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Victoria 3 est un jeu vidéo édité par le studio suédois Paradox, réputé pour des jeux austères de vrai geek comme Crusader Kings. Le troisième opus de Crusader Kings, sorti en septembre 2020, m’avait un peu ennuyé : il s’adresse à des fans d’intrigues de cours complexe (“je vais séduire Dame Cunégonde et exposer l’homosexualité du chancelier Godefroy”), amateurs de décryptages d’arbres généalogiques et de jeux de rôles qui laissent la part belle aux princes, aux ducs et aux rois. Pas ma tasse de thé, en définitive. Victoria 3, sorti en octobre dernier, sort de l’ornière dynastique pour donner un rôle essentiel aux nations, aux peuples et… aux classes sociales.

Il s’agit au premier abord d’un jeu de stratégie dont le plateau est une très belle carte du monde détaillée, avec zoom sur votre pays et ses régions. L’action se déroule entre 1836 et 1936, une période relativement peu couverte par les jeux de stratégies les plus courants : les Total War se déroulent durant l’Antiquité, le Moyen-Âge ou le XVIIIe siècle, les mythiques Age of Empire également.

L’ensemble est très ergonomique et l’action devient rapidement addictive : il s’agit de faire entrer votre pays dans la révolution industrielle, d’adapter ses technologies, d’exploiter ses ressources pour rendre la société plus prospère… Mais quelle société ? C’est là toute l’originalité du jeu. Il n’y a pas une seule façon de progresser, comme c’est le cas d’ordinaire dans les jeux de stratégies dont le but ultime est le plus souvent de dominer le monde en gagnant un max de blé.

Chaque groupe social varie au fil des années, en fonction de son poids démographique, politique, de l’arrivée de nouvelles idéologiques… Le joueur peut décider d’en favoriser certains et d’en réprimer d’autres. J’ai vite choisi mon camp.

Dans Victoria 3, la population est composée de groupes sociaux dont le nombre et la puissance est directement corrélée aux choix économiques et politiques que vous prenez.

Prenons un petit exemple : dans ma première partie, à la tête de la Suède, j’ai fait évoluer mon économie de majoritairement rurale à majoritairement industrielle. Les ressources en bois et en fer du pays m’ont permis de devenir un gros producteur de papier, de meubles et d’acier. Ce faisant, ma population ouvrière a considérablement augmenté, tandis que la petite portion de capitalistes prospérait. Hélas, ils ne savaient pas à quel démiurge ils avaient à faire : j’ai donc multiplié les lois et les mesures pour amener progressivement mon pays dans le socialisme. 

L’action se déroule entre 1836 et 1936, une période relativement peu couverte par les jeux de stratégies les plus courants

Non sans difficulté : l’Église de Suède était une puissance politique d’autant plus importante qu’elle assurait l’éducation et la santé de mes citoyens, et elle ne cessait de faire campagne contre toutes mes tentatives de législation progressiste. Il a donc fallu d’abord laïciser les hôpitaux et l’éducation pour réduire son influence, ce qui m’a demandé près d’une décennie et de gros investissements publics. Mais cela tombait bien, j’avais nationalisé le chemin de fer, en pleine expansion à cause des échanges intérieurs, et fort rémunérateur.

La première aciérie du monde est en Suède et elle est publique. Victoria 3 vient de mettre en PLS tout BFM Business

L’instauration du protectionnisme économique et de l’imposition proportionnelle de la population dans les années 1855 m’ont permis des investissements économiques et sociaux immenses. Certes, la Suède n’est pas devenue, sous mon règne, une grande puissance militaire ou coloniale (le jeu donne la possibilité de développer ou de dégommer des empires coloniaux), mais le pays le plus égalitaire du jeu. Progressivement, le groupe des ouvriers a pris de l’importance politique au détriment des autres et les institutions ont pu être progressivement transformées : du suffrage censitaire au suffrage réellement universel (avec le vote des femmes) à la République des conseils.

Dans Victoria 3, le socialisme n’est pas la voie de la ruine, bien au contraire.

Dans Victoria 3, le socialisme n’est pas la voie de la ruine, bien au contraire. C’est ce qui a créé un petit scandale chez ses joueurs, visiblement contrariés de ne pas y retrouver le « there is no alternative » ambiant : Radio France rapporte les propos de joueurs contrariés par les gros gains permis par le basculement de l’économie privée dans une économie socialisée, avec coopératives ouvrières à tout niveau : « les capitalistes ne touchent rien, et toute la richesse supplémentaire va aux ouvriers, qui deviennent plus riches. Leur pouvoir d’achat augmente, la demande augmente, leur niveau de vie augmente, l’immigration augmente ». Bref, pour une partie de la communauté des joueurs de Victoria 3, la socialisation des moyens de production ce serait de la triche. Les gars, vous payez déjà le coût du capital dans la vraie vie et vous voulez aussi en pâtir dans un jeu ?!

Comme vous le voyez, le soulèvement militaire des bourgeois est en train de tuer dans l’œuf ma sympathique tentative de réforme sociale dans la France rurale des années 1840. Ce ne serait pas arrivé si j’avais démantelé l’institution militaire et l’avait remplacé par une garde nationale citoyenne : on ne m’y reprendra plus.

Très peu pour moi. Fort de mon succès en Suède, j’ai voulu commencer une partie dans ma terre natale, la France (de 1836). Après avoir localisé toute une partie de l’industrie nationale dans le Poitou (par pur régionalisme), j’ai appliqué les mêmes recettes que dans ma partie suédoise. La fleur au fusil, j’ai instauré le suffrage universel, commencé à créer un embryon de système de santé public, instauré le droit de réunion (dès 1843, contre 1907 dans la vraie vie)…

Une jolie petite leçon révolutionnaire dans Victoria 3 : à vouloir changer un pays trop doucement, on sous-estime la violence des forces sociales qui ont trop à y perdre.

Mais si mon alliance entre la petite bourgeoisie intellectuelle républicaine et le mouvement ouvrier est bien parvenue à instaurer démocratiquement ces mesures, c’était sans compter sur la force révolutionnaire de la bourgeoisie industrielle et des militaires bonapartistes qui, en 1844, ont fomenté une révolution contre mon régime. En 1845, cette révolution a abouti et a conduit à la sécession de toutes les régions de France contre Paris, à l’exception de Marseille et Strasbourg, allez comprendre… Privé de la plus grande force militaire, mon régime politique a succombé à cette insurrection avant même d’avoir pu achever ses réformes économiques. Une jolie petite leçon révolutionnaire dans Victoria 3 :  à vouloir changer un pays trop doucement, on sous-estime la violence des forces sociales qui ont trop à y perdre.

Bourgeois, ne vous réjouissez pas trop vite : je relance une partie et ce coup-ci, je ne vous louperai pas.


Nicolas Framont