nounou a maquillé sa fille « comme une pute » (en réalité comme elle), et la mère estime peu à peu qu’elles n’ont décidément pas grand-chose en commun. Et c’est logique, puisque la nounou est pauvre, alors qu’eux sont riches ! Mais cette différence est bien trop difficile à admettre quand on est trop attentifs à l’image d’ouverture et de simplicité que l’on tient à entretenir. Et quand on l’admet, il est déjà trop tard et le mal est fait. Celle qui n’est en réalité qu’une domestique s’est vue un temps devenir l’amie, la mère, la sœur, et le retour à la réalité des rapports impersonnels du salariat conduisent au dénouement tragique du roman. On est frappé par la cruauté mâtinée de bons sentiments des parents et, le livre terminé, on se demande si tout cela est bien réaliste. Existe-t-il vraiment des gens si naïfs pour nier totalement la domination qu’ils exercent sur autrui ? Probablement du côté de ces « gentrifieurs », ces bourgeois-bohème que la société et les politiques flattent (car ils sont « ceux qui innovent et qui créent ») et qui sont convaincus que leur arrivée dans les quartiers populaires des grandes villes sont une bénédiction pour les habitants originels, qui subissent pourtant flambée des prix et exclusion progressive.
Se sentir vivre quand on a déjà tout : Les Visages pâles, Solange Bied-Charreton
Les personnages de ce roman sont bien plus riches que les bobos de Leïla Slimani. Ils sont une fratrie originaire des quartiers bourgeois historiques de Paris, autour du 16e arrondissement (dont les habitants ont voté à 58 % pour François Fillon aux présidentielles), et la sœur aînée qui a choisi, avec son mari, d’acheter un appartement dans le 10e arrondissement (pas loin des personnages de Chanson douce), doit perpétuellement s’en justifier auprès de ses amis, qui trouvent cela original et un brin risqué. Depuis le balcon de leur domicile, les invités qui se pressent à leurs brunchs se gaussent devant une vieille enseigne sur l’immeuble d’en face où est écrit « aux classes laborieuses », vestige de l’époque où l’arrondissement était un quartier ouvrier. Hortense est fondatrice d’une entreprise de l’uberisation qui propose des aides ménagères à bas coût et elle est très satisfaite de ce qu’elle est, tandis que son mari travaille dans la finance et ne parle que « performance » et « leader du secteur Europe-Asie ». Leurs amis et eux s’accordent toute dépense car « ils travaillaient dur pour faire vivre le pays, ils innovaient souvent et ils prenaient des risques, ils créaient de la richesse ». La bourgeoisie libérale décrite dans le livre méprise le reste de la population et sacrifie tout à une mise en scène de sa performance et du sacrifice qu’elle prend pour le reste du monde, qui ne travaille pas assez, qui râle et qui les empêche « d’innover » (ce qui signifie dans leur bouche « exploiter à plus bas coût »).
Mais le petit frère d’Hortense, Alexandre, se sent à l’étroit dans ce monde où le fric et la taille des appartements est devenu la seule mesure de la vie. Il se saisit donc du premier combat politique ouvert à sa classe sociale et qui est donc, en 2013, la lutte contre l’extension du mariage aux couples homosexuels. Lui et sa mère, descendante d’une lignée aristocratique qui vomit littéralement la démocratie (on apprend dans ce roman que des royalistes, cela existe encore), marchent avec des centaines de milliers d’autres bourgeois catholiques pour se reconstituer artificiellement des idéaux. Car contre quoi se battre quand on est soi-même au sommet de la société ? La « dictature socialiste » ? Christiane Taubira ? La révolte tourne court, faute de véritable combat à mener, car pour ce qui est des vraies injustices de la société comme la pauvreté et les inégalités sociales, Alexandre ne trouve rien à redire.
Il y a enfin la cadette, Lucile, que ses ambitions artistiques éloignent un temps de son milieu, avant d’être mise au service d’une agence de communication basée dans une tour du quartier d’affaires de la Défense et répondant au nom faussement subversif d’ « Alter ». « La crème de la crème, les artistes du futur. Les artistes, les vrais. Ne sommes-nous pas une agence qui s’illustre par son non-conformisme, l’agence alter-conforme ? » :c’est ainsi que son patron définit son lieu de travail. Là encore, la prétention à la création et à l’innovation mâtinée de « renouveau » est le prétexte à tous les cynismes, et à brasser beaucoup d’argent.
Les Visages pâles ne met pas en scène des bourgeois heureux, mais des bourgeois satisfaits d’eux-mêmes, qui multiplient les façons de justifier leur position privilégiée (la tradition pour les uns, la créativité, l’innovation et une fausse subversion pour les autres). Le livre ne nous donne pas envie de leur ressembler, mais donne des clés pour mesurer leur sentiment de supériorité.
Quand la bourgeoisie politique assume son monopole de la République : Les Républicains, Cécile Guilbert
Ce roman se déroule entre le 7e arrondissement, lieu des ministères, des ambassades et de l’Assemblée nationale et fief de la bourgeoisie aristocrate, et le 8e arrondissement, où l’on trouve le palais de l’Élysée, l’Arc de Triomphe et le siège de puissantes entreprises comme Axa, L’Oréal ou Sanofi, et où l’on vote moitié Macron, moitié Fillon. C’est dans cet arrondissement que l’on trouve aussi les cercles de la grande bourgeoisie comme le dîner du Siècle et l’Union interalliée. Sphères politique, économique et financière coexistent dans ce même arrondissement et le personnage principal du roman est un habitué de ces différents milieux :énarque, directeur de cabinet d’un ministre des Finances puis « pantoufleur » pour une grande banque d’affaires, avant de revenir au sommet de l’État… Il ressemble fort à Emmanuel Macron car, comme lui, il est « jeune, brillant, élégant » et a le parcours d’un jeune loup de la politique française. Lui aussi a navigué de la droite à la gauche, de la gauche à la droite, à une époque où les différences entre PS et Les Républicains sont suffisamment minces pour que les technocrates de son genre puissent voguer lestement entre ces deux partis. Mais ce n’est pourtant pas Emmanuel Macron. Il s’agit de Guillaume Fronsac, un personnage fictif qui, à la sortie d’une émission de télévision, croise l’auteure, ancienne camarade de Sciences Po devenu depuis écrivaine.
Ils partagent un taxi puis vont de bar luxueux en restaurant de bon goût pour se raconter leur vie et justifier leurs parcours comme on le fait auprès des personnes que l’on a perdues de vue. C’est l’occasion pour l’auteure de dévoiler l’intériorité de ces gens si détestés et si méconnus (car ils viennent de milieux dont les membres ne passent pas leurs vacances près de chez vous – sauf si vous habitez sur l’île de Ré, et encore). Le Front national ? Un ennemi qu’ils combattent mollement et par habitude, sans plus trop savoir pourquoi. La fin du clivage droite-gauche ? Une opportunité de carrière, d’abord, et la conséquence d’un alignement des partis auquel ils ont sciemment contribué. On apprend que Fronsac a pour figure tutélaire, comme nombre de ses semblables, l’empereur Napoléon Ier, dont il connaît des citations lui permettant de justifier ses choix, opportunistes et le plus souvent cyniques, en leur donnant un profondeur historique. Pour se donner l’air de savoir ce qu’il se passe dans un pays qu’il ne connaît guère, il joue à se faire peur avec le récit de bouleversements futurs, des « ça va péter », sans que cela n’altère pourtant en rien ses habitudes d’oligarque.
On apprend de sa carrière qu’elle ne repose en rien sur un quelconque talent, fait d’audacieux CV et d’accumulation d’expériences réussies, comme on le croit de ces gens-là, trop souvent décrits par des journalistes complexés comme « brillants ». Mais elle s’est construite sur de bonnes rencontres, des recommandations par tel ou tel illustre personnage, sur un réseau savamment entretenu mais qui lui a été livré dès sa naissance, offert en kit par sa famille puis assemblé dans ses grandes écoles. Un léger complexe vis-à-vis de cette vie facile l’a poussé à publier un livre pour se légitimer, comme tous ces politiques qui encombrent nos Fnac de leurs ouvrages sur leur « vision de la France ». La rencontre avec cette camarade d’école qui a quitté les cercles de l’élite politique pour devenir quelqu’un dans l’élite culturelle le perturbe quelques heures dans ses réflexes de monarque républicain, mais le roman ne raconte certainement pas une rédemption. Revenu chez lui, Guillaume Fronsac redevient celui qu’il est : l’un de ces milliers de grands bourgeois qui se prétendent nos représentants, qui disent donner un « cap » à la France, imaginer des « réformes difficiles mais nécessaires », « faire de la pédagogie » pour nous pousser à adorer le néolibéralisme, mais qui en réalité ne font que travailler pour eux-mêmes, pour leur milieu et avec notre argent.
Se sentir méritant quand on a tout eu, le génie psychologique de la bourgeoisie
Leïla Slimani, Solange Bied-Charreton et Cécile Guilbert sont trois auteures proches du milieu qu’elles décrivent. Leurs biographies montrent qu’elles ont grandi dans des familles aisées, qu’elles ont fréquenté des classes préparatoires et des grandes écoles et ont donc croisé les personnages qu’elles peignent (puisque les enfants des classes supérieures sont surreprésentés dans ces institutions d’élite). Il semble que cette proximité n’ait guère entraîné de complaisance. L’énarque de Cécile Guilbert est dessiné avec élégance mais passe tout de même pour un être arrogant et suffisant. Les parents bobos évoqués par Leïla Slimani apparaissent comme des monstres d’égoïsme, dont la bienveillance envers leurs inférieurs n’est qu’un stratagème pour se sentir toujours plus respectables. Seule la fratrie de Solange Bied-Charreton se voit trouver quelques excuses et le dénouement en forme de dépression collective pourrait presque engendrer la sympathie du lecteur. C’est précisément sur cet aspect que le roman, comme les autres, semble irréaliste : ils finissent mal pour la plupart des personnages. Guillaume Fronsac s’en sort le mieux, car il ne subit à la fin du livre de Cécile Guilbert que cinq minutes de vague à l’âme face à son appartement de magazine de déco, même si on comprend bien que pour quelqu’un d’aussi organisé que lui c’est tout de même beaucoup. Mais ces romans nous apprennent surtout que, quand on est riche et puissant, le bonheur est au rendez-vous : non seulement on a tout, non seulement on n’a rien fait pour l’avoir mais en plus on a l’intime certitude qu’on l’a mérité et toute la société, y compris les sphères inférieures à votre milieu, vous le fait régulièrement savoir.
Vous n’êtes pas bourgeois parce que vous avez hérité de l’argent, de l’éducation et du réseau de votre famille. Vous n’êtes pas bourgeois parce que le pays vous a réservé ses meilleures écoles, ses prépas où les enfants comme vous coûtent à l’État deux fois plus cher que les étudiants de l’université, issus pourtant des classes moyennes et populaires. Vous n’êtes pas bourgeois parce que votre parcours professionnel a été facilité, depuis votre premier poste (pas question dans ce milieu de passer par la case stage), par votre présence dans un cercle de sociabilité intense et organisé, où chaque membre du groupe a toujours une place au chaud. Vous n’êtes pas bourgeois parce que tous les efforts de la République française sont orientés, depuis plusieurs décennies, vers le maintien et l’augmentation de vos revenus et de vos privilèges.
Non, vous êtes bourgeois parce que vous créez (et qu’eux se contentent d’exécuter). Parce que vous innovez (tandis que les autres ont leur petite routine). Parce que vous êtes brillant (alors que les autres ne sont pas « compétents »). Parce que vous êtes beau (pas comme les « sans dents »). Parce que vous avez du mérite (et que les autres n’ont pas de volonté ou pas de chance). Parce que vous faites l’Histoire de France (alors que les autres sont rétrogrades). Parce que vous êtes ouverts sur le monde (alors que les autres sont « repliés sur eux-mêmes » et nationalistes). Parce que vous créez de la richesse (et non pas parce que vous la monopolisez, noooon). On vous a tout donné, mais vous ne devez rien à personne. C’est ça, être un grand bourgeois, et ces livres nous font vivre, le temps de dizaines de page, comme c’est grisant d’être si sûr de soi et comme ce serait sain et juste que leur pouvoir sur nos vies leur échappe.
[1]En sociologie, le couple de sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon travaille depuis des décennies sur cette classe supérieure, totalement à contre-courant de la mode scientifique de l’époque qui consistait à considérer que la question des classes sociales était dépassée. Ils sont auteurs d’un petit livre, Sociologie de la bourgeoisie, réactualisé régulièrement, qui dresse un panorama de ce milieu social très spécifique, et de travaux plus détaillés, comme Les Ghettos du gotha, sur les quartiers bourgeois. Leurs livres sont accessibles pour tout public.